Science et méthode/Livre premier, § III

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Science et méthode (Édition définitive) (1908)
E. Flammarion (p. 45-66).

La genèse de l’Invention mathématique est un problème qui doit inspirer le plus vif intérêt au psychologue. C’est l’acte dans lequel l’esprit humain semble le moins emprunter au monde extérieur, où il n’agit ou ne paraît agir que par lui-même et sur lui-même, de sorte qu’en étudiant le processus de la pensée géométrique, c’est ce qu’il y a de plus essentiel dans l’esprit humain que nous pouvons espérer atteindre.

On l’a compris depuis longtemps, et, il y a quelques mois, une revue intitulée l’Enseignement mathématique, et dirigée par MM. Laisant et Fehr, a entrepris une enquête sur les habitudes d’esprit et les méthodes de travail des différents mathématiciens. J’avais arrêté les principaux traits de ma conférence quand les résultats de cette enquête ont été publiés ; je n’ai donc guère pu les utiliser. Je me bornerai à dire que la majorité des témoignages confirment mes conclusions ; je ne dis pas l’unanimité, car, quand on consulte le suffrage universel, on ne peut se flatter de réunir l’unanimité.

Un premier fait doit nous étonner, ou plutôt devrait nous étonner, si nous n’y étions si habitués. Comment se fait-il qu’il y ait des gens qui ne comprennent pas les Mathématiques ? Si les Mathématiques n’invoquent que les règles de la Logique, celles qui sont acceptées par tous les esprits bien faits, si leur évidence est fondée sur des principes qui sont communs à tous les hommes et que nul ne saurait nier sans être fou, comment se fait-il qu’il y ait tant de personnes qui y soient totalement réfractaires ?

Que tout le monde ne soit pas capable d’invention, cela n’a rien de mystérieux. Que tout le monde ne puisse retenir une démonstration qu’il a apprise autrefois, passe encore. Mais que tout le monde ne puisse pas comprendre un raisonnement mathématique au moment où on le lui expose, voilà qui paraît bien surprenant quand on y réfléchit. Et pourtant ceux qui ne peuvent suivre ce raisonnement qu’avec peine sont en majorité ; cela est incontestable, et l’expérience des maîtres de l’enseignement secondaire ne me contredira certes pas.

Et il y a plus ; comment l’erreur est-elle possible en Mathématiques ? Une intelligence saine ne doit pas commettre de faute de logique, et cependant il y a des esprits très fins, qui ne broncheront pas dans un raisonnement court tel que ceux que l’on a à faire dans les actes ordinaires de la vie, et qui sont incapables de suivre ou de répéter sans erreur les démonstrations des Mathématiques qui sont plus longues, mais qui ne sont, après tout, qu’une accumulation de petits raisonnements tout à fait analogues à ceux qu’ils font si facilement. Est-il nécessaire d’ajouter que les bons mathématiciens eux-mêmes ne sont pas infaillibles ?

La réponse me semble s’imposer. Imaginons une longue série de syllogismes, et que les conclusions des premiers servent de prémisses aux suivants ; nous serons capables de saisir chacun de ces syllogismes, et ce n’est pas dans le passage des prémisses à la conclusion que nous risquons de nous tromper. Mais, entre le moment où nous rencontrons pour la première fois une proposition, comme conclusion d’un syllogisme, et celui où nous la retrouvons comme prémisse d’un autre syllogisme, il se sera écoulé parfois beaucoup de temps, on aura déroulé de nombreux anneaux de la chaîne ; il peut donc arriver qu’on l’ait oubliée, ou, ce qui est plus grave, qu’on en ait oublié le sens. Il peut donc se faire qu’on la remplace par une proposition un peu différente, ou que, tout en conservant le même énoncé, on lui attribue un sens un peu différent, et c’est ainsi qu’on est exposé à l’erreur.

Souvent le mathématicien doit se servir d’une règle : naturellement il a commencé par démontrer cette règle ; au moment où cette démonstration était toute fraîche dans son souvenir, il en comprenait parfaitement le sens et la portée, et il ne risquait pas de l’altérer. Mais ensuite il l’a confiée à sa mémoire et il ne l’applique plus que d’une façon mécanique ; alors, si la mémoire lui fait défaut, il peut l’appliquer tout de travers. C’est ainsi, pour prendre un exemple simple et presque vulgaire, que nous faisons quelquefois des fautes de calcul parce que nous avons oublié notre table de multiplication.

