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Seconde Patrie/XIX

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Magasin d'éducation et de récréation (p. 37-53).
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XVII

Le deuxième voyage de la Licorne. – Nouveaux passagers et officiers. – Relâche au Cap. – Le second Borupt. – Navigation contrariée. – Révolte à bord. – Huit jours à fond de cale. – Abandonnés en mer.

Si la Licorne, au lieu d’être un navire de guerre, eût été un bâtiment de commerce à destination de la Nouvelle-Suisse, elle aurait embarqué un nombre assez considérable d’émigrants. Cette île, sur laquelle l’attention publique venait d’être si vivement attirée, ne chômerait pas de colons. Les probabilités étaient même qu’ils se recruteraient principalement dans la population irlandaise que ses instincts et aussi la nécessité excitent à chercher en dehors de son pays des moyens d’existence. Là-bas, d’ailleurs, ce seraient autant d’hommes vigoureux et résolus auxquels le travail ne manquerait pas.

À bord de la Licorne, une cabine avait été réservée pour Fritz et sa femme, et, contiguë à celle-ci, une autre pour François, lesquels prendraient leurs repas à la table du capitaine Littlestone.

La navigation n’offrit rien de très particulier. Ce furent les incidents habituels des traversées, mer assez inconstante, contrariétés provenant de l’instabilité des vents, calmes qui, sous les tropiques, semblent ne devoir jamais finir, quelques rudes assauts de gros temps que la corvette, bien manœuvrée, supporta sans grand dommage. On croisa plusieurs bâtiments dans l’Atlantique sud, qui durent rapporter des nouvelles de la Licorne en Europe. À cette époque d’apaisement, après de si longues et si redoutables guerres, les mers étaient très sûres, et les navires ne couraient aucun danger sous ce rapport.

Fritz et François firent plus complète connaissance avec le chapelain qui avait connu le colonel Montrose aux Indes. À quel meilleur confident Jenny eût-elle pu parler de son père, si ce n’est celui qui avait eu avec le colonel d’étroites relations d’amitié ? C’est de cet excellent homme qu’elle apprit ce qu’il avait souffert lors de son retour en Angleterre, ses inquiétudes d’abord en attendant l’arrivée de la Dorcas, partie quelques jours avant le bâtiment qui allait le ramener en Europe. Quels tourments, puis quel désespoir, lorsqu’il fut malheureusement acquis que la Dorcas s’était perdue corps et biens ! Puis le colonel était parti, le cœur brisé, pour cette campagne d’où il ne devait pas revenir…

Cependant la Licorne, qui n’avait pas été très éprouvée dans sa traversée de l’Atlantique, rencontra de très mauvais temps au milieu des parages sud de l’Afrique. Une violente tempête l’assaillit dans la nuit du 9 août et les rafales la rejetèrent au large. La tourmente devenant de plus en plus violente, il fallut fuir par impossibilité de tenir la cape. Le capitaine Littlestone, bien secondé de ses officiers et de son équipage, déploya une grande habileté dans ces circonstances. Mais, à la suite de graves avaries qui la compromirent, la Licorne risqua d’engager. On dut couper le mât d’artimon et une voie d’eau s’étant déclarée à l’arrière, on ne parvint pas à l’aveugler sans peine. Enfin le vent ayant calmi, le capitaine Littlestone put reprendre sa route, ayant hâte de se réparer dans le port de Capetown.

Dès la matinée du 19 août furent signalées les premières hauteurs de la Table, cette montagne qui se dresse au fond de la baie de ce nom.

Aussitôt que la Licorne eut choisi son poste de mouillage, James Wolston, Suzan, Doll, amenés par un canot, montèrent sur le pont de la corvette.

Quel accueil reçurent Fritz, Jenny et François ! Quelle joie, à cet instant ! Les deux jeunes femmes étaient si heureuses de se revoir !… Et cette charmante Doll, qui rendit à Fritz le baiser que celui-ci fit retentir sur ses joues si fraîches !… Et d’imaginer que François fut moins bien partagé que son frère, non ! personne ne voudrait le croire !… Et enfin, quelle hâte tous avaient d’avoir définitivement fixé leur existence dans cette seconde patrie où les attendaient avec tant d’impatience les familles Zermatt et Wolston !

