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Sculpteurs modernes — Benoît Fogelberg

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Sculpteurs modernes — Benoît Fogelberg
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 10 (p. 1265-1284).

SCULPTEURS MODERNES




BENOIT FOGELBERG.





Benoît Fogelberg, dont la Suède déplore la perte récente, était né dans la petite ville de Gothenbourg ; son père était fondeur en cuivre, et possédait un talent particulier pour ciseler des ornemens sur les cloches. Dès sa plus tendre enfance, Benoît manifesta un goût très prononcé pour les arts du dessin, et surtout pour la sculpture. Tout ce qu’il trouvait sous sa main lui servait à contenter sa passion. N’ayant pas de terre à modeler, il épiait l’heure où sa mère revenait du marché, et, dès qu’elle avait tourné le dos, il s’emparait des navets qu’elle avait rapportés pour les tailler avec son couteau et les transformer en figures, au grand scandale de la ménagère. Le père, plus indulgent et plus éclairé, comprit de bonne heure sa vocation, et fit tout ce qui dépendait de lui pour la seconder. À quatorze ans, Benoît Fogelberg quittait les bancs de l’école, où il avait puisé les premiers élémens d’une éducation générale, et entrait à l’académie des beaux-arts de Stockholm. À cette époque, c’est-à-dire en 1801, car Benoît était né en 1787, la Suède était encore dominée par le déplorable goût du règne de Louis XV. Pour les professeurs de Stockholm, cet art bâtard et mesquin était l’art suprême ; ils ne voyaient rien au-delà, rien en-deçà ; en d’autres termes, ils avaient complètement perdu la notion de la vraie beauté, ou peut-être ne l’avaient-ils jamais entrevue. Le jeune Benoît, doué d’une sagacité singulière, s’aperçut bien vite que ses maîtres faisaient fausse route, et malgré son âge, qui lui commandait la docilité, puisqu’il n’avait encore sculpté que les légumes rapportés du marché par sa mère, il entama une guerre d’épigrammes contre l’enseignement académique, et les rieurs se rangèrent souvent de son côté. D’ailleurs son indiscipline n’avait rien à démêler avec la paresse. Il se montrait volontiers docile pour tout ce qui regardait les procédés matériels du métier ; mais, dès qu’il s’agissait du choix des types à copier, son instinct railleur reprenait le dessus, et les épigrammes pleuvaient de plus belle.

Il y avait alors à Stockholm un sculpteur d’un mérite éminent, Sergell, dont le talent n’était pas généralement apprécié, et qui plus d’une fois avait eu maille à partir avec les professeurs de l’académie le jeune Benoît, recommandé à Sergell par son père ou entraîné vers lui par la finesse native de son goût, s’enivrait de sa conversation. Le vieux maître, qui dans sa longue carrière avait rencontré de nombreux contradicteurs, encourageait le jeune homme dans sa résistance ; il lui parlait avec enthousiasme de l’antiquité, des débris de l’art grec réunis en Italie, car Sergell avait étudié plusieurs années en Italie. Ces entretiens, souvent renouvelés, firent une impression profonde sur l’esprit de Fogelberg ; dès lors l’Italie devint son rêve, le terme idéal de tous ses vœux. Sur son lit de mort, Sergell lui répétait ce qu’il lui avait déjà dit tant de fois : « Si tu veux connaître la vraie beauté, si tu veux la contempler dans toute sa splendeur, il faut voir, il faut étudier l’Italie. Là, tu trouveras réunis les plus beaux débris de l’art grec, et quand tu en auras pénétré le sens divin, pour compléter ton éducation, tu pourras t’enivrer à loisir de la beauté vivante. Les types merveilleux qui marcheront devant toi t’expliqueront, dans une langue nouvelle, les œuvres du ciseau grec. »

Ces paroles, recueillies avidement de la bouche mourante de Sergell, contiennent le programme de la vie entière de Fogelberg. Tout ce qu’il a fait, tout ce qu’il a voulu, tout ce qu’il a tenté, n’est que l’accomplissement de ce conseil suprême. Toute la vie de Fogelberg, vie laborieuse et magnifiquement remplie, repose sur l’interprétation de l’art antique par la nature, et sur l’interprétation de la nature par l’art antique : c’est-à-dire, pour tous ceux qui ont l’intelligence ouverte, pour tous ceux qui connaissent les conditions fondamentales des arts du dessin, que Fogelberg n’a pas cessé un seul jour de marcher d’accord avec les théories les plus élevées que l’intelligence humaine ait jamais construites sur la notion et l’expression du beau. Sous ce rapport, sa vie et ses travaux nous offrent un vif intérêt. Non-seulement en effet il a entrevu le but vrai, le but suprême de l’art ; non-seulement, éclairé par les entretiens de Sergell, il a compris nettement ce qu’il avait entrevu, mais une fois engagé dans la route que lui indiquaient son instinct et le savoir de son maître, il n’a pas bronché, il n’a pas dévié un seul instant. Les désirs confus qui l’agitaient à l’âge de quatorze ans sont devenus plus tard une volonté persévérante, une volonté inflexible : toutes ses œuvres sont là pour attester le caractère inébranlable de sa résolution. Aussi je ne crains pas de recommander la vie de Fogelberg comme un des enseignemens les plus féconds qui puissent être offerts à la jeunesse. La sagacité de son esprit, sa volonté tenace et inébranlable doivent être proposées comme un exemple et un encouragement. Né sous un ciel ingrat, n’ayant pas sous ses yeux le type vivant de la beauté, il a souhaité ardemment, il a presque deviné ce qui lui manquait pour réaliser son idéal, et une fois en possession de la vérité, il n’a rien négligé pour conformer sa vie à sa pensée. Les deux sources d’enseignement choisies par Fogelberg, sources vives et abondantes où il puisait à toute heure, la tradition et la nature, résument l’art tout entier dans son passé, dans son avenir. La tradition sans la nature mène à la routine, à la monotonie ; la nature sans la tradition, quel que soit le talent de l’imitateur, n’enfantera jamais que des œuvres prosaïques : c’est ce que Fogelberg avait compris à merveille, et tous ses travaux ne sont qu’une démonstration vivante de cette vérité.

Les professeurs de Stockholm étaient loin de partager son avis, puisqu’ils tenaient pour le goût Louis XV ; aussi je n’ai pas de peine à croire qu’en sollicitant du gouvernement suédois une pension qui permit à leur élève indocile d’aller étudier hors de son pays, ils cédèrent plutôt au désir de se débarrasser d’un railleur incommode qu’à l’espérance de développer son talent. Que leur intervention fût d’abord égoïste ou généreuse, peu nous importe. Elle réussit pleinement, et Benoît Fogelberg partit pour l’Allemagne en 1818 ; il avait alors trente et un ans. Ainsi sa lutte avec ses professeurs n’avait pas duré moins de dix-sept ans, et pendant ce long espace de temps ses idées ne s’étaient pas troublées, sa volonté n’avait pas fléchi. Rare exemple de persévérance ! à trente et un ans, il gardait encore toute l’énergie de sa première conviction. Après une lut le de dix-sept ans, il voulait encore ce qu’il avait voulu au début ; il quittait la Suède plein d’ardeur et d’espérance.

