Seconde Patrie/XIV

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Magasin d'éducation et de récréation (p. 288-305).
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XIV

L’arrivée à la cime du cône. – Regards portés en toutes directions. – Ce que l’on voit au nord, à l’est et à l’ouest. – La région du sud. – Un navire à l’horizon. – Le pavillon britannique.

Cette hauteur de six cents pieds dépasse d’un tiers environ celle de la grande pyramide d’Égypte. Cette pyramide, il est vrai, est garnie sur ses flancs de marches gigantesques qui facilitent l’ascension, et sans lesquelles il serait pour ainsi dire impossible d’atteindre l’extrême pointe du monument pharaonique de Gizeh. Or l’angle que formaient les lignes obliques du cône avec la perpendiculaire était encore plus ouvert que celui de la grande pyramide.

En réalité, ce n’était qu’un monstrueux entassement de roches à peine en équilibre, ou, si l’on veut, un énorme tas de pierres accumulées sans ordre. Il présentait cependant des rebords, des arêtes, des ressauts, des bourrelets, sur lesquels le pied pouvait trouver un point d’appui. Toujours en avant, Jack s’assurait de leur solidité, tâtonnait à gauche, à droite, et c’est en le suivant, sans trop de hâte, que M. Wolston et Ernest se hissèrent graduellement de bloc en bloc.

Quelle aridité désolante à la surface de cette troisième zone ! On n’apercevait aucune trace du règne végétal, si ce n’étaient, ça et là, certaines touffes de ces maigres pariétaires auxquelles suffisent quelques pincées d’humus, et aussi de larges plaques de lichen sec qui coloraient les roches d’un vert grisâtre.

Le difficile était de ne point glisser le long de ce flanc, parfois aussi lisse qu’un miroir. Les chutes eussent été mortelles, car on aurait dévalé à la base du cône. Il fallait se garder aussi de provoquer avec le déplacement des agrégats jetés là pêle-mêle des avalanches qui auraient roulé jusqu’au pied de la chaîne.

Du reste, granit et calcaire entraient seuls dans la composition de cette puissante ossature de la montagne. Rien n’y trahissait une origine volcanique, de nature à menacer la Nouvelle-Suisse d’éruptions ou de tremblements de terre.

M. Wolston, Jack et Ernest parvinrent à mi-hauteur du cône sans accidents. En gravissant les endroits praticables, ils n’avaient pas toujours pu éviter des éboulements.

Trois ou quatre gros blocs, après avoir furieusement rebondi sur les pentes, allèrent se perdre dans les profondeurs de la forêt, avec un bruit de tonnerre, que répercutèrent les nombreux échos de la montagne.

À cette altitude planaient encore quelques volatiles, uniques représentants de la vie animale de cette troisième zone, sur laquelle ils ne cherchaient pas à se reposer. Ce n’était point de ces oiseaux de petite taille, qui ne quittaient pas les massifs de la sapinière. Quelques couples de puissants volateurs à large envergure, battant l’air à lents coups d’aile, dépassaient parfois la cime du cône. Quelle tentation éprouva Jack de les tirer, et avec quelle joie il eût frappé d’une balle ces vautours de l’espèce « umbu » et ces gigantesques condors que la présence de l’homme surprenait au milieu de ces mornes solitudes.

Aussi plus d’une fois le jeune chasseur fit-il le mouvement d’épauler son fusil.

« À quoi bon ?… lui criait M. Wolston.

– Comment… à quoi bon ?… répondait Jack, mais à… »

Et, sans achever sa phrase, après avoir remis son arme en bandoulière, il s’élançait sur les roches.

Ainsi fut épargnée la vie d’un superbe aigle de Malabar. D’ailleurs, au lieu de l’abattre, mieux eût valu s’en emparer. Il aurait pu remplacer le fidèle compagnon de Fritz, qui avait succombé dans le combat avec le tigre lors du voyage à la découverte de la Roche-Fumante. À mesure que le talus montait vers la crête supérieure, il se faisait de plus en plus roide, – un véritable pain de sucre. M. Wolston se demandait même s’il y aurait place pour trois personnes sur sa pointe. Il fallait maintenant s’entr’aider les uns les autres, ou plutôt l’un l’autre. Jack commençait par attirer Ernest, qui attirait ensuite M. Wolston. En vain avaient-ils cherché à contourner la base du cône. C’était par le côté nord, en somme, que l’ascension présentait les moindres difficultés.

