Seconde Patrie/VIII

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Magasin d'éducation et de récréation (p. 146-166).
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VIII

Navigation. - Le tour de l’écueil du Landlord. — La baie de la Licorne. — l’Élisabeth au mouillage. — Au sommet de la falaise. — Contrée aride. — La région au sud. — Projets pour le lendemain.

Dès qu’elle eut franchi le goulet, la pinasse glissa à la surface de cette large étendue de mer comprise entre le cap de l’Espoir-Trompé et le cap de l’Est. Il faisait beau temps. Le ciel, d’un bleu gris, était tendu de quelques nuages qui tamisaient les rayons du soleil.

Le vent soufflait de terre à cette heure matinale et favorisait la marche de l’Élisabeth. Ce ne serait qu’après avoir doublé le cap de l’Est qu’elle sentirait la brise du large.

Le léger bâtiment avait déployé toute sa voilure de brigantin, même un foc volant et les voiles de flèche de ses deux mâts. À l’allure du grand largue, bon plein, un peu incliné sur sa hanche de tribord, son étrave fendait ces eaux aussi calmes que celles d’un lac et il filait ses huit nœuds, laissant en arrière un long sillage d’écume clapotante.

Mme Zermatt, Mme Wolston et sa fille, assises sur le petit tillac, se retournaient parfois. Leurs regards parcouraient le littoral depuis Falkenhorst jusqu’à la pointe de l’Espoir-Trompé, très abaissée par l’éloignement. Tous goûtaient le charme berceur de cette rapide navigation, avec les derniers souffles chargés des fraîches senteurs de la terre.

Et quelles réflexions venaient à Betsie, et quels souvenirs rappelaient à sa mémoire ces douze ans écoulés ! Elle revoyait le bateau de cuves, improvisé pour le sauvetage, que le moindre faux coup eût fait chavirer… puis ce fragile appareil se dirigeant vers une côte inconnue avec tout ce qu’elle aimait, son mari, ses quatre fils dont le plus jeune avait cinq ans à peine… enfin elle débarquait à l’embouchure du ruisseau des Chacals, et la première tente était dressée à l’endroit qui fut Zeltheim avant d’être Felsenheim. Et quelles mortelles appréhensions, lorsque M. Zermatt et Fritz retournaient au vaisseau naufragé ! Et, voici qu’à présent, sur cette pinasse bien gréée, bien gouvernée, tenant bien la mer, c’était sans aucune crainte qu’elle prenait part à ce voyage de découverte sur la côte orientale de l’île. D’ailleurs, quels changements depuis cinq mois, et quels autres, plus importants peut-être, se laissaient entrevoir dans un très prochain avenir !

M. Zermatt manœuvrait de manière à utiliser le vent qui tendait à calmir, à mesure que l’Élisabeth s’éloignait de la terre. M. Wolston, Ernest et Jack se tenaient aux écoutes, afin de les raidir ou de les mollir suivant le besoin. Il eût été dommage de se voir encalminé avant d’être à la hauteur du cap de l’Est, où la pinasse recevrait la brise du large.

Aussi M. Wolston de dire :

« Je crains que le vent refuse, et voici que nos voiles se dégonflent…

– En effet, répondit M. Zermatt, le vent faiblit, mais, puisqu’il vient de l’arrière, mettons la misaine d’un bord, la brigantine de l’autre !… Nous y gagnerons sans doute un peu de vitesse…

– Et dire qu’il ne faudrait pas plus d’une demi-heure pour doubler la pointe… fit observer Ernest.

– Si la brise tombe tout à fait, proposa Jack, il n’y a qu’à garnir les avirons, puis « nager » jusqu’au cap. Lorsque nous serons quatre à le faire, M. Wolston, mon père, Ernest et moi, la pinasse ne restera pas stationnaire, j’imagine…

– Et qui tiendra le gouvernail, quand vous serez tous aux avirons ?… demanda Mme Zermatt.