Fogelberg ne fit pas un long séjour en Allemagne : sans doute il n’y trouvait pas ce qu’il souhaitait si ardemment et depuis si longtemps, un enseignement fondé sur l’intelligence et l’interprétation de l’art antique. Avant de franchir les Alpes, avant de pénétrer dans cette chère Italie, terme suprême de tous ses rêves, il voulut voir la France, et se rendit à Paris. Il espérait y rencontrer quelque maître habile, sincèrement épris de l’antiquité, qui, par ses entretiens et ses leçons, le préparerait à des études personnelles et libres. Son espérance ne fut pas déçue La voix publique lui désignait Pierre Guérin, l’auteur de Marcus Sextus. Aujourd’hui que les voyages sont devenus plus faciles et plus fréquens, aujourd’hui que nous pouvons, sans quitter Paris, consulter à loisir les plus belles œuvres du ciseau grec et du ciseau romain, grâce aux moulages qui se multiplient, nous avons quelque peine à comprendre l’enthousiasme excité par Pierre Guérin ; mais si nous consentons à nous reporter par la pensée vers l’année 1818, notre étonnement s’évanouit. Pierre Guérin, qui serait aujourd’hui en-deçà des idées accréditées chez les hommes qui ont étudié l’histoire entière de l’art grec et de l’art romain, était, vers 1818, un des esprits les plus avancés de notre pays pour toutes les questions qui se rattachent à l’intelligence, à l’expression de la beauté. On peut donc affirmer que le choix de Fogelberg fut des plus heureux. Si plus tard il sentit le besoin d’élargir le cercle de sa pensée et de secouer peu à peu le joug d’un enseignement exclusif, il n’en est pas moins vrai qu’il trouva dans les leçons de Pierre Guérin une nourriture substantielle. Dévoré d’une soif ardente de savoir, il se plaça résolument sous la discipline de ce maître austère. Dès qu’il eut entendu ses conseils, il les suivit avec la docilité d’un enfant : il comprenait qu’avec un pareil maître l’obéissance absolue était la première condition du progrès. Pendant dix-huit mois, il fréquenta sans relâche l’atelier de Pierre Guérin, dessinant tantôt d’après la bosse, tantôt d’après le modèle vivant, écoutant d’une oreille attentive les moindres avis que le maître voulait bien lui donner, oubliant volontiers qu’il était déjà parvenu à la virilité, ou plutôt trouvant dans le nombre même des années révolues une source nouvelle d’ardeur et d’émulation. S’il entrevoyait quelque chose au-delà des préceptes posés par le maître, il gardait pour lui-même l’idée qu’il avait aperçue, se réservant de la contrôler, de la vérifier plus tard. Quoi qu’on puisse penser des œuvres de Pierre Guérin, il est certain que ses leçons n’étaient pas mauvaises, puisque Géricault et Fogelberg sont sortis de son atelier. De tels élèves suffisent pour démontrer la valeur de l’enseignement qu’ils ont reçu. Tous ceux qui ont connu Fogelberg pendant son séjour en France se souviennent avec admiration de sa persévérance, de son assiduité. Heureux enfin d’avoir trouvé un maître qui le comprenait et qui lui inspirait confiance, il s’efforçait de regagner le temps perdu à l’académie de Stockholm. Il lui semblait retrouver dans la voix de Pierre Guérin un écho de la voix de Sergell ; aussi recommençait-il sans dépit, sans impatience, tous les traits désapprouvés par le maître. Au bout de dix-huit mois, il maniait le crayon avec une rare dextérité, et interprétait le modèle vivant dans le style le plus élevé. Dans les dernières années de sa vie, il parlait encore avec reconnaissance des leçons de Pierre Guérin.

Cependant il comprenait la nécessité, avant de partir pour l’Italie, de joindre au maniement du crayon le maniement de l’ébauchoir, et de modeler d’après nature. Je dois avouer franchement qu’il ne fut pas aussi heureux, aussi bien inspiré dans le choix de son second maître que dans le choix du premier. Pour justifier mon aveu, il me suffit de nommer Bosio. Si Pierre Guérin était souvent exclusif, du moins il ne perdait jamais de vue le but élevé que l’art doit se proposer. Bosio n’avait que des idées mesquines, et toutes les œuvres qu’il a laissées le démontrent surabondamment. Quand il avait le titre et les émolumens de premier sculpteur du roi, il comptait de nombreux courtisans, et la foule ignorante le prenait pour un artiste habile. Aujourd’hui ses œuvres sont réduites à leur juste valeur et forcées de se défendre elles-mêmes. Or quiconque a de bons yeux et quelque peu de goût ne peut prendre au sérieux ni la statue de Louis XIV, ni les bas-reliefs du piédestal, ni le quadrige de l’arc du Carrousel, ni même la nymphe Salmacis, qui fut pourtant vantée avec acharnement comme un prodige de finesse. Pour les intelligences qui prennent la peine de réfléchir, Bosio n’est pas même un sculpteur de troisième ordre. Nous avons donc le droit de regretter qu’un esprit aussi délicat que Fogelberg se soit fourvoyé dans l’atelier d’un tel maître. Heureusement pour lui, il n’y demeura pas longtemps, soit que son rêve d’Italie absorbât toutes ses facultés, soit qu’il comprit le néant de cet enseignement. Toutefois, pendant les quelques mois qu’il passa chez Bosio, il eut l’avantage de modeler d’après des types plus riches, plus variés, plus beaux que les types du Nord. Sous ce rapport, ses nouvelles études ne furent pas pour lui sans profit. En effet, si Bosio s’attachait volontiers aux détails les plus puérils de la nature vivante, s’il copiait lui-même et recommandait à ses élèves de copier les moindres plis de la peau, il ne dépendait pas de lui d’appauvrir le modèle ; et comme son atelier, par des raisons étrangères à l’art, était fréquenté par une jeunesse nombreuse, il y avait chez lui un grand choix de modèles. Pour un esprit aussi pénétrant que celui de Fogelberg, cette variété de types compensait largement l’insuffisance et la mesquinerie de l’enseignement. D’ailleurs, après avoir dessiné pendant dix-huit mois chez Pierre Guérin, il n’avait pas grand’chose à redouter des leçons de Bosio. S’il consentait, pour faire preuve de docilité, à l’imitation littérale et prosaïque de la réalité, il savait désormais à quoi s’en tenir sur la valeur de cette imitation, et ne comptait pas la poursuivre obstinément. Le champ de sa pensée s’agrandissait de jour en jour ; ce qu’il avait entrevu par la seule force de son instinct, ce que Sergell et Pierre Guérin lui avaient confirmé, il n’était pas donné à Bosio de l’effacer ou de le réfuter. J’incline même à croire que la comparaison de ce dernier maître avec les deux premiers affermit Fogelberg dans sa foi esthétique. Une telle conjecture n’a rien de téméraire.