Enfin, vers deux heures de l’après-midi, une voix vibrante se fit entendre, – la voix de Jack, – la première sans doute qui eût jamais résonné à cette cime :

« Une île… c’est bien une île ! »

Un dernier effort de M. Wolston et d’Ernest les éleva jusqu’à Jack. Là, sur un étroit espace de deux toises carrées, harassés, époumonés, presque incapables de parler, ils s’étendirent pour reprendre haleine.

Que la Nouvelle-Suisse fût une île, la question était résolue depuis l’arrivée de la Licorne. Mais si la mer l’entourait de toutes parts, c’était à des distances inégales de la montagne. Très développée vers le sud, plus restreinte vers l’est et l’ouest, réduite à une simple bordure bleuâtre vers le nord, elle resplendissait sous les rayons du soleil, qui se trouvait à quelques degrés au-dessous de son point de culmination. Tout d’abord, Ernest dut constater que la chaîne n’occupait pas la partie centrale de l’île. En s’élevant au contraire sur sa portion méridionale, elle suivait une courbe assez régulière, tracée du levant au couchant.

De ce point haut de quinze cents pieds au-dessus du niveau de l’Océan, le rayon de vue mesurait environ dix-sept à dix-huit lieues jusqu’à l’horizon. Mais il s’en fallait que la Nouvelle-Suisse comprît une telle superficie.

Aussi, lorsque M. Wolston lui posa une question à ce sujet, Ernest répondit:

« À mon estime, notre île doit avoir de soixante à soixante-dix lieues de circonférence… Ce qui serait une aire déjà considérable et supérieure à celle du canton de Lucerne.

– Et quelle serait approximativement son étendue ?… demanda M. Wolston.

– Autant que je puis l’évaluer, en tenant compte de sa configuration, sorte d’ovale qui se dessine de l’est à l’ouest, répondit Ernest, elle pourrait mesurer quatre cents lieues carrées, soit moitié moins que la Sicile…

– Eh !… fit Jack, il y a nombre d’îles des plus qualifiées qui ne la valent pas…

– Très juste, reprit Ernest, et entre autres, si mes souvenirs sont exacts, l’une des principales de la Méditerranée… qui, d’une importance capitale pour l’Angleterre, n’a que neuf lieues de longueur sur quatre de large.

– Laquelle ?…

– Malte.

– Malte !… s’écria M. Wolston, dont tout le « britannisme » fut surexcité à ce nom. Eh bien, pourquoi la Nouvelle-Suisse ne deviendrait-elle pas la Malte de l’océan Indien ?… »

Et Jack de faire à part lui cette trop naturelle réflexion, c’est que la vieille Suisse aurait bien pu la garder pour elle et fonder là une belle colonie helvétique.

Le ciel était très clair, l’atmosphère absolument dégagée de brumes jusqu’aux extrêmes limites. On ne sentait pas trace d’humidité dans l’air ambiant, et le relief du sol s’accusait avec une netteté parfaite.

Comme la descente devait exiger trois fois moins de temps que la montée, M. Wolston et les deux frères pouvaient disposer de quelques heures avant que le moment fût venu de regagner la sapinière. Aussi, en se passant tour à tour la longue-vue, observèrent-ils avec soin la vaste campagne qui se déployait à leurs pieds.

Ernest, son carnet et son crayon à la main, traçait les lignes de cet ovale que traversaient le dix-neuvième parallèle de l’hémisphère méridional sur une longueur de vingt-quatre lieues environ, et le cent quatorzième méridien est sur une longueur de dix-neuf.

Voici ce qu’il était aisé de reconnaître dans la direction du nord, à une distance qui pouvait se mesurer par dix ou onze lieues à vol d’oiseau. D’abord, au delà du littoral, une étroite marge de mer baignait la partie comprise entre le cap de l’Espoir-Trompé et le promontoire qui fermait la baie des Perles à l’ouest.