– Toi… mère… ou Mme Wolston… ou même Annah, répliqua Jack. Eh ! pourquoi pas Annah ?… Je suis sûr qu’elle ne serait pas embarrassée de pousser la barre à tribord ou à bâbord comme un vieux loup de mer !…

– Pourquoi pas… répondit en riant la jeune fille, surtout si je n’ai qu’à suivre vos conseils, Jack…

– Bon ! diriger un bateau, ce n’est pas plus difficile que diriger un ménage, et comme toutes les femmes s’y entendent de naissance… » répliqua Jack.

Il ne fut pas nécessaire de recourir aux avirons, ni – ce qui eût été plus simple, – de se faire remorquer par le canot. Lorsque les deux voiles eurent été disposées en ciseaux, la pinasse reçut plus docilement l’action de la brise, et elle gagna sensiblement vers le cap de l’Est.

Au surplus, à de certains indices, nul doute que le vent d’ouest ne se fît sentir au delà. De ce côté, la mer verdissait à moins d’une lieue. Parfois, de petites lames, échelonnant leurs blanches rayures, s’éclairaient de reflets luminescents. La navigation se poursuivit donc sous une allure favorable, et il était à peine huit heures et demie, lorsque l’Élisabeth se trouva par le travers du cap.

La voilure ayant été modifiée, le petit bâtiment prit une marche plus rapide, balancé par un léger tangage qui n’incommoda d’ailleurs ni les passagers ni les passagères.

La brise étant franchement établie, M. Zermatt proposa de remonter vers le nord-est, afin de contourner la masse rocheuse sur laquelle s’était brisé le Landlord.

« Nous le pouvons sans peine, répondit M. Wolston, et, pour mon compte, je serais assez curieux de voir l’écueil sur lequel la tempête vous avait jetés si en dehors de la route entre le cap de Bonne-Espérance et Batavia.

— Un naufrage qui a fait de nombreuses victimes, ajouta Mme Zermatt, dont la figure s’assombrit à ce souvenir. Seuls, mon mari, mes enfants et moi, nous avons échappé à la mort…

— Ainsi, demanda M. Wolston, on n’a jamais appris que personne de l’équipage eût été recueilli en mer ou se fût réfugié sur les terres voisines ?…

— Personne, d’après ce qu’a déclaré le lieutenant Littlestone, répondit M. Zermatt, et, depuis longtemps, le Landlord était considéré comme perdu corps et biens.

— À ce propos, dit Ernest, il faut remarquer que l’équipage de la Dorcas, sur laquelle Jenny avait pris passage, s’est vu plus favorisé que le nôtre, puisque le bosseman et deux matelots ont été conduits à Sydney…

— C’est juste, répondit M. Zermatt. Mais peut-on affirmer que quelques survivants du Landlord n’aient pu trouver refuge sur une des côtes de l’océan Indien, et que même, après tant d’années, ils n’y seraient pas encore comme nous sommes à la Nouvelle-Suisse ?…

– À cela rien d’impossible, déclara Ernest, car notre île n’est située qu’à trois cents lieues de l’Australie. Or, comme le littoral australien de l’ouest est peu fréquenté des navires européens, les naufragés n’auraient eu aucune chance d’être arrachés aux mains des indigènes.

– Ce qu’il faut conclure de tout cela, affirma M. Wolston, c’est que ces parages sont dangereux, et les tempêtes s’y déchaînent fréquemment… En quelques années, la perte du Landlord… la perte de la Dorcas

– Sans doute, répondit Ernest. Toutefois, tenons compte qu’à l’époque de ces naufrages, le gisement de notre île n’était pas porté sur les cartes, et il n’est pas étonnant que plusieurs bâtiments se soient perdus sur les récifs qui l’entourent. Mais, très prochainement, son relèvement sera établi avec une précision aussi absolue que celui des autres îles de la mer des Indes…

– C’est tant pis… s’écria Jack, oui… tant pis que la Nouvelle-Suisse tombe dans le domaine public ! »

L’Élisabeth évoluait alors par l’ouest de l’écueil, et comme elle avait dû serrer le vent afin de contourner les roches extrêmes, elle n’eut plus qu’à laisser porter en cette direction.