Fogelberg repartit enfin pour l’Italie ; il arrivait à Rome en 1820 ; il avait alors trente-trois ans. Ceux qui l’ont connu à cette époque de sa vie se rappellent sa joie et son éblouissement en présence des chefs-d’œuvre de la statuaire antique dont Sergell et Pierre Guérin l’avaient si souvent entretenu. Malgré ses études persévérantes et son goût natif, il éprouvait un embarras singulier que chacun de nous voudrait connaître, l’embarras des richesses ; mais il triompha bientôt de cette première émotion, et la sagacité qui ne l’abandonnait jamais lui désignait au bout de quelques jours les modèles qu’il devait consulter assidûment. Il était venu à Rome pour y passer quelques années, n’espérant pas que la munificence du gouvernement suédois lui permit d’y achever sa vie ; mais Rome avait pour lui un attrait si puissant, qu’il ne put jamais se résoudre à la quitter, si ce n’est pour quelques rares voyages que lui prescrivait l’état de sa santé. Je l’ai rencontré à Rome en 1840 ; il avait alors cinquante-trois ans. Sa conversation était charmante et pleine de feu. Les merveilles du Vatican et du Capitole amenaient sur ses lèvres des paroles qui n’appartiennent guère qu’à la jeunesse. Il y avait dans son goût une délicatesse, une pénétration qui révélaient des facultés éminentes et l’habitude de la réflexion. Son admiration ne se prodiguait pas et ne s’adressait qu’aux morceaux exquis. Je me souviens d’une statue d’Hercule en bronze doré, qui se voit au Capitole, dont le torse et les membres sont percés à jour par la vétusté. Fogelberg ne se lassait pas de l’étudier, et s’étonnait naïvement de l’indifférence des visiteurs pour ce chef-d’œuvre de l’art antique. Il prouvait par de très bonnes raisons que si cet Hercule ne venait pas de Grèce, c’était au moins l’œuvre d’un artiste grec établi à Rome, quelque réplique de Lysippe ou de Polyclète. C’était plaisir de l’entendre parler sur un sujet qu’il connaissait si bien. Tandis qu’il ennuierait toutes les beautés de cet Hercule rongé par un long enfouissement, et qui pour les ignorans n’avait guère plus de valeur qu’une écumoire, son œil s’allumait, et son accent, habituellement empreint de bonhomie, laissait deviner un dédain profond pour les touristes empressés qui prétendent voir Rome en huit jours, et pour les artistes routiniers qui admirent sur parole, sans prendre la peine de s’éclairer par eux-mêmes. Il parlait de ses études sans orgueil, des bévues dont il était témoin sans amertume : aussi chacun se sentait attiré vers lui, et jamais on ne le quittait sans avoir appris quelque chose, car il savait Rome par cœur, et sur chacun de ses monumens il avait fait des remarques pénétrantes, capables d’étonner l’antiquaire le plus savant, l’homme du goût le plus fin. Sur le Laocoon, sur le Méléagre, sur le torse mutilé de l’Hercule au repos, il avait à dire quelque chose de nouveau, qu’une étude attentive lui avait révélé, et jamais le désir d’exciter la surprise ne lui suggérait un paradoxe. Un jour nous parlions ensemble de l’Apollon du Belvédère, qu’on est habitué dans les académies à recommander comme le type de la beauté suprême, et je lui confessai ma préférence pour la Vénus de Milo. Fogelberg accueillit mon aveu sans surprise, et pour me confirmer dans ma conviction, qui était la sienne, entreprit de me démontrer que non-seulement l’Apollon du Belvédère n’était pas une œuvre de premier ordre, mais que la statue placée au Vatican n’était qu’une réplique en marbre d’une statue coulée en bronze. Les raisons qu’il me donna, tirées principalement du développement, de la minceur, de la ténuité de la draperie, me semblèrent excellentes, et après l’avoir écouté, je me sentis affermi dans ma préférence.

Lorsque je rencontrai Fogelberg, il était établi à Rome depuis vingt ans, et cette patrie adoptive lui donnait toutes les joies que peut rêver une intelligence élevée. Sa vie se partageait entre l’étude et l’invention, entre la contemplation du passé et l’accomplissement de ses projets. Après vingt ans d’une étude assidue, il ne croyait pas encore avoir épuisé les enseignemens que Rome lui offrait. Rien ne pouvait apaiser sa soif de savoir. Il avait rassemblé avec un soin religieux une collection de médailles qui fut achetée et payée généreusement par le roi Louis de Bavière. Je n’ai pas vu cette première collection ; mais j’ai vu, j’ai admiré à loisir la seconde collection formée par Fogelberg, ses lampes et ses terres cuites, qui plus tard furent acquises à son grand regret et presque malgré lui par un Anglais obstiné. Cette dernière collection jouissait en Italie d’une légitime renommée. L’Anglais se présente chez Fogelberg, et demande si elle est à vendre. Sur son refus, il insiste avec la vivacité d’un homme résolu à contenter son caprice, et notez qu’il n’avait jamais vu la collection qu’il voulait acheter. Fogelberg, espérant se débarrasser de cet antiquaire acharné, finit par lui demander un prix qu’il croyait fabuleux. Pour toute réponse, l’Anglais tire son carnet, et signe un bon sur Torlonia pour la somme demandée. Fogelberg se reprochait l’abandon de ses lampes et de ses terres cuites comme une lâcheté, et cependant ses travaux, quoique généreusement rémunérés, ne lui permettaient ni d’agrandir ni de conserver cette seconde collection. Pour se consoler de cette perte douloureuse, il entreprit la formation d’une collection nouvelle, d’une série nombreuse et choisie, de portraits historiques, de portraits gravés qu’il destinait à la bibliothèque de Stockholm, et que la Suède possède aujourd’hui. J’en ai dit assez pour caractériser l’homme ; le moment est venu d’examiner ses œuvres.