A ce compte, l’aptitude spéciale aux Mathématiques ne serait due qu’à une mémoire très sûre, ou bien à une force d’attention prodigieuse. Ce serait une qualité analogue à celle du joueur de whist, qui retient les cartes tombées ; ou bien, pour nous élever d’un degré, à celle du joueur d’échecs, qui peut envisager un nombre très grand de combinaisons et les garder dans sa mémoire. Tout bon mathématicien devrait être en même temps bon joueur d’échecs, et inversement ; il devrait être également un bon calculateur numérique. Certes, cela arrive quelquefois : ainsi Gauss était à la fois un géomètre de génie et un calculateur très précoce et très sûr.

Mais il y a des exceptions, ou plutôt je me trompe ; je ne puis pas appeler cela des exceptions, sans quoi les exceptions seraient plus nombreuses que les cas conformes à la règle. C’est Gauss, au contraire, qui était une exception. Quant à moi, je suis obligé de l’avouer, je suis absolument incapable de faire une addition sans faute. Je serais également un fort mauvais joueur d’échecs ; je calculerais bien qu’en jouant de telle façon, je m’expose à tel danger ; je passerais en revue beaucoup d’autres coups que je rejetterais pour d’autres raisons, et je finirais par jouer le coup d’abord examiné, ayant oublié dans l’intervalle le danger que j’avais prévu.

En un mot, ma mémoire n’est pas mauvaise, mais elle serait insuffisante pour faire de moi un bon joueur d’échecs. Pourquoi donc ne me fait-elle pas défaut dans un raisonnement mathématique difficile, où la plupart des joueurs d’échecs se perdraient ? C’est évidemment parce qu’elle est guidée par la marche générale du raisonnement. Une démonstration mathématique n’est pas une simple juxtaposition de syllogismes : ce sont des syllogismes placés dans un certain ordre, et l’ordre dans lequel ces éléments sont placés est beaucoup plus important que ne le sont ces éléments eux-mêmes. Si j’ai le sentiment, l’intuition, pour ainsi dire, de cet ordre, de façon à apercevoir d’un coup d’œil l’ensemble du raisonnement, je ne dois plus craindre d’oublier l’un des éléments ; chacun d’eux viendra se placer de lui-même dans le cadre qui lui est préparé, et sans que j’aie à faire aucun effort de mémoire.

Il me semble alors, en répétant un raisonnement appris, que j’aurais pu l’inventer ; ou plutôt, même si cela est une illusion, si je ne suis pas assez fort pour créer par moi-même, je le réinvente moi-même, à mesure que je le répète.

On conçoit que ce sentiment, cette intuition de l’ordre mathématique, qui nous fait deviner des harmonies et des relations cachées, ne puisse appartenir à tout le monde. Les uns ne posséderont ni ce sentiment délicat et difficile à définir, ni une force de mémoire et d’attention au-dessus de l’ordinaire, et alors ils seront absolument incapables de comprendre les Mathématiques un peu élevées ; c’est le plus grand nombre. D’autres n’auront ce sentiment qu’à un faible degré, mais ils seront doués d’une mémoire peu commune et d’une grande capacité d’attention. Ils apprendront par cœur les détails les uns après les autres ; ils pourront comprendre les Mathématiques et quelquefois les appliquer, mais ils seront hors d’état de créer. Les autres, enfin, posséderont à un plus ou moins haut degré l’intuition spéciale dont je viens de parler, et alors non seulement ils pourront comprendre les Mathématiques, quand même leur mémoire n’aurait rien d’extraordinaire, mais ils pourront devenir créateurs et chercher à inventer avec plus ou moins de succès, suivant que cette intuition est chez eux plus ou moins développée.

Qu’est-ce, en effet, que l’invention mathématique ? Elle ne consiste pas à faire de nouvelles combinaisons avec des êtres mathématiques déjà connus. Cela, n’importe qui pourrait le faire ; mais les combinaisons que l’on pourrait faire ainsi seraient en nombre fini, et le plus grand nombre est absolument dépourvu d’intérêt. Inventer, cela consiste précisément à ne pas construire les combinaisons inutiles et à construire celles qui sont utiles et qui ne sont qu’une infime minorité. Inventer, c’est discerner, c’est choisir.