Depuis bientôt dix mois, en effet, aucune nouvelle n’avait pu leur arriver. Bien qu’il n’y eût pas à concevoir d’inquiétude sur le sort des hôtes de Felsenheim, l’absence ne laissait pas de paraître longue, interminable même. Avec quel bonheur tous se retrouveraient en vue de la Nouvelle-Suisse, dont le capitaine Littlestone connaissait la situation en longitude et en latitude ! De parler à toute heure de M. et de Mme Zermatt, d’Ernest et de Jack, de M. et Mme Wolston et d’Annah, cela ne diminuait pas les distances, cela ne valait pas le bonheur de se retrouver sur la Terre-Promise !

Pour ce qui était des affaires de James Wolston, elles avaient pu être liquidées dans des conditions avantageuses.

Mais alors on se trouva en face d’une impossibilité de reprendre immédiatement la mer. Les avaries de la Licorne étaient assez graves pour exiger une longue relâche dans le port de Capetown. Deux ou trois mois seraient nécessaires pour les réparer, après avoir opéré le déchargement de la corvette. Elle ne pourrait faire voile pour la Nouvelle-Suisse avant la fin d’octobre.

C’eût été un très regrettable contretemps, si l’occasion ne se fût présentée aux passagers de la Licorne d’abréger leur séjour au Cap.

Il y avait dans le port un bâtiment qui devait appareiller dans une quinzaine de jours. C’était le Flag, trois-mâts anglais de cinq cents tonneaux, capitaine Harry Gould, en partance pour Batavia dans les îles de la Sonde. Relâcher à la Nouvelle-Suisse l’écarterait très peu de sa route, et s’il voulait les prendre à bord, Fritz et sa femme, James et Suzan Wolston avec leur enfant, François et Doll étaient prêts à payer d’un bon prix le passage.

Cette proposition, faite au capitaine Gould, fut acceptée et les passagers de la Licorne transportèrent leurs bagages sur le Flag, où des cabines étaient mises à leur disposition.

Les préparatifs du trois-mâts furent achevés dans l’après-midi du 1er septembre. Ce soir-là, James Wolston, sa femme, sa sœur et le petit Bob vinrent occuper leurs cabines. Puis on prit, non sans quelque émotion, congé du capitaine Littlestone en lui promettant de guetter vers la fin de novembre l’arrivée de la Licorne à l’ouvert de la baie du Salut.

Le lendemain, le Flag mit en mer par un vent de sud-ouest très favorable, et avant le soir de cette première journée, les hauts sommets du Cap, reculés d’une quinzaine de lieues, disparurent à l’horizon.

Harry Gould était un excellent marin, dont le sang-froid égalait la résolution. Alors dans toute la force de l’âge, n’ayant pas dépassé quarante-deux ans, il avait fait ses preuves comme officier d’abord, puis en qualité de capitaine. Ses armateurs pouvaient avoir toute confiance en lui.

Cette confiance, le second du Flag, Robert Borupt, ne l’eût pas méritée. Du même âge que Harry Gould, d’un caractère jaloux, vindicatif, dominé par des passions violentes, il ne se croyait jamais récompensé suivant son mérite. Déçu dans son espoir de commander le Flag, il gardait au fond de l’âme, contre son capitaine, une sourde haine qu’il savait dissimuler. Mais cette disposition n’avait pu échapper au bosseman, John Block, homme intrépide et sûr, dévoué de cœur et d’âme à son chef. Or, l’équipage du Flag, comprenant une vingtaine de matelots, n’était pas de premier choix, et Harry Gould ne l’ignorait point. Le bosseman ne voyait pas sans déplaisir l’indulgence que Robert Borupt accordait trop souvent à certains matelots dont il y avait à se plaindre dans le service. Tout cela lui paraissait suspect, et il ne cessait d’observer le second, décidé à prévenir Harry Gould, qui écoutait volontiers ce brave et honnête marin.

Du 1er au 19 septembre, la navigation ne présenta aucune particularité. L’état de la mer, l’orientation du vent, bien qu’il ne soufflât qu’en petite brise, l’avaient assez favorisée. Il suffisait que le trois-mâts se maintînt à cette moyenne de vitesse pour avoir rallié les parages de la Nouvelle-Suisse vers la mi-octobre, c’est-à-dire dans les délais prévus.