Pour estimer avec équité les travaux de Fogelberg, pour comprendre toute l’étendue de la route qu’il a parcourue, il convient de les diviser en trois classes. Cette division nous rendra un double service : non-seulement elle nous permettra d’apprécier plus nettement le mérite individuel des figures qui appartiennent au même ordre d’idées, mais elle nous montrera l’itinéraire de son intelligence. Or voici la division qui se présente naturellement. Dans la première classe, il faut ranger toutes les figures empruntées à la mythologie antique. Dans ces œuvres, composées avec un soin exquis, Fogelberg applique les leçons de Pierre Guérin, et ne va guère au-delà. Il profite, il est vrai, des conseils que lui offrent les musées du Vatican et du Capitole ; mais il n’essaie pas encore de marcher par lui-même, sans le secours de son avant-dernier maître. Dans la seconde classe, nous devons placer toutes les figures empruntées à la mythologie Scandinave. Ici, les leçons de Pierre Guérin ne peuvent plus le guider. Malgré sa profonde vénération pour l’artiste éminent qui lui a révélé le secret de la vraie beauté, malgré la timidité naturelle de son caractère, il est forcé de se frayer une route nouvelle. Il étudie avec ardeur les légendes de son pays, il cherche en lui-même et dans le souvenir de ses lectures les types qu’il doit modeler. Il se défie de ses facultés, il hésite, il tâtonne ; mais enfin sa persévérance est récompensée par une originalité féconde qui étonne ses amis, et qui l’étonne lui-même. Il se croyait condamné à une éternelle obéissance, et la nécessité de traiter des sujets nouveaux lui révèle en lui-même une puissance inattendue dont il n’avait pas conscience. Dès ce moment, il s’établit en maître dans le domaine de l’art ; il consulte les anciens, mais ne les imite plus. Il voit s’agrandir d’une manière indéfinie la série des travaux qu’il peut entreprendre. Ce qu’il demande à l’antiquité, c’est la pureté des lignes, le choix de la forme ; quant à l’idée, quant au sentiment à exprimer, il ne les demande qu’à la méditation. Quand il s’occupait exclusivement de la mythologie grecque, il lui arrivait de dédaigner et de repousser comme dangereux tel sujet proposé par un ami. Il répondait : Les Grecs ne l’ont pas traité, et cette réponse mettait sa conscience en repos. Une fois entré dans la mythologie Scandinave, il ne pouvait plus persévérer dans ses scrupules, à moins de dénaturer les dieux du Nord en essayant de les ramener aux types grecs. Il n’en fit rien, et il eut raison. Il tenta de concilier le témoignage des légendes nationales, c’est-à-dire le côté expressif des sujets qui lui étaient confiés, avec les principes établis et démontrés par les grandes écoles d’Egine, de Sycione et d’Athènes. Et quelle que fut la difficulté du problème, on ne peut nier qu’il ne l’ait résolu. Personnel par l’idée, il est demeuré dans la forme fidèle aux souvenirs de l’art antique.

Une troisième et dernière épreuve lui restait à subir : l’épreuve de la statuaire historique. Après avoir lutté avec les données de la mythologie Scandinave, il avait à reproduire des personnages réels. Il fallait idéaliser les personnages sans renoncer à leur costume historique. Cette troisième et dernière épreuve, de l’aveu unanime de tous ceux qui ont suivi les travaux de Fogelberg, fut pour lui l’occasion d’un nouveau triomphe. En appliquant à l’histoire la méthode qu’il avait appliquée à la mythologie Scandinave, il accomplit victorieusement la tâche qui l’avait d’abord effrayé ; Sans négliger, sans omettre, sans altérer aucun détail de costume, il trouva moyen de donner à ses personnages une élégance, une grandeur, qui rappellent les traditions de l’antiquité. Il a cherché, il a trouvé la beauté poétique dans l’interprétation de la réalité.

N’avais-je pas raison d’affirmer que cette triple division nous montrerait clairement l’itinéraire suivi par l’intelligence de Fogelberg ? N’assistons-nous pas aux métamorphoses de sa pensée, à l’enhardissement progressif de sa volonté ? Il demeure, il se cantonne d’abord dans les régions pures de l’idéal consacré ; il modèle le nu ou ne jette sur le corps des dieux ou des héros qu’une draperie légère et transparente, qui laisse deviner la forme entière. Bientôt la reconnaissance de son pays l’oblige à déserter l’Olympe ; il lui faut renoncer aux lignes pures et harmonieuses divinisées par le ciseau de Phidias et de Praxitèle, mais du moins il est encore en présence des dieux. Si les types à modeler ne sont plus les mêmes, l’idéal s’offre à lui comme une condition nécessaire du sujet. Son intelligence n’est pas complètement dépaysée ; elle plane encore au-dessus de la terre. Convaincu désormais que la beauté peut servir de vêtement à toutes les pensées, que s’il y a des pays privilégiés qui la devinent plus vite et l’expriment plus puissamment, une fois révélée, elle appartient à tous les pays et s’applique à tous les sujets, Fogelberg abandonne les dieux pour les personnages purement humains. Dans cette troisième et dernière épreuve, il ne trahit pas la cause de l’idéal, car pour lui la forme sans la pensée, l’imitation littérale du modèle, n’est qu’une œuvre sans valeur et sans portée. Il transporte dans le domaine de l’histoire les habitudes intellectuelles de toute sa vie.

Parlons d’abord de l’Amour à la Coquille, création charmante, pleine de grâce et de malice. Tout le corps est modelé avec une rare finesse, et le visage du dieu exprime la raillerie. En vérité, j’ai peine à comprendre comment Fogelberg, en sortant de l’atelier de Bosio, a pu concevoir une telle figure, car il y a dans cet Amour à la Coquille une souplesse et une simplicité que Bosio n’a jamais connues : c’est un grand honneur pour Sergell et pour Pierre Guérin que d’avoir prémuni Fogelberg contre les leçons de Bosio. Dans la figure qui nous occupe, il n’y a pas un détail puéril ; le torse et les membres sont d’une beauté divine et empreints d’une éternelle jeunesse. Pour imaginer cette délicieuse figure, il a fallu que Fogelberg possédât une singulière puissance de réaction. Il n’y a pas en effet un seul morceau qui mérite le reproche de mesquinerie. Quand on compare l’Amour à la Coquille, début de Fogelberg, à la nymphe Salmacis, l’un des derniers ouvrages de Bosio, on demeure stupéfait ; l’intervalle immense qui sépare le maître de l’élève révèle chez le dernier une finesse de perception, une délicatesse de goût, que les plus périlleux enseignemens n’ont pu dépraver.

Une Hébé, une Baigneuse, une Vénus, attirent ensuite notre attention. Sauf quelques détails de draperie qui n’ont peut-être pas un caractère assez spontané, ces trois figures rappellent sans servilité les beaux temps de l’art grec : — dans Hébé, la candeur et l’ingénuité, une élégance de formes qui doit éblouir les dieux ; dans Vénus, une beauté puissante qui appelle le désir. Les narines, minces et dilatées, expriment la volupté. La Baigneuse mérite une étude particulière : le soin religieux avec lequel Fogelberg a profité du mouvement de la figure pour montrer la beauté virginale sous la forme la plus exquise suffirait pour lui assigner un rang élevé parmi les statuaires modernes. Je ne sais pas si, lorsqu’il travaillait a sa Baigneuse, il a consulté un grand nombre de modèles ; mais ce que je sais bien, ce que j’ose affirmer, ce qui est évident pour tous les esprits éclairés, c’est que toutes les parties du corps ont le même âge, et ce mérite n’est pas ainsi commun qu’on le croit généralement. Trop souvent des artistes habiles, qui par malheur ont exercé leur main beaucoup plus que leur pensée, copient la poitrine et les épaules d’une femme de vingt ans, copient les membres d’une femme moins jeune, et ne prennent pas la peine de relier les diverses parties de la figure dans une harmonieuse unité. Dans la Baigneuse de Fogelberg, rien de pareil ; le visage, le torse et les membres ont la même jeunesse. Aussi je considère cet ouvrage comme un des meilleurs qu’ait produits la statuaire de notre temps.