Comment doit se faire ce choix, je l’ai expliqué ailleurs ; les faits mathématiques dignes d’être étudiés, ce sont ceux qui, par leur analogie avec d’autres faits, sont susceptibles de nous conduire à la connaissance d’une loi mathématique, de la même façon que les faits expérimentaux nous conduisent à la connaissance d’une loi physique. Ce sont ceux qui nous révèlent des parentés insoupçonnées entre d’autres faits, connus depuis longtemps, mais qu’on croyait à tort étrangers les uns aux autres.

Parmi les combinaisons que l’on choisira, les plus fécondes seront souvent celles qui sont formées d’éléments empruntés à des domaines très éloignés. Je ne veux pas dire qu’il suffise pour inventer de rapprocher des objets aussi disparates que possible ; la plupart des combinaisons qu’on formerait ainsi seraient entièrement stériles ; mais quelques-unes d’entre elles, bien rares, sont les plus fécondes de toutes.

Inventer, je l’ai dit, c’est choisir ; mais le mot n’est peut-être pas tout à fait juste. Il fait penser à un acheteur à qui l’on présente un grand nombre d’échantillons, qui les examine l’un après l’autre de façon à faire son choix. Ici les échantillons seraient tellement nombreux qu’une vie entière ne suffirait pas pour les examiner. Ce n’est pas ainsi que les choses se passent. Les combinaisons stériles ne se présenteront même pas à l’esprit de l’inventeur. Dans le champ de sa conscience n’apparaîtront jamais que les combinaisons réellement utiles, et quelques autres qu’il rejettera, mais qui participent un peu des caractères des combinaisons utiles. Tout se passe comme si l’inventeur était un examinateur du deuxième degré, qui n’aurait plus à interroger que les candidats déclarés admissibles après une première épreuve.

Mais ce que j’ai dit jusqu’ici, c’est ce qu’on peut observer ou inférer en lisant les écrits des géomètres, à la condition de faire cette lecture avec quelque réflexion.

Il est temps de pénétrer plus avant et de voir ce qui se passe dans l’âme même du mathématicien. Pour cela, je crois que ce que j’ai de mieux à faire, c’est de rappeler des souvenirs personnels. Seulement, je vais me circonscrire et vous raconter seulement comment j’ai écrit mon premier Mémoire sur les fonctions fuchsiennes. Je vous demande pardon, je vais employer quelques expressions techniques ; mais elles ne doivent pas vous effrayer, vous n’avez aucun besoin de les comprendre. Je dirai, par exemple : J’ai trouvé la démonstration de tel théorème dans telles circonstances ; ce théorème aura un nom barbare, que beaucoup d’entre vous ne connaîtront pas, mais cela n’a aucune importance ; ce qui est intéressant pour le psychologue, ce n’est pas le théorème, ce sont les circonstances.

Depuis quinze jours, je m’efforçais de démontrer qu’il ne pouvait exister aucune fonction analogue à ce que j’ai appelé depuis les fonctions fuchsiennes ; j’étais alors fort ignorant ; tous les jours, je m’asseyais à ma table de travail, j’y passais une heure ou deux, j’essayais un grand nombre de combinaisons et je n’arrivais à aucun résultat. Un soir, je pris du café noir contrairement à mon habitude ; je ne pus m’endormir ; les idées surgissaient en foule ; je les sentais comme se heurter, jusqu’à ce que deux d’entre elles s’accrochassent pour ainsi dire pour former une combinaison stable. Le matin, j’avais établi l’existence d’une classe de fonctions fuchsiennes, celles qui dérivent de la série hypergéométrique ; je n’eus plus qu’à rédiger les résultats, ce qui ne me prit que quelques heures.

Je voulus ensuite représenter ces fonctions par le quotient de deux séries ; cette idée fut parfaitement consciente et réfléchie ; l’analogie avec les fonctions elliptiques me guidait. Je me demandai quelles devaient être les propriétés de ces séries si elles existaient, et j’arrivai sans difficulté à former les séries que j’ai appelées thétafuchsiennes.

A ce moment, je quittai Caen, que j’habitais alors, pour prendre part à une course géologique entreprise par l’École des Mines. Les péripéties du voyage me firent oublier mes travaux mathématiques ; arrivés à Coutances, nous montâmes dans un omnibus pour je ne sais quelle promenade ; au moment où je mettais le pied sur le marche-pied, l’idée me vint, sans que rien de mes pensées antérieures parut m’y avoir préparé, que les transformations dont j’avais fait usage pour définir les fonctions fuchsiennes sont identiques à celles de la Géométrie non-euclidienne. Je ne fis pas la vérification ; je n’en aurais pas eu le temps, puisque, à peine assis dans l’omnibus, je repris la conversation commencée, mais j’eus tout de suite une entière certitude. De retour à Caen, je vérifiai le résultat à tête reposée pour l’acquit de ma conscience.