Alors, il y eut lieu de reconnaître que des symptômes d’insubordination se manifestaient parmi l’équipage. Il semblait même que le relâchement de la discipline fût entretenu par le second et le troisième officier au mépris de tous leurs devoirs. Robert Borupt, poussé par sa nature jalouse et perverse, ne prenait aucune mesure pour enrayer le désordre. Bien au contraire, il l’autorisait par des propos indignes de ses fonctions, une faiblesse voulue envers les hommes, évitant de sévir, fermant les yeux sur des actes répréhensibles. Bref, on sentait peu à peu s’organiser la révolte.

Cependant le Flag continuait à gagner vers le nord-est. À la date du 19 septembre, le point ayant donné 20°17’ en latitude et 80°45’ en longitude, il se trouvait à peu près au milieu de l’océan Indien, sur la limite du tropique du Capricorne qu’il allait franchir.

Pendant la nuit précédente, des menaces de mauvais temps s’étaient produites, baisse brusque du baromètre, formation de nuages orageux, autant d’indices de ces redoutables tempêtes qui désolent trop souvent ces mers.

Vers trois heures de l’après-midi, un grain se leva si subitement que le bâtiment fut sur le point d’engager. Grave éventualité pour un navire qui, après s’être couché sur le flanc, n’obéit plus au gouvernail et risque de ne pouvoir se relever qu’à la condition de couper sa mâture. Et alors, une fois désemparé, incapable d’opposer résistance aux lames en prenant la cape, il est livré à toutes les fureurs de l’Océan.

Inutile de dire que, dès le début de cette tempête, les passagers avaient dû se renfermer dans leur cabines, car le pont était balayé par les coups de mer. Seuls, Fritz et François étaient restés en haut afin de donner la main à l’équipage.

Dès les premiers instants, Harry Gould avait pris son poste sur le banc de quart, le bosseman à la barre, tandis que le second et le troisième officier veillaient sur le gaillard d’avant. L’équipage se tenait prêt à exécuter les ordres du capitaine, car il s’agissait de vie ou de mort. La plus légère erreur de manœuvre, alors que les lames déferlaient contre le Flag à demi couché sur bâbord, eût entraîné sa perte. Tous les efforts devaient tendre à le redresser, puis à orienter sa voilure de manière qu’il pût se mettre debout aux rafales.

Et pourtant, cette erreur fut commise, sinon volontairement, puisque le navire risquait de sombrer, mais sans doute par une fausse interprétation des ordres du capitaine, qu’un officier n’aurait pas dû commettre, pour peu qu’il eût l’instinct d’un marin.

C’est au second, Robert Borupt, et à nul autre que lui qu’en revenait la responsabilité. Sous l’action du petit hunier, orienté mal à propos, le bâtiment engagea davantage, et un énorme paquet de mer embarqua par le couronnement.

« Ce maudit Borupt veut donc nous faire chavirer !… s’écria Harry Gould.

– Il a fait tout ce qu’il fallait pour cela ! » répondit le bosseman en essayant de mettre la barre à tribord.

Le capitaine se précipita sur le pont et se porta jusqu’à l’avant, au risque d’être déhalé par les lames et, après mille efforts, il atteignit le gaillard.

« À votre cabine, cria-t-il d’une voix courroucée au second, à votre cabine et n’en sortez plus ! »

La faute de Robert Borupt était si évidente qu’aucun des gens de l’équipage, prêts à se ranger autour de lui s’il leur en eût donné l’ordre, n’osa élever la voix. Le second obéit sans protester et regagna la dunette.

Tout ce qu’il était possible de faire, Harry Gould le fit alors. Par une juste orientation de ce que le Flag pouvait porter de toile, il parvint à le redresser, sans avoir été contraint d’abattre la mâture, et le navire ne présenta plus son travers à la houle.

Durant trois jours il fallut fuir devant cette tempête, au milieu de dangers qui furent heureusement évités par le capitaine et le bosseman. Presque tout ce temps, Suzan, Jenny et Doll durent se confiner dans leurs cabines, tandis que Fritz, François et James prenaient part aux diverses manœuvres.

Enfin, le 13 septembre, on put prévoir un prochain apaisement de ces troubles atmosphériques. Le vent mollit, et si la mer ne tomba pas immédiatement, du moins les lames ne balayèrent plus le pont du Flag.

Les passagères s’empressèrent alors de quitter leurs cabines. Elles savaient ce qui s’était passé entre le capitaine et le second, pourquoi celui-ci avait été démonté de ses fonctions. Quant au sort de Robert Borupt, il en serait décidé au retour devant un conseil maritime.