« Non, aucune erreur n’est possible, répétait Jack, et je n’ai pas besoin de lunette pour reconnaître la Terre-Promise puis la côte jusqu’à la baie du Salut !…

– En effet, ajouta M. Wolston, et à l’extrémité de cet angle opposé, voici le cap de l’Est qui couvre la baie de la Licorne.

– Par malheur, reprit Jack, même avec l’excellente longue-vue d’Ernest, on ne peut rien voir de la partie qui avoisine le ruisseau des Chacals…

– Cela tient, répondit Ernest, à ce qu’elle est cachée par la lisière de roches qui la limite au sud. Puisque de Felsenheim et de Falkenhorst on n’aperçoit pas le sommet de la chaîne, du haut de la chaîne on ne peut apercevoir ni Felsenheim ni Falkenhorst… C’est logique… je suppose…

– Tout à fait, triple logicien que tu es !… répondit Jack. Mais cela devrait être également vrai du cap de l’Espoir-Trompé, et cependant, c’est bien lui, ce promontoire qui s’avance au nord, et puisque nous l’apercevons…

– Bien qu’il soit certain, répondit Ernest, que de ce cap, et même de Prospect-Hill, on voie le cône, la première condition pour voir, c’est de regarder. Or, il est probable que nous ne l’avons jamais fait avec assez d’attention…

– De tout cela, ajouta M. Wolston, il faut conclure que la chaîne proprement dite ne peut être aperçue que des hauteurs de la vallée de Grünthal…

– C’est cela même, monsieur Wolston, déclara Ernest, et ces hauteurs cachent Felsenheim à nos regards.

– Je le regrette, ajouta Jack, car je suis sûr qu’on aurait distingué mon père, ma mère, Mme  Wolston et Annah… Et s’ils avaient eu l’idée de se rendre à Prospect-Hill, je gage que nous aurions pu les reconnaître… avec la longue-vue, s’entend… Car, enfin, ils sont là-bas, parlant de nous, comptant les heures, se disant : nos absents devaient être hier au pied de la montagne, et aujourd’hui, ils doivent être à sa cime… Et ils se demandent quelle est l’étendue de la Nouvelle-Suisse… et si elle fait bonne figure dans la mer des Indes…

– Bien parlé, mon cher enfant, c’est comme si nous les entendions… dit M. Wolston.

– Et comme si nous les voyions… affirma Jack. N’importe ! je persiste à regretter que ces rochers nous cachent le ruisseau des Chacals et notre habitation de Felsenheim…

– Regrets superflus, dit Ernest, auxquels il faut bien se résigner !

– Aussi c’est la faute de ce cône ! dit Jack. Pourquoi n’est-il pas plus élevé ?… S’il montait encore de quelques centaines de pieds dans les airs, nos familles nous verraient de là-bas… elles nous feraient des signaux…, elles hisseraient un pavillon au pigeonnier de Felsenheim !… Nous leur dirions bonjour avec le nôtre…

– Voilà Jack parti !… répliqua M. Wolston.

– Et je suis sûr qu’Ernest verrait Annah…

– Mais je la vois toujours…

– C’est entendu… même sans lorgnette, s’écria Jack. Hein ! comme ça porte loin, les yeux du cœur ! »

En somme, on ne pouvait apercevoir aucun détail de la Terre-Promise. Dans ces conditions, il ne restait donc aux observateurs qu’à prendre une vue exacte de l’île en relevant ses contours et sa configuration géologique.

La côte vers le levant, au revers de la baie de la Licorne, présentait une bordure rocheuse qui encadrait toute cette partie aride, précédemment reconnue lors du premier voyage de la pinasse. Puis les falaises se rabaissaient, le littoral s’exhaussait vers l’embouchure de la rivière Montrose pour finir en un promontoire aigu, et il se recourbait à l’endroit où la chaîne prenait naissance au sud-est.