L'Apollon Citharède me plaît moins que la Vénus, la Baigneuse et l’Hébé. Je ne crois pas que Fogelberg ait voulu engager la lutte avec l’Apollon du Belvédère. Il avait trop de sagacité pour croire que le type de l’Apollon Pythien, de l’Apollon Sauroctone, pût convenir à l’Apollon Citharède ; mais étant donné le sujet qu’il voulait traiter, il ne pouvait guère imaginer un type plus jeune que l’Apollon du Belvédère, il lui fallait choisir entre l’Apollon Musagète du Parnasse de Raphaël et la statue du Vatican, et sa préférence s’est portée sur le marbre. Il est probable que, dans un âge plus avancé ; il aurait conçu cette figure d’une manière plus indépendante et plus hardie. À l’époque où il la modelait, il était encore sous la domination intellectuelle de Pierre Guérin, c’est-à-dire qu’il n’avait pas encore trouvé le moyen de concilier le respect de la tradition avec la liberté de l’invention. La tête de l’Apollon Citharède est d’un caractère élevé. La poitrine est modelée d’une main ferme et habile ; mais les lignes des membres inférieurs manquent de variété, et puis la chlamyde, jetée sur les épaules du dieu semble taillée dans une étoile trop étroite. Quels que soient les défauts qu’on puisse reprocher à l’Apollon du Belvédère, il faut reconnaître du moins que la draperie est tout à la fois abondante et d’une merveilleuse légèreté.

Mercure se préparant à hier Argus est, selon moi, bien supérieur à l’Apollon Citharède. Il y a dans cette figure une science profonde, une finesse d’expression qui ne peuvent être conquises que par un travail persévérant, une méditation assidue. Il serait difficile d’imaginer une figure dont l’attitude et la physionomie traduisent plus clairement la volonté du statuaire. Ici déjà nous apercevons une plus grande liberté d’allure ; l’originalité de Fogelberg se caractérise de plus en plus nettement.

La Vénus à la pomme, Vénus après le jugement de Pâris, se recommande à la fois par la souplesse du corps et par la fierté du visage. On devine dans le sourire, dans le regard d’Aphrodite la joie que lui donne son triomphe sur Minerve et sur Junon. Sous ce rapport, la figure ne laisse rien à désirer. Peut-être la draperie serait-elle d’un meilleur effet, si l’auteur l’eut placée un peu plus près de la hanche droite, car elle coupe la ligne de la cuisse : il est probable que Fogelberg a cédé au désir de modeler le ventre et la hanche, et de montrer ce qu’il avait conquis dans le commerce alterné de la nature et de l’antiquité ; mais toute la partie supérieure du corps est d’une grâce et d’une puissance qui révèlent la déesse maîtresse des dieux et des hommes. Le mouvement du bras droit, qui tient la pomme, est du goût le plus pur. Pour concevoir une telle figure et pour la mener à bonne fin, il ne suffit pas de puiser aux sources les plus généreuses, il faut posséder une délicatesse de pensée que les leçons les plus savantes ne sauraient donner.

Fogelberg avait songé de bonne heure à la mythologie Scandinave comme à une source féconde de renouvellement pour l’art suédois, qui s’énervait de plus en plus. Avant même de quitter Stockholm, il avait ébauché Thor,Balder, et Odin, qu’il devait exécuter plus tard, dans la maturité de son talent, après avoir amélioré ses premiers projets. À proprement parler, c’est à cette mythologie qu’il faut rapporter la révélation complète de ses facultés. Jusqu’au jour où il reçut la commande de la statue d’Odin, il s’ignorait lui-même, et malgré son ardent amour pour son pays, malgré sa passion pour les légendes scandinaves, il ne savait pas encore s’il lui serait donné de traduire sous une forme harmonieuse la pensée qui avait soutenu son courage pendant toute la durée de ses études à Stockholm. Il voulait doter son pays d’un art national, et la mythologie scandinave s’offrait à lui comme la source première où il devait puiser ; mais comment accomplir sa volonté, comment réaliser son espérance ? L’heure décisive était venue ; son Mercure, envoyé en Suède, avait attiré sur lui les regards de la foule et la bienveillance du souverain. Il s’agissait à justifier, par une œuvre capitale, la popularité naissante de son nom. Fogelberg comprenait toutes les difficultés d’une pareille tacite, et, pour l’accomplir dignement, il sentit la nécessité d’agrandir le champ de sa pensée par de nouvelles études. Tous ceux qui l’ont connu, qui ont visité son atelier, qui ont su lui inspirer assez de confiance pour amener sur ses lèvres l’expression complète de sa pensée, se rappellent à quel point il était sévère pour lui-même. Il ébauchait vingt fois avant de commencer l’exécution définitive. Il était, pour son travail personnel, un juge sans pitié. Quand il entreprit la statue d’Odin, il fit deux parts de son temps ; l’une fut réservée aux études purement historiques, je veux dire aux légendes scandinaves, l’autre à la comparaison des types.réalisés pur l’art antique avec les types consacrés par ces légendes. C’est à ces études parallèles que nous devons la statue d’Odin. Il y a en effet, dans cette œuvre puissante, une alliance heureuse du génie suédois et du génie antique. Fogelberg, tout en respectant les témoignages de la légende, s’est efforcé de concilier ces témoignages avec les lois posées par les grands maîtres de l’art, et nous devons reconnaître qu’il a réussi dans cette tâche difficile.

Pour apprécier toute l’importance d’une telle épreuve, il est utile de savoir qu’en Suède même elle rencontrait une opposition énergique parmi les archéologues. L’ambition patriotique de Fogelberg était considérée par des hommes très doctes, mais peu sensés, comme le rêve d’un esprit malade. On devine donc sans peine avec quelle émotion, avec quelle inquiétude il poursuivait l’accomplissement de sa volonté. Il interrogeait tour à tour Jupiter, Mars, Hercule, pour leur dérober l’expression de la majesté souveraine, de la force et du courage. Rendons pleine justice aux efforts persévérans de Fogelberg. Il est facile d’entrevoir dans la statue d’Odin le souvenir fidèle de l’antiquité, mais en même temps il est impossible de méconnaître l’originalité qui anime toute cette figure. Odin ne peut être confondu ni avec Mars ni avec Hercule. C’est un type nouveau dont la statuaire n’avait pas encore pris possession, une création dans le sens le plus vrai, le plus élevé du mot : expression mâle et divine du visage, vigueur athlétique du torse et des membres, l’auteur n’a rien négligé pour exprimer complètement la donnée de la légende. Aussi cette statue obtint-elle en Suède un succès populaire.