Je me mis alors à étudier des questions d’Arithmétique sans grand résultat apparent et sans soupçonner que cela pût avoir le moindre rapport avec mes recherches antérieures. Dégoûté de mon insuccès, j’allai passer quelques jours au bord de la mer, et je pensai à tout autre chose. Un jour, en me promenant sur une falaise, l’idée me vint, toujours avec les mêmes caractères de brièveté, de soudaineté et de certitude immédiate, que les transformations arithmétiques des formes quadratiques ternaires indéfinies sont identiques à celles de la Géométrie non euclidienne.

Étant revenu à Caen, je réfléchis sur ce résultat, et j’en tirai les conséquences ; l’exemple des formes quadratiques me montrait qu’il y a des groupes fuchsiens autres que ceux qui correspondent à la série hypergéométrique ; je vis que je pouvais leur appliquer la théorie des séries thétafuchsiennes et que, par conséquent, il existe des fonctions fuchsiennes autres que celles qui dérivent de la série hypergéométrique, les seules que je connusse jusqu’alors. Je me proposai naturellement de former toutes ces fonctions ; j’en fis un siège systématique et j’enlevai l’un après l’autre tous les ouvrages avancés ; il y en avait un, cependant, qui tenait encore et dont la chute devait entraîner celle du corps de place. Mais tous mes efforts ne servirent d’abord qu’à me mieux faire connaître la difficulté, ce qui était déjà quelque chose. Tout ce travail fut parfaitement conscient.

Là-dessus, je partis pour le Mont Valérien, où je devais faire mon service militaire ; j’eus donc des préoccupations très différentes. Un jour, en traversant le boulevard, la solution de la difficulté qui m’avait arrêté m’apparut tout à coup. Je ne cherchai pas à l’approfondir immédiatement, et ce fut seulement après mon service que je repris la question. J’avais tous les éléments, je n’avais qu’à les rassembler et à les ordonner. Je rédigeai donc mon Mémoire définitif d’un trait et sans aucune peine.

Je me bornerai à cet exemple unique ; il est inutile de les multiplier ; en ce qui concerne mes autres recherches, j’aurais à vous faire des récits tout à fait analogues ; et les observations rapportées par d’autres mathématiciens dans l’enquête de l’Enseignement mathématique ne pourraient que les confirmer.

Ce qui frappera tout d’abord, ce sont ces apparences d’illumination subite, signes manifestes d’un long travail inconscient antérieur ; le rôle de ce travail inconscient, dans l’invention mathématique, me paraît incontestable et l’on en trouverait des traces dans d’autres cas où il est moins évident. Souvent, quand on travaille une question difficile, on ne fait rien de bon la première fois qu’on se met à la besogne ; ensuite, on prend un repos plus ou moins long, et on s’assoit de nouveau devant sa table. Pendant la première demi-heure, on continue à ne rien trouver ; puis, tout à coup, l’idée décisive se présente à l’esprit. On pourrait dire que le travail conscient a été plus fructueux parce qu’il a été interrompu et que le repos a rendu à l’esprit sa force et sa fraîcheur. Mais il est plus probable que ce repos a été rempli par un travail inconscient, et que le résultat de ce travail s’est révélé ensuite au géomètre, tout à fait comme dans les cas que j’ai cités ; seulement la révélation, au lieu de se faire jour pendant une promenade ou un voyage, s’est produite pendant une période de travail conscient, mais indépendamment de ce travail, qui joue tout au plus un rôle de déclenchement, comme s’il était l’aiguillon qui aurait excité les résultats déjà acquis pendant le repos, mais restés inconscients, à revêtir la forme consciente.

Il y a une autre remarque à faire au sujet des conditions de ce travail inconscient : c’est qu’il n’est possible et, en tout cas, qu’il n’est fécond que s’il est, d’une part, précédé, et, d’autre part, suivi d’une période de travail conscient. Jamais (et les exemples que je vous ai cités le prouvent déjà suffisamment) ces inspirations subites ne se produisent sinon après quelques jours d’efforts volontaires, qui ont paru absolument infructueux et où l’on a cru ne rien faire de bon, où il semble qu’on a fait totalement fausse route. Ces efforts n’ont donc pas été aussi stériles qu’on le pense ; ils ont mis en branle la machine inconsciente, et sans eux elle n’aurait pas marché et elle n’aurait rien produit.