Il y eut de nombreuses avaries à réparer dans la voilure, et John Block, en dirigeant ce travail, vit clairement que l’équipage ne demandait qu’à se révolter.

Cet état de choses ne put échapper à Fritz, à François, à James Wolston, et leur inspira peut-être plus d’inquiétudes que ne leur en avait causé la tempête. Sans doute, le capitaine Gould n’hésiterait pas à sévir contre les mutins, quels qu’ils fussent, mais n’était-il pas trop tard ?…

Pendant les huit jours qui suivirent, il ne se produisit aucun fait contre la discipline. Comme le Flag avait été rejeté à plusieurs centaines de milles dans l’est, il était nécessaire de revenir vers l’ouest, afin de se retrouver en longitude avec la Nouvelle-Suisse.

Le 20 septembre, vers dix heures, à la surprise de tous, puisque ses arrêts n’avaient point été levés, Robert Borupt reparut sur le pont.

Les passagers, réunis sur la dunette, eurent le pressentiment que la situation, déjà grave, allait s’aggraver encore.

Dès que le capitaine Gould vit le second se diriger vers l’avant, il le rejoignit.

« Lieutenant Borupt, dit le capitaine, vous êtes consigné… Que venez-vous faire ici ?… Répondez…

– Oui… s’écria Borupt, et voici ma réponse !… »

Se tournant alors vers l’équipage :

« À moi, camarades !… commanda-t-il.

– Hurrah pour Robert Borupt ! » tels furent les cris qui retentirent de l’avant à l’arrière du navire.

Harry Gould rentra dans sa cabine, et ressortit un pistolet à la main. Il n’eut pas le temps d’en faire usage. Un coup de feu, tiré par un des matelots qui entouraient Robert Borupt, le blessa à la tête, et il tomba entre les bras du bosseman.

Contre tout un équipage révolté, poussé par le second et le troisième officier, il n’y avait aucune résistance possible. Vainement, John Block, Fritz, François, James Wolston, rangés près d’Harry Gould, voulurent-ils soutenir la lutte. En un instant, accablés par le nombre, ils furent dans l’impossibilité de se défendre, et dix matelots les descendirent dans le faux pont avec le capitaine.

Quant à Jenny, à Doll, à Suzan, elles furent, avec l’enfant, renfermées dans leurs cabines, dont les portes allaient être gardées par ordre de Robert Borupt, seul maître à bord.

Que l’on se figure la situation des prisonniers du faux pont où régnait une demi-obscurité, celle du malheureux capitaine en proie aux souffrances de cette blessure à la tête qui ne put être pansée qu’au moyen de compresses d’eau. Il est vrai, le bosseman ne lui épargna pas ses soins. Mais à quelle inquiétude furent en proie Fritz, François et James Wolston !… Les trois passagères, à la merci des révoltés du Flag !… Quelles angoisses les torturaient à la pensée qu’ils étaient réduits à l’impuissance!…

Plusieurs jours s’écoulèrent. Par deux fois, matin et soir, le panneau du faux pont se relevait, et les prisonniers recevaient quelque nourriture. Aux questions que leur adressait John Block, les matelots ne répondaient que par des paroles brutales et menaçantes. Au sujet des passagères, Fritz, François et James n’obtenaient que de grossières injures.

Toutefois, à diverses reprises, le bosseman et ses compagnons tentèrent de recouvrer leur liberté en forçant le panneau. Ce panneau était surveillé jour et nuit, et, d’ailleurs, en cas qu’ils fussent parvenus à le soulever, à maîtriser leurs gardiens, à monter sur le pont, quelles chances avaient-ils contre cet équipage, et quel traitement leur eût infligé Robert Borupt ?…

« Le misérable !… le misérable !… répétait Fritz en songeant à sa femme, à Suzan, à Doll…

– Oui… le plus abominable des coquins, répétait John Block, et s’il n’est pas pendu un jour ou l’autre, c’est qu’il n’y aurait plus de justice en ce monde ! »