Sur le flanc opposé de cet écueil, M. Zermatt montra à M. Wolston l’étroite coupure dans laquelle une énorme lame avait introduit le Landlord. La brèche, ouverte sous les façons du navire par la hache d’abord, par une première explosion ensuite, avait permis de retirer les objets qu’il contenait, en attendant le jour où la destruction totale s’était accomplie au moyen d’une dernière charge de poudre. Des débris du navire, il ne resta plus rien sur l’écueil, le flot ayant tout porté à la côte, aussi bien les objets susceptibles de surnager que ceux dont le flottement avait été préalablement assuré à l’aide de tonnes vides, tels que des chaudières, des pièces de fer, de cuivre, de plomb, les caronades de quatre dont les deux de l’îlot du Requin et les autres de la batterie de Felsenheim.

En rasant les roches, les passagers de la pinasse cherchèrent à voir si quelques épaves n’apparaissaient pas sous ces eaux claires et calmes. Deux ans et demi auparavant, Fritz, embarqué sur son kaïak pour cette excursion à la baie des Perles, avait encore distingué au fond de la mer nombre de gros canons, des affûts, des boulets, des masses de fer, des fragments de quille et de cabestan, dont le repêchage eût exigé l’emploi d’une cloche à plongeur. Il est vrai, au cas même qu’il eût pu disposer de cet appareil, M. Zermatt n’y aurait pas trouvé grand profit. Actuellement, aucun de ces objets n’était visible sur le fond sous-marin, et une couche de sable, entremêlée de longues algues, recouvrait les derniers débris du Landlord. Le tour de l’écueil achevé, l’Élisabeth obliqua vers le sud, de manière à ranger d’assez près le cap de l’Est. M. Zermatt manœuvra prudemment toutefois, car une des pointes se projetait vers le large au milieu des récifs.

Trois quarts d’heure après, au delà de cette pointe, qui marquait très probablement l’extrémité orientale de la Nouvelle-Suisse, la pinasse put suivre les contours du littoral à la distance d’une demi-lieue, en recevant le vent du nord-ouest par-dessus la terre.

Au cours de cette navigation, M. Zermatt eut à constater de nouveau quel aride aspect présentait la côte orientale de l’île. Pas un arbre sur les falaises, pas trace de végétation à leur base, pas un ruisseau affluant entre les grèves nues et désertes. Rien que des roches uniformément calcinées par le soleil. Quel contraste avec les verdoyants rivages de la baie du Salut, et leur prolongement jusqu’au cap de l’Espoir-Trompé !

Et M. Zermatt de dire :

« Si, après le naufrage du Landlord, nous étions arrivés sur cette côte de l’est, que serions-nous devenus, et comment aurions-nous trouvé à vivre ?…

– La nécessité, répondit M. Wolston, vous eût obligés à gagner l’intérieur… En contournant la baie du Salut, vous auriez certainement atteint l’emplacement où fut plantée la tente de Zeltheim…

– C’est à croire, mon cher Wolston, répliqua M. Zermatt, mais au prix de quelles fatigues, et à quel désespoir aurions-nous été en proie pendant ces premiers jours…

– Et qui sait même, ajouta Ernest, si notre bateau de cuves ne se fût pas brisé sur ces roches !… Quelle différence avec l’embouchure du ruisseau des Chacals, où le débarquement a pu s’effectuer sans danger ni peine

– Le ciel vous a visiblement protégés, mes amis, affirma Mme Wolston.

– Visiblement, ma chère Merry, répondit Mme Zermatt, et je n’oublie pas de l’en remercier chaque jour. »

Vers onze heures, l’Élisabeth atteignit la baie de la Licorne, et, une demi-heure plus tard, elle jeta l’ancre au pied d’une roche, près de l’endroit où la corvette anglaise avait pris sa relâche.