La nécessité de la seconde période de travail conscient, après l’inspiration, se comprend mieux encore. Il faut mettre en œuvre les résultats de cette inspiration, en déduire les conséquences immédiates, les ordonner, rédiger les démonstrations. Mais surtout il faut les vérifier. Je vous ai parlé du sentiment de certitude absolue qui accompagne l’inspiration ; dans les cas cités, ce sentiment n’était pas trompeur, et le plus souvent, il en est ainsi ; mais il faut se garder de croire que ce soit une règle sans exception ; souvent ce sentiment nous trompe, sans pour cela être moins vif, et l’on ne s’en aperçoit que quand on cherche à mettre la démonstration sur pied. J’ai observé surtout le fait pour les idées qui me sont venues le matin ou le soir dans mon lit, dans un état semi-hypnagogique.

Tels sont les faits, et voici maintenant les réflexions qu’ils nous imposent. Le moi inconscient ou, comme on dit, le moi subliminal joue un rôle capital dans l’invention mathématique ; cela résulte de tout ce qui précède. Mais on considère d’ordinaire le moi subliminal comme purement automatique. Or nous avons vu que le travail mathématique n’est pas un simple travail mécanique, qu’on ne saurait le confier à une machine, quelque perfectionnée qu’on la suppose. Il ne s’agit pas seulement d’appliquer des règles, de fabriquer le plus de combinaisons possibles d’après certaines lois fixes. Les combinaisons ainsi obtenues seraient extrêmement nombreuses, inutiles et encombrantes. Le véritable travail de l’inventeur consiste à choisir entre ces combinaisons, de façon à éliminer celles qui sont inutiles ou plutôt à ne pas se donner la peine de les faire. Et les règles qui doivent guider ce choix sont extrêmement fines et délicates ; il est à peu près impossible de les énoncer dans un langage précis ; elles se sentent plutôt qu’elles ne se formulent ; comment, dans ces conditions, imaginer un crible capable de les appliquer mécaniquement ?

Et alors une première hypothèse se présente à nous ; le moi subliminal n’est nullement inférieur au moi conscient ; il n’est pas purement automatique, il est capable de discernement, il a du tact, de la délicatesse ; il sait choisir, il sait deviner. Que dis-je ? Il sait mieux deviner que le moi conscient, puisqu’il réussit là où celui-ci avait échoué. En un mot, le moi subliminal n’est-il pas supérieur au moi conscient ? Vous comprenez toute l’importance de cette question. M. Boutroux, dans une conférence récente, vous a montré comment elle s’était posée à des occasions toutes différentes et quelles conséquences entraînerait une réponse affirmative. (Voir aussi du même auteur, Science et religion, page 313, sqq.)

Cette réponse affirmative nous est-elle imposée par les faits que je viens de vous exposer ? J’avoue que, pour ma part, je ne l’accepterais pas sans répugnance. Revoyons donc les faits et cherchons s’ils ne comporteraient pas une autre explication.

Il est certain que les combinaisons qui se présentent à l’esprit, dans une sorte d’illumination subite, après un travail inconscient un peu prolongé, sont généralement des combinaisons utiles et fécondes, qui semblent le résultat d’un premier triage. S’ensuit-il que le moi subliminal, ayant deviné par une intuition délicate que ces combinaisons pouvaient être utiles, n’a formé que celles-là, ou bien en a-t-il formé beaucoup d’autres qui étaient dépourvues d’intérêt et qui sont demeurées inconscientes.

Dans cette seconde manière de voir, toutes les combinaisons se formeraient par suite de l’automatisme du moi subliminal, mais, seules, celles qui seraient intéressantes pénétreraient dans le champ de la conscience. Et cela est encore très mystérieux. Quelle est la cause qui fait que, parmi les mille produits de notre activité inconsciente, il y en a qui sont appelés à franchir le seuil, tandis que d’autres restent en deçà ? Est-ce un simple hasard qui leur confère ce privilège ? Évidemment non ; parmi toutes les excitations de nos sens, par exemple, les plus intenses seules retiendront notre attention, à moins que cette attention n’ait été attirée sur elles par d’autres causes. Plus généralement, les phénomènes inconscients privilégiés, ceux qui sont susceptibles de devenir conscients, ce sont ceux qui, directement ou indirectement, affectent le plus profondément notre sensibilité.