On entrevoyait, comme un filet lumineux, les sinuosités de la Montrose. Dans son cours d’aval, la rivière arrosait une région boisée et verdoyante, – région dénudée dans son cours d’amont. Alimentée par de nombreux rios descendus des derniers étages de la sapinière, elle faisait de nombreux détours. Au-delà des futaies épaisses entre les massifs et les bouquets d’arbres, se succédaient des plaines, des prairies, jusqu’aux extrêmes limites occidentales de l’île, là où se dressait un morne très élevé auquel s’appuyait l’autre extrémité de la chaîne à la distance de cinq ou six lieues.

En plan géométral, l’île représentait assez exactement le dessin d’une feuille d’arbre, plus large que longue, dont le pétiole aurait été allongé vers le sud, ses nervures ligneuses dessinées par des arêtes de roches, son tissu cellulaire représenté par cette verte campagne qui occupait la plus grande partie de sa surface.

Dans l’ouest scintillaient sous les rayons solaires d’autres cours d’eau, qui constituaient un important système hydrographique, plus complet que celui du nord et de l’est, réduit à la Montrose et à la rivière Orientale.

Donc, pour résumer, la Nouvelle-Suisse, sur les cinq sixièmes à tout le moins de sa surface au nord de la chaîne montrait une admirable fertilité et elle suffirait à nourrir plusieurs milliers d’habitants.

Quant à sa situation au milieu de ces parages de l’océan Indien, il était évident qu’elle ne se rattachait à aucun groupe insulaire, à aucun archipel. La longue-vue ne relevait aucune apparence de terre jusqu’à l’extrême horizon au large. C’était à trois cents lieues qu’il fallait chercher la côte la plus rapprochée et, on le sait, celle de la Nouvelle-Hollande.

Toutefois, si l’île ne possédait pas un cortège d’îlots détachés de son littoral, un point rocheux émergeait à quatre lieues environ dans l’ouest de la baie des Perles. Jack braqua son instrument dans cette direction :

« La Roche-Fumante… qui ne fume pas… s’écria-t-il, et je vous certifie que Fritz n’aurait pas eu besoin de lunette pour la reconnaître !… »

Ainsi la Nouvelle-Suisse, en sa plus grande étendue, pouvait convenir à l’établissement d’une importante colonie. Toutefois, ce qu’offraient le nord, l’est et l’ouest, il n’aurait pas fallu le demander au midi.

En s’arrondissant comme un arc, les deux extrémités de la chaîne venaient s’appuyer sur le littoral, à une distance presque égale de la base du cône qui en occupait le centre. La partie encadrée de cet arc était limitée par une succession de falaises dont on ne pouvait apercevoir la base, et qui semblaient taillées à pic.

Quel contraste entre cette sixième partie de l’île et les cinq autres, si largement favorisées de la nature ! Là s’étalait la profonde désolation d’un désert, toute l’horreur du chaos. La zone supérieure de la chaîne se continuait jusqu’à l’extrémité méridionale de l’île, – zone qui semblait être infranchissable. Il était possible, cependant, qu’elle se raccordât de ce côté à la marge littorale par des défilés, des ravins, des gorges, des escarènes, – ainsi appelle-t-on les pentes très raides fortement ravinées. Quant au rivage, grèves sablonneuses ou rocheuses qui eussent permis de débarquer, ne se réduisait-il pas à quelque estran, – étroite bande qui découvre à mer basse ?…

M. Wolston, Ernest, Jack, subissant la navrante impression qui se dégageait de cette contrée, restèrent silencieux tandis qu’ils la parcouraient du regard. Et l’on ne s’étonnera pas qu’Ernest fût amené à faire cette réflexion :

«Si, après le naufrage du Landlord, nous avions été jetés sur cette côte, notre bateau de cuves s’y serait brisé, et quelle mort nous attendait… la mort par la faim !