L’intention de M. Zermatt, d’accord avec ses compagnons, était de débarquer sur ce coin de la baie, d’y passer le reste de la journée, puis d’en repartir le lendemain, au lever du jour, en continuant de longer le littoral.

Lorsque l’ancre eut été envoyée par le fond, une amarre rapprocha l’arrière de la pinasse et le débarquement s’effectua sur un sable fin et dur.

Autour de la baie se dressait une falaise calcaire qui mesurait une centaine de pieds de sa base à sa crête, à laquelle on ne pouvait accéder que par une étroite coupure ménagée en son milieu.

Les deux familles parcoururent d’abord cette grève sur laquelle se distinguaient encore les traces de campement. Çà et là, quelques empreintes conservées dans le sable au-dessus du relais de la mer, des débris de bois provenant des réparations faites à la corvette, les trous de pieux qui fixaient les tentes au sol, des morceaux de houille épars entre les galets, et les cendres des foyers.

Cet état de choses amena M. Zermatt à émettre les réflexions suivantes, très justifiées par les circonstances :

« Supposons, dit-il, que cette visite à la côte orientale de l’île, nous la fassions aujourd’hui pour la première fois. Devant ces preuves indiscutables d’un débarquement dont les traces eussent été récentes, de quels regrets, de quel chagrin aurions-nous été saisis !… Ainsi donc un navire était venu mouiller à cette place, son équipage avait campé au fond de cette baie, et nous n’en avions pas eu connaissance !… Et, après avoir quitté ce littoral si aride, pouvait-on espérer qu’il y voudrait jamais revenir ?…

– Ce n’est que trop vrai, répondit Betsie. À quoi a-t-il tenu que nous ayons appris l’arrivée de la Licorne ?…

– À un hasard… dit Jack, un pur hasard !

– Non, mon fils, répondit M. Zermatt, et, quoi qu’en ait dit Ernest, c’est à cette habitude que nous avions de tirer à cette époque, chaque année, nos caronades de l’îlot du Requin, auxquelles ont répondu les trois détonations de la corvette.

– Je suis bien obligé de me rendre… avoua Ernest.

– Et quelles ont été nos incertitudes, nos angoisses, reprit M. Zermatt, pendant les trois jours qui ont suivi, alors que la tempête nous empêchait de retourner à l’îlot renouveler nos signaux, et quelle crainte que le bâtiment ne fût reparti avant que nous eussions pu le rejoindre !…

– Oui, mes amis, observa M. Wolston, c’eût été pour vous une affreuse déception ! Constater qu’un navire avait relâché dans cette baie, sans que vous eussiez communiqué avec lui !… À mon avis, toutefois, vos chances d’être rapatriés n’en étaient pas moins très augmentées…

– Cela n’est pas douteux, déclara Ernest, puisque notre île n’était plus inconnue, puisque ce navire devait en avoir relevé le gisement qui eût figuré sur les cartes marines… Quelque bâtiment fût venu un jour ou l’autre prendre possession de cette terre…

– Enfin, et pour conclure, dit Jack, la Licorne est arrivée, la Licorne a été signalée, la Licorne a été visitée, la Licorne est partie, la Licorne reviendra, et, ce qui nous reste à faire, je pense, c’est…

– De déjeuner ?… demanda en riant Annah Wolston.

– Précisément, répliqua Ernest.

– À table donc, s’écria Jack, car j’ai une faim à dévorer mon assiette… et un estomac à la digérer ! »

Tout le monde fut d’accord pour s’installer au fond de la grève, près de la coupure, à l’abri des rayons du soleil. On alla chercher les provisions de la pinasse, conserves de viandes, jambons fumés, volailles froides, gâteaux de cassave, pain cuit de la veille. En fait de boisson, la cambuse de la pinasse possédait plusieurs fûts d’hydromel, et même quelques bouteilles du vin de Falkenhorst qui seraient débouchées au dessert.