On peut s’étonner de voir invoquer la sensibilité à propos de démonstrations mathématiques, qui, semble-t-il, ne peuvent intéresser que l’intelligence. Ce serait oublier le sentiment de la beauté mathématique, de l’harmonie des nombres et des formes, de l’élégance géométrique. C’est un véritable sentiment esthétique que tous les vrais mathématiciens connaissent. Et c’est bien là de la sensibilité.

Or, quels sont les êtres mathématiques auxquels nous attribuons ce caractère de beauté et d’élégance et qui sont susceptibles de développer en nous une sorte d’émotion esthétique ? Ce sont ceux dont les éléments sont harmonieusement disposés, de façon que l’esprit puisse sans effort en embrasser l’ensemble tout en pénétrant les détails. Cette harmonie est à la fois une satisfaction pour nos besoins esthétiques et une aide pour l’esprit, qu’elle soutient et qu’elle guide. Et, en même temps, en mettant sous nos yeux un tout bien ordonné, elle nous fait pressentir une loi mathématique. Or, nous l’avons dit plus haut, les seuls faits mathématiques dignes de retenir notre attention et susceptibles d’être utiles sont ceux qui peuvent nous faire connaître une loi mathématique. De sorte que nous arrivons à la conclusion suivante : Les combinaisons utiles, ce sont précisément les plus belles, je veux dire celles qui peuvent le mieux charmer cette sensibilité spéciale que tous les mathématiciens connaissent, mais que les profanes ignorent au point qu’ils sont souvent tentés d’en sourire.

Qu’arrive-t-il alors ? Parmi les combinaisons en très grand nombre que le moi subliminal a aveuglément formées, presque toutes sont sans intérêt et sans utilité, mais par cela même elles sont sans action sur la sensibilité esthétique ; la conscience ne les connaîtra jamais ; quelques-unes seulement sont harmonieuses, et par suite à la fois utiles et belles ; elles seront capables d’émouvoir cette sensibilité spéciale du géomètre dont je viens de vous parler, et qui, une fois excitée, appellera sur elles notre attention, et leur donnera ainsi l’occasion de devenir conscientes.

Ce n’est là qu’une hypothèse, et cependant voici une observation qui pourrait la confirmer : Quand une illumination subite envahit l’esprit du mathématicien, il, arrive le plus souvent qu’elle ne le trompe pas ; mais il arrive aussi quelquefois, je l’ai dit, qu’elle ne supporte pas l’épreuve d’une vérification ; eh bien, on remarque presque toujours que cette idée fausse, si elle avait été juste, aurait flatté, notre instinct naturel de l’élégance mathématique.

Ainsi c’est cette sensibilité esthétique spéciale qui joue le rôle du crible délicat dont je parlais plus haut, et cela fait comprendre assez pourquoi celui qui en est dépourvu ne sera jamais un véritable inventeur.

Toutes les difficultés n’ont pas disparu cependant ; le moi conscient est étroitement borné ; quant au moi subliminal, nous n’en connaissons pas les limites, et c’est pourquoi nous ne répugnons pas trop à supposer qu’il a pu former en peu de temps plus de combinaisons diverses que la vie entière d’un être conscient ne pourrait en embrasser. Ces limites existent cependant ; est-il vraisemblable qu’il puisse former toutes les combinaisons possibles, dont le nombre effrayerait l’imagination ; cela semblerait nécessaire néanmoins, car, s’il ne produit qu’une petite partie de ces combinaisons, et s’il le fait au hasard, il y aura bien peu de chances pour que la bonne, celle qu’on doit choisir, se trouve parmi elles.

Peut-être faut-il chercher l’explication dans cette période de travail conscient préliminaire qui précède toujours tout travail inconscient fructueux. Qu’on me permette une comparaison grossière. Représentons-nous les éléments futurs de nos combinaisons comme quelque chose de semblable aux atomes crochus d’Épicure. Pendant le repos complet de l’esprit, ces atomes sont immobiles, ils sont pour ainsi dire accrochés au mur : ce repos complet peut donc se prolonger indéfiniment sans que ces atomes se rencontrent, et, par conséquent, sans qu’aucune combinaison puisse se produire entre eux.