À compter de ce jour, Fogelberg devint pour la foule un sujet d’orgueil. L’absence munie ajoutait à son nom une nouvelle grandeur ; on s’entretenait de ses travaux comme d’un intérêt public, comme d’une gloire nationale. Il ne revit son pays que deux fois, en 1845, en 1854 ; mais la statue d’Odin, objet d’une admiration générale, avait gravé son nom dans toutes les mémoires, et jamais dans un atelier, dans un salon, il n’était question d’art sans que l’autorité de Fogelberg fut citée comme un argument décisif. Il avait résolu en effet d’une manière victorieuse un problème qui ne peut être posé que par un esprit pénétrant, et dont la solution ne peut être traduite sous une forme vivante que par une main très habile. Il s’agissait d’étudier l’art grec comme une langue, en se préoccupant surtout de sa méthode, et d’appliquer cette langue à l’expression de pensées nouvelles. Il est évident que la foule, en admirant la statue d’Odin, ne songeait pas aux termes du problème résolu : mais elle subissait à son insu les conséquences de la victoire remportée par Fogelberg : je veux dire qu’elle éprouvait à la fois l’émotion des souvenirs nationaux et l’émotion causée par la beauté. Elle était dominée par une pensée patriotique, et cette pensée la dominait d’autant plus puissamment qu’elle était exprimée dans une langue parfaite, souple et harmonieuse, claire et pénétrante. La foule ignorait les secrets et les difficultés de cette langue, elle ne savait pas ce qu’il en coûte pour la rendre sienne et la manier librement, et son ignorance n’enlevait rien à l’autorité du statuaire. Le triomphe de Fogelberg est d’autant plus important, qu’il peut servir d’encouragement à tous les esprits résolus qui font de l’expression de la beauté le but constant de leur vie. Appliquer à des pensées nouvelles une langue déjà faite, une langue déjà éprouvée, est aux yeux de tous les hommes sensés la seule manière de concilier la tradition et l’invention. Or c’est là précisément ce que nous trouvons dans la statue d’Odin. Scandinave par la pensée, Fogelberg parle une langue que nulle autre n’a jamais surpassée, une langue consacrée par des œuvres divines. Dans son respect pour le passé, il n’y a rien de servile, rien qui accuse la timidité. Il se souvient d’Egine et d’Athènes ; mais, en prenant leur idiome, il garde la liberté, l’originalité de son intelligence. Il est démontré désormais pour les plus incrédules que l’étude attentive du passé n’attiédit pas l’imagination, et lui fournit des moyens d’expression nombreux et variés. Fogelberg n’est pas le premier qui ait tenté, qui ait mené à bonne fin cette démonstration ; mais la statue d’Odin a rajeuni une vérité depuis longtemps évidente pour ceux qui ne séparent pas l’histoire de la philosophie dans le domaine de l’art, c’est-à-dire les œuvres accomplies de la nature même des facultés destinées à créer des œuvres nouvelles. Pour ceux-là, il est hors de doute qu’il vaut mieux choisir une langue faite pour la révélation d’une idée personnelle que de faire table rase et de considérer le passé comme non avenu.

Cependant la statue d’Odin, malgré les mérites qui la recommandent, ne saurait être comparée aux statues de Thor et de Balder. Dans le premier de ces trois ouvrages, on sent une aspiration puissante vers la liberté ; dans le second et le troisième, on comprend que l’auteur n’en est plus à la souhaiter, mais qu’il l’a conquise. Thor et Balder sont deux dates mémorables dans la vie de Fogelberg, car ils signifient, ils représentent l’émancipation complète de son intelligence. Ces deux statues, dont le caractère est si différent, peuvent servir à démontrer la souplesse et la variété de son imagination. Pour l’accomplissement de cette double tâche, tout était à créer ; par l’étude assidue des légendes scandinaves, par la méditation, l’auteur a surmonté tous les obstacles semés sur sa route. Les deux types inventés par lui ne sont revendiqués ni par l’antiquité, ni par le moyen âge ; ils lui appartiennent tout entiers. Thor, chaussé de peau de renne, les reins couverts d’une peau de loup, porte sur son épaule le terrible marteau auquel ses ennemis n’ont jamais su résister. Son visage respire l’ardeur du combat ; son œil flamboyant, ses narines dilatées, ses lèvres épaisses expriment le défi. Or dans l’invention de ce personnage il y avait plus d’un écueil à éviter. Tout en respectant le caractère sauvage de la légende, il fallait introduire le dieu scandinave dans le domaine de l’art, et, pour lui assurer le droit de cité, ne pas reporter la pensée vers l’époque de l’histoire où l’imagination dédaignait la forme. Fogelberg l’a parfaitement compris, et son dieu Thor, modelé avec autant de soin que les dieux de l’Olympe dont nous admirons les débris, nous transporte dans une région idéale. La poitrine et les membres peuvent être proposés comme des sujets d’étude ; on y trouve en effet l’élégance réunie à la force, et lorsqu’il s’agit du dieu Thor, n’est-ce pas à cette double condition que la statuaire doit s’attacher ? Un artiste doué de facultés secondaires n’eût pas manqué de négliger la beauté de la forme pour exprimer la force avec plus d’évidence. Fogelberg avait trop de sagacité pour commettre une telle bévue. Il ne sépare pas dans sa pensée la puissance de la beauté, et je crois fermement qu’il a raison. Toute autre manière de concevoir un type divin me semble contraire aux lois générales qui dominent toutes les formes de l’imagination.

La statue de Balder nous offre la mansuétude et l’abnégation sous un aspect que j’appellerai volontiers l’aspect évangélique. Le dieu Scandinave découvre sa poitrine et semble dire à ses ennemis : « Frappez, je vous pardonne d’avance. Que mon sang coule, que vos flèches déchirent ma poitrine, je ne me plaindrai pas. » Il est impossible de contempler cette figure sans songer à la charité chrétienne. C’est un fait que je constate sans vouloir reprocher à l’auteur la vivacité du souvenir qu’il évêque. Étant donné l’idée qu’il avait à exprimer, il ne pouvait éviter ce danger, si toutefois c’est un danger. Comme le dévouement et l’abnégation ne se révèlent nulle part sous une forme plus éloquente et plus persuasive que dans la tradition chrétienne, je ne m’étonne pas que Fogelberg, en créant le type de Balder, rappelle à notre pensée les scènes les plus touchantes de l’Évangile. D’ailleurs il n’y a rien, ni dans le visage, ni dans le torse du dieu scandinave, qui accuse l’imitation.