Après le débarquement des vivres et des ustensiles, Mme Wolston, Mme Zermatt et Annah mirent le couvert sur un tapis de sable fin doublé d’épaisses touffes d’un varech très sec. Puis, chacun prit sa part d’un déjeuner copieux qui permettrait d’attendre le dîner de six heures du soir.

Assurément, débarquer sur cette grève, se rembarquer, relâcher en un autre point du littoral, puis le quitter dans les mêmes conditions, cela n’aurait point valu la peine d’avoir entrepris ce voyage. Le district de la Terre-Promise ne devait comprendre, en somme, qu’une minime portion de la Nouvelle-Suisse.

Aussi, dès que le repas fut achevé, M. Wolston de dire : « Cet après-midi, je propose de l’employer à pousser une pointe vers l’intérieur…

– Et sans perdre de temps !… s’écria Jack. Nous devrions déjà être à une bonne lieue d’ici…

– Vous n’auriez pas parlé de la sorte avant le déjeuner, lui fit observer Annah en souriant, car vous avez mangé autant que quatre…

– Et je suis prêt à faire quatre fois plus de chemin… répondit Jack, et même à aller jusqu’au bout du monde… de notre petit monde, s’entend !

– Mais si tu vas si loin, si loin, mon cher enfant, dit Mme Zermatt, il nous sera impossible de te suivre… Ni Mme Wolston, ni Annah, ni ta mère ne se risqueraient à t’accompagner…

– Décidément, déclara M. Zermatt, en frappant sur l’épaule de son fils, je ne sais plus comment m’y prendre pour calmer les impatiences de notre Jack !… Il n’y a aucun moyen de le retenir… Je crois même que jamais Fritz n’a montré tant de…

– Fritz ?… riposta Jack. Eh ! ne faut-il pas que je cherche à le remplacer en toutes choses ?… Au retour, il ne sera plus ce qu’il était avant de partir…

– Et pourquoi ?… demanda Annah.

– Parce qu’il sera marié, père de famille, papa et même grand-papa… pour peu qu’il tarde à revenir…

– Y pensez-vous, Jack ?… repartit Mme Wolston. Fritz grand-père après un an d’absence !…

– Enfin… grand-père ou non, il sera marié…

– Et pourquoi ne serait-il plus le même ?… reprit Annah Wolston.

– Laissez dire Jack, ma chère Annah, répondit Ernest. Son tour de faire un excellent mari arrivera comme à Fritz !…

– Comme à toi, frère, repartit Jack, en regardant Ernest et la jeune fille. Quant à moi, cela m’étonnerait, et je crois que la nature m’a spécialement créé pour être oncle… le meilleur des oncles… un oncle de la Nouvelle-Suisse !… Mais il ne s’agit pas, que je sache, d’aller se prélasser aujourd’hui en habit de noces devant le syndic de Felsenheim… Il s’agit de pousser une reconnaissance au-delà de cette falaise…

– Je pense, observa alors Mme Wolston, que Mme Zermatt, Annah et moi, nous ferons mieux de rester ici pendant votre excursion, qui sera très fatigante, si elle se prolonge jusqu’au soir. Cette grève est absolument déserte, et nous n’avons aucune mauvaise visite à craindre. D’ailleurs, il nous serait toujours facile de retourner à bord de la pinasse… De cette façon, en nous laissant au campement, vous ne risquerez ni d’être retardés ni d’être arrêtés…

– Ma chère Merry, dit M. Zermatt, je crois, en effet, que vous seriez ici en parfaite sûreté… Et, pourtant, je ne serais pas tranquille en vous quittant…

– Bon ! proposa Ernest, je ne demande pas mieux que de rester… pendant que…

– Ah ! s’écria Jack, voilà bien notre savant !… Rester… sans doute pour remettre le nez dans ses bouquins !… Je suis sûr qu’il a fourré un ou deux volumes à fond de cale !… Eh bien ! qu’il reste, mais à la condition qu’Annah vienne avec nous…

– Et Mme Wolston et ta mère également, ajouta M. Zermatt. Toute réflexion faite, cela vaut mieux. Elles s’arrêteront, lorsqu’elles seront fatiguées…

– Et alors Ernest pourra leur tenir compagnie… s’écria Jack en riant de plus belle.