Au contraire, pendant une période de repos apparent et de travail inconscient, quelques-uns d’entre eux sont détachés du mur et mis en mouvement. Ils sillonnent dans tous les sens l’espace, j’allais dire la pièce où ils sont enfermés, comme pourrait le faire, par exemple, une nuée de moucherons, ou, si vous préférez une comparaison plus savante, comme le font les molécules gazeuses dans la théorie cinétique des gaz. Leurs chocs mutuels peuvent alors produire des combinaisons nouvelles.

Quel va être le rôle du travail conscient préliminaire ? C’est évidemment de mobiliser quelques-uns de ces atomes, de les décrocher du mur et de les mettre en branle. On croit qu’on n’a rien fait de bon parce qu’on a remué ces éléments de mille façons diverses pour chercher à les assembler et qu’on n’a pu trouver d’assemblage satisfaisant. Mais, après cette agitation qui leur a été imposée par notre volonté, ces atomes ne rentrent pas dans leur repos primitif. Ils continuent librement leur danse. Or, notre volonté ne les a pas choisis au hasard, elle poursuivait un but parfaitement déterminé ; les atomes mobilisés ne sont donc pas des atomes quelconques ; ce sont ceux dont on peut raisonnablement attendre la solution cherchée. Les atomes mobilisés vont alors subir des chocs, qui les feront entrer en combinaison, soit entre eux, soit avec d’autres atomes restés immobiles et qu’ils seront venus heurter dans leur course. Je vous demande pardon encore une fois ; ma comparaison est bien grossière, mais je ne sais trop comment je pourrais faire comprendre autrement ma pensée.

Quoi qu’il en soit, les seules combinaisons qui ont chance de se former, ce sont celles où l’un des éléments, au moins, est l’un de ces atomes librement choisis par notre volonté. Or, c’est évidemment parmi elles que se trouve ce que j’appelais tout à l’heure la bonne combinaison. Peut-être y a-t-il là un moyen d’atténuer ce qu’il y avait de paradoxal dans l’hypothèse primitive.

Autre observation. Il n’arrive jamais que le travail inconscient nous fournisse tout fait le résultat d’un calcul un peu long, où l’on n’a qu’à appliquer des règles fixes. On pourrait croire que le moi subliminal, tout automatique, est particulièrement apte à ce genre de travail, qui est en quelque sorte exclusivement mécanique. Il semble qu’en pensant le soir aux facteurs d’une multiplication, on pourrait espérer trouver le produit tout fait à son réveil, ou bien encore qu’un calcul algébrique, une vérification, par exemple, pourrait se faire inconsciemment. Il n’en est rien, l’observation le prouve. Tout ce qu’on peut espérer de ces inspirations, qui sont les faits du travail inconscient, ce sont des points de départ pour de semblables calculs ; quant aux calculs eux-mêmes, il faut les faire dans la seconde période de travail conscient, celle qui suit l’inspiration, celle où l’on vérifie les résultats de cette inspiration et où l’on en tire les conséquences. Les règles de ces calculs sont strictes et compliquées ; elles exigent la discipline, l’attention, la volonté et, par suite, la conscience. Dans le moi subliminal règne, au contraire, ce que j’appellerais la liberté, si l’on pouvait donner ce nom à la simple absence de discipline et au désordre né du hasard. Seulement ce désordre même permet des accouplements inattendus.

Je ferai une dernière remarque : Quand je vous ai exposé plus haut quelques observations personnelles, j’ai parlé d’une nuit d’excitation, où je travaillais comme malgré moi ; les cas où il en est ainsi sont fréquents, et il n’est pas nécessaire que l’activité cérébrale anormale soit causée par un excitant physique comme celui que j’ai cité. Eh bien, il semble que, dans ce cas, on assiste soi-même à son propre travail inconscient, qui est devenu partiellement perceptible à la conscience surexcitée et qui n’à pas pour cela changé de nature. On se rend alors vaguement compte de ce qui distingue les deux mécanismes ou, si vous voulez, les méthodes de travail des deux « moi ». Et les observations psychologiques que j’ai pu faire ainsi me semblent confirmer dans leurs traits généraux les vues que je viens d’émettre.

Certes, elles en ont bien besoin, car elles sont et restent, malgré tout, bien hypothétiques : l’intérêt de la question est si grand pourtant que je ne me repens pas de les avoir soumises au lecteur.