– Vous avez raison, mon cher Ernest, répondit M. Wolston, et, sur ce littoral, il n’y aurait guère eu de salut à espérer… Il est vrai, si vous étiez parvenus à débarquer quelques lieues plus au nord, la terre productive, la campagne giboyeuse se fût offerte à vos yeux… Il est à craindre, pourtant, que cette affreuse région n’ait aucune communication avec l’intérieur, et je ne sais s’il aurait été possible d’y descendre par le revers méridional de la chaîne…

– Ce n’est pas probable, ajouta Jack, mais, en contournant la côte, nous aurions certainement rencontré l’embouchure de la rivière Montrose et la partie fertile de l’île…

– Oui… répondit Ernest, à la condition que notre bateau eût pu remonter vers l’est ou vers l’ouest… Or la côte sud ne lui aurait pas offert une baie comme la baie du Salut, où il est venu atterrir sans trop de peine ! »

Il était heureux, assurément, que les naufragés du Landlord eussent été poussés vers le rivage septentrional de la Nouvelle-Suisse. Sans cette circonstance, comment auraient-ils pu échapper à la plus horrible des morts, au pied de ce monstrueux entassement de roches ?…

M. Wolston, Ernest et Jack voulurent demeurer à la pointe du cône jusqu’à quatre heures de l’après-midi. Ils prirent tous les relèvements nécessaires pour établir la carte de la Nouvelle-Suisse, – carte qui resterait incomplète dans la partie du sud, puisque cette partie échappait à leurs regards. Mais le travail s’achèverait à l’arrivée de la Licorne, lorsque le lieutenant Littlestone aurait terminé la reconnaissance hydrographique de l’île.

À ce moment, après avoir détaché une feuille de son carnet, Ernest y traça les lignes suivantes:

« Aujourd’hui, 30 septembre 1817, quatre heures du soir, à la cime du cône de… »

S’interrompant alors :

« Comment l’appellerons-nous, ce cône ?… demanda-t-il. Il me semble d’ailleurs que pic vaudrait mieux que cône…

– Soit… le pic des Regrets, répondit Jack, puisque nous n’avons pu apercevoir Felsenheim…

– Non… le pic Jean-Zermatt en l’honneur de votre père, mes enfants… » proposa M. Wolston.

Cette proposition fut acceptée avec joie. Jack tira une tasse de sa gibecière. M. Wolston et Ernest en firent autant. Quelques gouttes de l’eau-de-vie des gourdes y furent versées, puis bues après un triple hurrah.

Ernest put continuer d’écrire:

« … à la cime du pic Jean-Zermatt, c’est à vous, mes chers parents, à vous, madame Wolston, à vous, ma chère Annah, que nous adressons ce billet, confié à notre fidèle messager, lequel, plus favorisé que nous, sera bientôt de retour à Felsenheim.

« Notre Nouvelle-Suisse, isolée dans ces parages de l’océan Indien, peut mesurer de soixante à soixante-dix lieues de circonférence. Très fertile sur la plus grande partie de sa surface, elle est stérile et paraît être inhabitable au revers méridional de la chaîne.

« Dans deux fois vingt-quatre heures, comme le retour se fera plus vite, il est possible que nous soyons près de tous ceux que nous aimons, et avant trois semaines, avec la permission de la Providence, il y a lieu d’espérer que nous aurons revu nos absents si impatiemment attendus.

« De la part de M. Wolston, de mon frère Jack et de votre respectueux fils, compliments pour vous, chers parents, pour Mme  Wolston et pour ma chère Annah,

« ERNEST. »

Le pigeon fut tiré de sa petite cage, et, après que le billet eut été attaché à sa patte gauche, Ernest le laissa prendre son vol.

Tout d’abord, l’oiseau s’éleva de trente à quarante pieds au-dessus du cône, comme s’il eût voulu porter son regard à une plus grande distance. Puis, servi par ce merveilleux instinct de l’orientation, – ce sixième sens dont chaque animal semble être pourvu, – il partit à rapides coups d’aile dans la direction nord et ne tarda pas à disparaître.

Il ne restait plus maintenant qu’à arborer sur la cime du pic Jean-Zermatt le pavillon, qui aurait pour mât le long bâton de M. Wolston planté entre les dernières roches.

Cette opération achevée, il ne resterait plus qu’à dévaler au pied de la chaîne, à gagner la grotte, à s’y réconforter d’un bon repas dont la chasse fournirait les éléments, et enfin à jouir d’un repos bien dû après une journée si fatigante.

Le départ s’effectuerait le lendemain, dès l’aube. À suivre la route déjà connue, il n’était pas impossible d’atteindre Felsenheim en moins de quarante-huit heures.