– Ne perdons pas de temps, dit M. Wolston. Le difficile eût été de gravir cette falaise, dont j’estime la hauteur à cent ou cent cinquante pieds. Par bonheur, les pentes de cette coupure ne sont pas raides, et celle-ci donne accès au plateau supérieur. Une fois sur la crête, nous déciderons ce qu’il conviendra de faire…

– En route… en route !… » répéta Jack.

Avant de partir, M. Zermatt alla vérifier l’amarrage de l’Élisabeth. Il s’assura que même à marée basse elle n’était point exposée à toucher, et qu’à marée haute, elle ne risquait pas de heurter les roches.

La petite troupe se dirigea donc vers la coupure. Il va sans dire que les hommes portaient chacun un fusil, un sac à plomb, une poire à
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poudre et les cartouches à balles préparées par Jack. En somme, le jeune chasseur comptait bien abattre quelque gibier, peut-être quelque fauve, d’espèce connue ou inconnue, en cette partie de la Nouvelle-Suisse.

Braun et Falb quêtaient en avant. On les suivit par une sorte de sentier oblique, dont les sinuosités rachetaient la raideur. À la saison des pluies, la coupure devait servir de déversoir aux eaux du plateau, transformées en torrent. Mais, à cette époque, en plein été, le lit était à sec. Comme on marchait entre des roches prêtes à se précipiter en avalanches pour peu qu’un choc dérangeât leur équilibre, il y eut quelques précautions à prendre.

Il ne fallut pas moins d’une demi-heure, étant donnés les détours, pour atteindre le sommet de la falaise. Le premier qui déboucha sur la crête, – on ne saurait s’en étonner, – fut l’impatient Jack.

Devant ses yeux, vers l’ouest, une vaste plaine se développait à perte de vue.

Jack demeurait là stupéfait. Il se tournait et se retournait. Puis, lorsqu’il eut été rejoint par M. Wolston :

« En voilà un pays !… s’écria-t-il. Quelle surprise et aussi quelle déception ! »

Cette déconvenue devint générale, lorsque M. Zermatt et ses compagnons eurent paru sur le plateau. Mmes Wolston et Zermatt, Annah près d’elles, s’étaient assises au pied d’un quartier de roche. Pas un arbre qui eût pu fournir un abri contre un soleil dévorant, pas un tapis de verdure pour s’étendre. Le sol pierreux, semé de blocs erratiques, impropre à toute végétation, était tapissé, par places, de ces mousses sauvages auxquelles l’humus n’est point nécessaire. On aurait dit, ainsi que le déclara M. Zermatt, un désert de l’Arabie Pétrée confinant au fertile district de la Terre-Promise.

Oui ! surprenant contraste avec cette région qui se développait entre le ruisseau des Chacals et le cap de l’Espoir-Trompé, cette campagne qui s’étendait au delà du défilé de Cluse, la vallée de Grünthal, les territoires limitrophes de la baie des Perles ! Et, il convient de le répéter après Mme Zermatt, quelle eût été la situation de la famille naufragée, si le bateau de cuves l’avait déposée sur la côte orientale de l’île ?…

Ainsi donc, depuis cette falaise jusqu’à la baie du Salut qui se dessinait à deux lieues dans l’ouest, le regard n’embrassait qu’une contrée désolée, sans verdure, sans arbres, sans un cours d’eau. Aucun quadrupède ne se montrait à sa surface. Il semblait qu’elle fût abandonnée même des oiseaux de terre et de mer.