Pour apprécier le talent de l’auteur, pour en mesurer l’étendue, il convient de comparer Thor et Balde. La première de ces deux figures est d’une expression sauvage, et toutes les parties du corps sont en harmonie avec le regard du dieu. La seconde exprime la mansuétude, et c’est merveille de voir comme le geste et la forme du corps concourent à la révélation de la pensée. L’auteur ne s’en est pas tenu à l’accent du visage, il a voulu trouver des auxiliaires dans toutes les parties du modèle. Ce n’est pas, comme pourraient le croire les esprits frivoles, un raffinement puéril, mais un trait de sagacité. Le torse et les membres d’un personnage qui médite et ne vit que par la pensée ne doivent pas ressembler au torse et aux membres d’un personnage guerrier ; eh bien ! que l’on compare la poitrine de Balder à la poitrine de Thor, et l’on verra quel parti l’auteur a su tirer de cette distinction. La manière dont la draperie est disposée sur les hanches et sur les bras de Balder montre clairement qu’il vient de découvrir sa poitrine. Quant aux plans musculaires, ils ne révèlent pas avec moins d’évidence les habitudes du personnage ; il est impossible de le prendre pour un athlète, pour un guerrier. J’insiste sur ce point, et ne crois pas jeter au vent des paroles inutiles, car les conditions que je viens d’énoncer, et dont l’importance n’a pas besoin d’être démontrés, sont trop souvent méconnues par les statuaires de notre temps, qui ne comprennent pas la nécessité de mettre le corps en harmonie avec le visage. Les statues de Thor et de Balder réalisent pleinement ce vœu de la raison ; c’est pourquoi je les indique avec confiance comme un utile enseignement Fogelberg ne faisait rien à l’étourdie ; il ne donnait pas un coup d’ébauchoir, un coup de ciseau, sans savoir pourquoi il le donnait. Aussi, quand il créa les types de Thor et de Balder, il ne livra rien au hasard ; le visage étant trouvé, il chercha la forme du torse et des membres avec autant de soin que la forme des lèvres. Qu’une telle préoccupation semble aux esprits inattentifs dépasser les limites assignées au travail humain, je ne m’en étonne pas ; mais pour ma part je crois que dans le domaine de l’art on ne vise jamais trop haut. Thor et Balder prouvent que Fogelberg était du même avis.

Parmi les statues historiques de Fogelberg, il y en a trois qui méritent une attention spéciale et qui peuvent être considérées connue des chefs d’œuvre d’élégance et de vérité : je veux parler de Birger Jarl, de Gustave-Adolphe et de Charles XII. Les deux premières ont été exécutées ; il n’existe de la troisième qu’une esquisse en plâtre. Birger Jarl, fondateur de Stockholm, est vêtu d’une cotte de mailles. Il a dans son visage une mâle énergie qui rappelle fidèlement le caractère de sa vie. Pour donner au modèle des lignes harmonieuses, l’auteur a jeté un manteau sur ses épaules ; mais ce manteau n’enveloppe pas le guerrier, et laisse à découvert toute son armure. Je ne crois pas que personne songe à contester l’expression virile et militaire de Birger Jarl. Fogelberg, en composant cette statue, travaillait-il d’après des renseignemens authentiques ? Je l’ignore. S’il a dû inventer le visage de Birger Jarl, il a fait preuve, dans l’accomplissement de cette tâche, d’une grande finesse d’imagination. S’il n’avait pas sous les yeux le portrait du guerrier qu’il voulait représenter, il l’a créé avec un rare bonheur. Ce que j’admire dans cette statue, c’est la franchise de l’allure. La cotte de mailles dont le modèle est revêtu n’enlève rien à la souplesse du torse et des membres. Il y a tant de naturel dans la pose, qu’on s’attend à le voir marcher. C’est un éloge qui s’applique, à bien peu de statues, surtout lorsqu’il s’agit d’un guerrier du moyen âge. Quand le modèle est nu ou vêtu d’un costume antique, l’expression de la souplesse ne présente pas les mêmes difficultés. C’est pourquoi le Birger Jarl de Fogelberg me parait être une des œuvres les plus considérables de l’art moderne. L’auteur, pleinement pénétré de la nature de son sujet, en a compris tous les écueils, et n’a rien négligé pour les éviter. Qu’il ait ou qu’il n’ait pas tâtonné longtemps avant d’adopter le parti auquel il s’est arrêté, peu nous importe : ce qu’il y a de certain, c’est qu’il a pris un parti excellent, et que son Birger Jarl est vivant.

La statue de Gustave-Adolphe concilie merveilleusement l’élégance et la majesté. Le visage exprime la résolution et le commandement. Le costume, ajusté avec une rare habileté, offre des lignes heureuses. Il serait difficile d’imaginer un ensemble plus harmonieux. Quand je compare cette statue historique, dont tous les détails sont rigoureusement vrais, aux statues composées chez nous sur des données analogues, je veux dire sur des données empruntées à l’histoire moderne, je ne puis m’empêcher d’insister sur l’importance des études générales pour les arts du dessin. Il est évident que Fogelberg n’aurait jamais conçu Gustave-Adolphe tel qu’il l’a représenté, s’il se fût borné à l’étude exclusive de son métier. Il y a dans cet ouvrage une liberté, une aisance, un naturel qui révèlent une connaissance parfaite, une connaissance familière du modèle. Pour atteindre à ce degré de vérité, il faut quelque chose de plus que la pratique matérielle de la statuaire ; il est indispensable d’avoir vécu par la pensée avec le modèle qu’on veut représenter. Or c’est précisément cette dernière et suprême condition qui est trop souvent méconnue par les sculpteurs de notre pays : ils se contentent trop volontiers de renseignemens vagues ou recueillis à la hâte. Comme ils ne se sont pas préparés par des études générales aux investigations que réclame une telle tâche, ils se préoccupent du plaisir des yeux beaucoup plus que de l’émotion ou de la pensée. Tant qu’on n’aura pas introduit des élémens nouveaux dans l’éducation des artistes, il est à craindre qu’il n’en soit encore longtemps ainsi. Ceux qui se résoudront à cultiver solitairement leur intelligence ne formeront jamais qu’une très faible minorité. Ce qui s’acquiert sans effort par l’éducation commune s’acquiert difficilement par l’éducation solitaire. Fogelberg appartenait à la minorité dont je viens de parler. Il avait été mis de bonne heure en apprentissage chez un ciseleur, et s’il n’eût pas possédé une grande persistance de volonté, il est probable qu’il eût passé sa vie à modeler des chandeliers ; mais il sut, par son énergie, par sa persévérance, suppléer à ce qui lui manquait. Il apprit par lui-même ce que son père ne pouvait lui apprendre, ce que ses premiers maîtres ne lui avaient pas enseigné. La statue de Gustave-Adolphe, placée aujourd’hui à Gothenbourg, est là pour attester l’excellence et l’utilité des études générales auxquelles il s’était résolu.

Quant à la statue de Charles XII, qui malheureusement n’a été traduite ni en marbre ni en bronze, mais dont le modèle a été recueilli avec un soin religieux par les amis de l’auteur, elle n’est pas moins intéressante que celles de Birger Jarl et de Gustave-Adolphe, et forme avec elles un contraste piquant. Quelque chose en effet dans ce dernier ouvrage révèle le soldat plus passionné pour les aventures que pour la puissance. Il n’y a qu’une intime connaissance de l’histoire qui puisse conduire à une telle conception. Je ne parle pas de l’élégance du costume, c’est le moindre mérite de cette œuvre. Ce qui me frappe dans l’image de Charles Ml, c’est l’expression fidèle de son caractère. Son visage et son attitude semblent défier la mort. C’est bien là le héros qui faisait du canon sa plus chère musique, pour qui le danger avait un attrait puissant, qui aimait la guerre pour la guerre, et qui pensait à vaincre plutôt qu’à recueillir le fruit de la victoire. Je ne voudrais pas pousser trop loin l’analyse intellectuelle et morale de cet ouvrage ; cependant je ne crois pas n’écarter de la vérité en affirmant que Fogelberg, dans la conception de son Charles XII, s’est montré aussi profond penseur qu’habile statuaire. Sans doute il a voulu plaire aux yeux, le choix des lignes le prouve assez clairement, mais il a voulu surtout nous révéler le caractère du héros, et pour arriver à l’expression du caractère il a puisé aux sources les plus sûres. Il ne s’est pas contenté des renseignemens que la gravure pouvait lui fournir, il s’est adressé à l’histoire. Ses investigations ont été dignement récompensées : son Charles XII est une œuvre originale qui s’accorde parfaitement avec le témoignage des contemporains ; c’est une statue vraiment historique dans le sens le plus élevé du mot.