M. Wolston et Jack s’occupèrent donc d’enfoncer le bâton assez solidement pour qu’il résistât aux rafales extrêmement violentes à cette hauteur.

« L’essentiel, fit observer Jack, c’est que notre pavillon se maintienne à cette place jusqu’à l’arrivée de la Licorne, afin que le lieutenant Littlestone puisse l’apercevoir dès que la corvette sera en vue de l’île… Voilà qui fera battre le cœur de Fritz et de Jenny, de François, de vos enfants, monsieur Wolston, et aussi le nôtre, quand nous entendrons les vingt et un coups de canon qui salueront le pavillon de la Nouvelle-Suisse ! »

Entre les interstices des roches il fut aisé d’assujettir le bâton en l’y coinçant avec de petites pierres.

Au moment où il allait fixer le pavillon à son extrémité, M. Wolston, tourné vers l’est, regarda dans cette direction. Il parut le faire assez obstinément pour que Jack lui demandât :

« Qu’y a-t-il donc, monsieur Wolston ?…

– J’ai cru encore voir… répondit celui-ci, en appliquant l’oculaire de la longue-vue à son œil.

– Voir ?… répéta Ernest.

– Une fumée au-dessus du rivage, répondit M. Wolston, à moins que ce ne soit une vapeur comme celle que j’avais aperçue, lorsque la pinasse se trouvait par le travers de la rivière Montrose.

– Eh bien, dit Ernest, se dissipe-t-elle ?…

– Non… affirma M. Wolston… et ce doit être à la même place… à l’extrémité de la chaîne… Est-ce que, depuis plusieurs semaines, des naufragés ou des sauvages seraient campés sur cette partie de la côte ?… »

Ernest observa à son tour l’endroit indiqué, mais n’aperçut plus rien en cette direction.

« Eh, monsieur Wolston, ce n’est pas de ce côté-là qu’il faut regarder… c’est par ici… vers le sud… »

Et Jack tendit la main vers la mer au delà des énormes falaises qui dominaient le littoral.

« Mais c’est une voile… dit Ernest.

– Oui… une voile !… répéta Jack.

– Un bâtiment passe en vue de l’île, reprit Ernest et il paraît avoir le cap sur elle… »

M. Wolston, prenant la longue-vue, reconnut très distinctement un trois-mâts qui, toute toile dehors, faisait route à deux ou trois lieues au large.

Et alors Jack de s’écrier en gesticulant :

« C’est la Licorne !… ce ne peut être que la Licorne !… Elle ne devait arriver que vers la moitié du mois d’octobre, et elle arrive à la fin de septembre, en avance de quinze jours…

– Il n’y a rien d’impossible à cela, répondit M. Wolston. Néanmoins, avant de se prononcer, faudrait-il savoir exactement de quel côté ce bâtiment se dirige…

– Il se dirige vers la Nouvelle-Suisse, affirma Jack. Demain matin, il paraîtra à l’ouest de la baie du Salut, et nous ne serons pas là pour le recevoir !… Partons… monsieur Wolston… marchons toute la nuit… »

Une dernière observation d’Ernest arrêta Jack, qui se préparait à se laisser glisser sur le flanc du cône.

« Non, dit-il, regardez bien, monsieur Wolston… Ce bâtiment n’a pas le cap sur l’île…

– En effet, déclara celui-ci, après avoir suivi quelques instants le déplacement du navire.

– Alors… ce ne serait pas la Licorne ?… s’écria Jack.

– Non, affirma Ernest.

– D’ailleurs, ajouta M. Wolston, la Licorne accosterait par le nord-ouest, tandis que ce bâtiment marche vers le sud-est et s’éloigne de l’île. »

Il n’y avait point à s’y tromper… le trois-mâts signalé faisait route à l’est et ne cherchait même point à prendre connaissance de la Nouvelle-Suisse.

« Soit, répondit Jack, mais la Licorne ne tardera plus à venir, et du moins nous serons là pour faire les saluts réglementaires à la corvette de Sa Majesté George III ! »

Le pavillon, hissé à la pointe du pic Jean-Zermatt, se déploya sous la brise, tandis que Jack, déchargeant deux fois son fusil, lui rendait les honneurs.