« Voici l’excursion terminée, dit M. Zermatt, du moins dans cette partie de notre île…

– Assurément, répondit M. Wolston, et il me paraît inutile de braver cette chaleur torride pour reconnaître un pays pierreux, dont il n’y a rien à faire.

– Combien la nature est capricieuse et fantaisiste !… observa Ernest. Elle ne procède que par contrastes !… Là-bas, toutes ses forces productrices en action… Ici, la plus effroyable stérilité…

– Je pense, dit alors Mme Zermatt, que le mieux est de redescendre sur la grève et de nous rembarquer…

– C’est mon avis, ajouta Mme Wolston.

– Soit, dit Jack, mais pas avant d’avoir grimpé à la pointe des dernières roches ! »

Et il montrait un entassement qui s’élevait sur la gauche d’une soixantaine de pieds au-dessus du sol. En moins de cinq minutes, il en eut atteint le sommet. Puis, après avoir promené son regard sur l’horizon environnant, il cria à M. Wolston, à son père et à son frère de venir le rejoindre.

Fallait-il en conclure qu’il avait fait une découverte dans la direction du sud-est que sa main indiquait ?…

MM. Wolston et Zermatt, non sans quelque peine, se furent bientôt hissés près de lui. En cette direction, en effet, le littoral présentait un aspect tout différent.

À deux lieues de la baie de la Licorne, la falaise, se rabaissant par un angle brusque, aboutissait à une large vallée, vraisemblablement arrosée par une des principales rivières de l’île. Sur le revers opposé de cette dépression se déroulait la masse verdoyante de bois épais. Entre les intervalles et au delà, la campagne développait une végétation puissante jusqu’aux extrêmes lointains du sud et du sud-ouest.

La portion stérile paraissait se réduire à cette aire de cinq à six lieues superficielles comprise entre le cap de l’Est et la baie du Salut.

Si jamais région demandait à être explorée, c’était bien celle qui se montrait pour la première fois aux regards. Que de surprises, que d’avantages elle ménageait peut-être, bien qu’elle ne pût jamais faire oublier la Terre-Promise !

« Partons… dit Jack.

– Partons, » répéta M. Wolston, prêt à s’élancer dans la direction de la nouvelle vallée.

Mais deux grandes lieues sur un sol semé de blocs, en se frayant un passage entre les roches, que de temps il aurait fallu pour les franchir, que de fatigues aussi, sans parler des risques d’insolation sur ce plateau dénudé!

Aussi M. Zermatt dut-il modérer l’impatience de M. Wolston et de Jack en disant :

« Pas aujourd’hui… La journée est trop avancée… Attendons à demain… Au lieu de traverser cette région à pied, nous nous y rendrons par mer… La vallée que nous apercevons aboutit certainement à une coupée du littoral… à une crique où se jette quelque rivière… Si la pinasse peut y trouver un bon mouillage, nous consacrerons un ou deux jours à une sérieuse reconnaissance de l’intérieur. »

C’était le parti le plus sage, et personne n’y voulut faire d’objection.

Après un dernier coup d’œil, MM. Zermatt, Wolston et Jack descendirent et firent connaître ce qui avait été résolu. L’exploration, remise au lendemain, s’effectuerait dans des conditions qui permettraient à tout le monde d’y prendre part sans dangers et sans fatigues.

Il ne restait plus qu’à dévaler le sentier à travers la coupure, et il ne fallut que quelques minutes pour atteindre le pied de la falaise.

Si le gibier manquait aux grèves de la baie de la Licorne, – ce qui motiva les plaintes de Jack, – les poissons fourmillaient dans ses eaux et les crustacés entre ses roches, – ce dont Ernest se déclara fort satisfait. Avec l’aide d’Annah, il tendit des filets et fit bonne pêche. Il y eut donc au dîner un plat supplémentaire de gros crabes à chair très fine, et une friture de petites soles de bonne qualité.

Le dîner achevé, une dernière promenade conduisit jusqu’à l’extrémité de la grève et, vers neuf heures, les passagers étaient rentrés à bord de l’Élisabeth.