Dans les dernières années de sa vie, Fogelberg était revenu aux études chéries de sa jeunesse, au culte de la beauté pure. Fortifié par les épreuves qu’il avait traversées, instruit par l’application de son savoir à la mythologie scandinave et à l’histoire de son pays, il reprenait avec une ardeur toute juvénile la voie qu’il n’aurait jamais voulu abandonner, en dehors de laquelle il avait cependant obtenu d’éclatantes victoires. Deux modèles, trouvés dans son atelier du Corso, nous montrent combien son talent s’était agrandi à son insu pendant l’accomplissement des œuvres qu’il avait entreprises, sinon à regret, du moins avec hésitation, avec timidité. Je veux parler des deux groupes de l’Amour et Psyché. Dans cette fable poétique, Fogelberg a choisi deux momens très différens, — le Premier baiser de l’Amour et Psyché amoureuse. La première de ces compositions se recommande par une ingénuité délicieuse ; il y a dans le regard et dans la bouche de Psyché un trouble et un étonnement qui ravissent tous les spectateurs. La jeune fille n’est pas encore fière de sa beauté, fière de la puissance que sa beauté lui donne. En recevant le premier baiser de l’amour, elle frissonne plutôt d’inquiétude que de joie. Je ne crains pas d’être démenti en affirmant que ce groupe est une des plus charmantes créations de la statuaire moderne. Finesse d’expression, élégance virginale dans toutes les parties du corps, Fogelberg n’a rien oublié pour réaliser l’idéal rêvé par les poètes de la Grèce. Dans le groupe de Psyché amoureuse, il ne s’est montré ni moins savant ni moins habile. Psyché fait à son amant un collier de ses bras. Tout son corps exprime la volupté, mais cette volupté n’a rien de lascif. Psyché telle que l’a conçue, telle que l’a rendue Fogelberg, garde encore dans une étreinte amoureuse la pudeur qui double la beauté. Pour moi, ce dernier groupe est le plus bel ouvrage de l’auteur. Pâris se préparant à juger les trois déesses est assurément un modèle d’élégance, mais ne saurait se comparer au groupe de Psyché amoureuse. Outre les statues de Birger Jarl, de Gustave-Adolphe et de Charles XII, on peut louer à bon droit les statues de Charles XIII et de Charles-Jean XIV ; mais dans ces œuvres si puissantes et si vraies, le talent se trouve aux prises avec des obstacles sans nombre ; il a beau les surmonter, il ne les supprime pas. Dans la statuaire et dans la peinture, rien ne vaut la forme nue, ou le lin qui couvre la forme sans la cacher. C’est pourquoi je comprends très bien que Fogelberg, après avoir accompli la tâche qui lui était imposée par la reconnaissance, après avoir enrichi son pays de héros scandinaves et de portraits historiques, soit revenu à son point de départ, car s’il aimait la gloire, il aimait avant tout la beauté pure, la beauté sans voile, et les fables grecques offraient à son ciseau des sujets plus heureux que l’histoire de la Suède. Toutefois il a eu raison de ne pas se confiner dans les traditions païennes et d’entrer dans le domaine de l’histoire. Sans les statues de Gustave-Adolphe et de Birger Jarl, il est douteux que son nom fût jamais devenu aussi populaire dans son pays, et c’est à la faveur de cette popularité si légitime, si laborieusement conquise, qu’il a pu réformer le goût des artistes et du public suédois.

Fogelberg est mort au mois de décembre dernier, emporté par une attaque d’apoplexie foudroyante. Quand sa vie s’est éteinte à Trieste, il se disposait à retourner dans son Italie bien-aimée. Appelé en Suède par un ordre souverain, il avait recueilli sous la forme la plus éclatante la récompense de ses travaux. Au son des fanfares, au bruit du canon, au milieu des chants patriotiques entonnés par des milliers de voix, il avait vu découvrir devant une foule étonnée les créations savantes qui assurent la durée de son nom. La Suède saluait en lui un de ses plus glorieux enfans. À peine les fêtes données en son honneur étaient-elles achevées, qu’il se dérobait à son triomphe, car il rêvait déjà de nouveaux travaux, et l’éclat même de la récompense qu’il venait de recevoir, loin de lui conseiller le repos, suscitait en lui des pensées plus hardies. Sa mort n’a pas été moins heureuse que sa vie, ses derniers jours ont été des jours de joie et d’orgueil. À peine a-t-il eu le temps d’adresser des regrets à ses œuvres ébauchées.

Populaire en Suède, justement admiré en Italie, Fogelberg mérite et obtiendra sans doute une renommée européenne. Ses amis se proposent de faire graver la série complète de ses œuvres. Une telle publication ne peut manquer de lui assigner un rang très élevé dans l’histoire de la sculpture moderne. Tous ceux en effet qui voudront prendre la peine de l’étudier reconnaîtront en lui un esprit ingénieux et pénétrant, un goût sûr et un égal respect pour la tradition et pour l’invention. Je n’ai pas à revenir sur les transformations de son talent, je crois les avoir caractérisées assez nettement. L’ensemble de ses travaux démontre avec la dernière évidence que le culte de l’idéal peut très bien se concilier avec l’expression fidèle de la réalité. Quoique cette vérité soit prouvée depuis longtemps, il faut en rajeunir le souvenir toutes les fois que l’occasion se présente. Or il me semble que la vie entière de Fogelberg peut servir de commentaire à cette affirmation. Dans ses trois manières, il est resté fidèle aux mêmes doctrines ; mais à chaque œuvre nouvelle son esprit devenait de plus en plus clairvoyant, son imagination plus hardie. Sans déserter la tradition, il inventait plus librement. Aussi les transformations de son talent nous offrent un perpétuel enseignement. Il n’y a dans ses œuvres ni soubresaut, ni solution de continuité, ni caprice, ni repentir, ce qu’il avait voulu au début, il le voulait encore quand son esprit, mûri par l’expérience, avait embrassé l’histoire entière de son art. Sa main était devenue plus habile, et son imagination ne s’était pas attiédie. Il voyait plus nettement le but qu’il s’était proposé, son dessein n’avait pas changé, et quand la mort l’a surpris, il était en mesure, sinon de contenter toujours, au moins de charmer les esprits les plus délicats. Parmi les sculpteurs modernes, il y en a bien peu dont la vie et les œuvres offrent la même unité. Or, quand le but est bien choisi, l’unité dans le travail est une forme de la puissance.


GUSTAVE PLANCHE.