Mais pour punir les rebelles, pour appliquer à leur chef le châtiment qu’il méritait, il eût fallu qu’un bâtiment de guerre se fût emparé du Flag. Or Robert Borupt ne commit pas la faute de le diriger vers des parages fréquentés, où ses complices et lui auraient couru le risque d’être poursuivis. Il devait l’avoir rejeté hors de son itinéraire, préférablement dans l’est, de manière à s’éloigner aussi bien des côtes d’Afrique que des côtes de l’Australie. Et chaque jour ajoutait cinquante, soixante lieues à la distance qui séparait le Flag du méridien de la Nouvelle-Suisse ! Harry Gould et le bosseman pouvaient reconnaître à la bande que donnait le navire, toujours incliné sur bâbord, qu’il marchait à grande vitesse. Les craquements qui se produisaient à l’emplanture des mâts indiquaient que le second forçait de toile. Lorsque le Flag aurait atteint ces lointains parages de l’océan Pacifique, propices aux pirateries, que deviendraient les prisonniers et les prisonnières ?… On ne pourrait les garder… Les jetterait-on sur quelque île déserte ?… Ah ! tout vaudrait mieux que de rester sur ce bâtiment entre les mains de Robert Borupt et de ses complices !

Ainsi, vers l’époque prévue, à défaut de la Licorne, retardée au Cap, le Flag n’arriverait pas en vue de la Nouvelle-Suisse !… On l’attendrait des semaines, des mois, et il n’apparaîtrait pas… Quelles seraient les inquiétudes des familles Zermatt et Wolston !… Et, lorsque la Licorne viendrait enfin mouiller dans la baie du Salut, en apprenant que le Flag avait fait route pour la colonie, qu’en faudrait-il conclure, si ce n’est qu’il avait dû périr corps et biens ?…

Une semaine s’était écoulée depuis que Harry Gould et ses compagnons avaient été renfermés dans le faux pont, sans aucune nouvelle des passagères. Or, ce jour-là, 8 octobre, il sembla que la vitesse du trois-mâts avait diminué, soit qu’il fût encalminé, soit qu’il eût mis en panne.

Vers huit heures du soir, une escouade de matelots s’introduisit près des prisonniers.

Ceux-ci n’eurent qu’à obéir aux ordres de le suivre que leur intima le troisième officier.

Que se passait-il en haut ?… Allait-on les rendre à la liberté ?… Un parti s’était-il formé contre Robert Borupt dans le but de restituer au capitaine Gould le commandement du Flag !…

Remontés sur le pont en présence de tout l’équipage, ils virent Robert Borupt qui les attendait au pied du grand mât. En vain, Fritz et François jetèrent-ils un regard à l’intérieur de la dunette, dont la porte centrale était ouverte. Aucune lampe, aucun fanal n’y projetait la moindre clarté.

Cependant, en s’approchant des bastingages de tribord, le bosseman put apercevoir l’extrémité d’un mât qui se balançait contre le flanc du navire.

Évidemment la grande chaloupe avait été mise à la mer.

Robert Borupt s’apprêtait-il donc à y embarquer le capitaine et ses compagnons, à les abandonner sur ces parages, à les livrer à tous les hasards de la mer, sans qu’ils pussent savoir s’ils se trouvaient à proximité d’un continent ou d’une île ?…

Et alors, ces malheureuses femmes, est-ce qu’elles allaient rester à bord, exposées à tant de périls ?…

À la pensée qu’ils ne les reverraient plus, Fritz, François, James voulurent tenter un dernier effort pour les délivrer, quitte à se faire tuer sur place.

Fritz s’élança du côté de la dunette en appelant Jenny. Mais on l’arrêta, comme on arrêta François, comme on arrêta James qui n’entendit pas Suzan répondre à son appel. Ils furent aussitôt maîtrisés, et, malgré leur résistance, affalés avec Harry Gould et John Block par-dessus les bastingages dans la chaloupe que sa bosse maintenait le long du navire.

Quelles ne furent pas leur surprise et leur joie… oui ! leur joie… Dans l’embarcation se trouvaient déjà les êtres chéris qu’ils avaient inutilement appelés !… Les passagères venaient d’être descendues quelques instants avant que les prisonniers eussent quitté le faux pont. Elles attendaient, en proie à des transes terribles, ignorant si leurs compagnons allaient être abandonnés avec elles au milieu de cette portion du Pacifique, vers laquelle Robert Borupt avait sans doute entraîné le Flag !…

Il y eut alors des scènes d’attendrissement, des pleurs versés !… Il leur semblait que d’être réunis, c’était la plus grande grâce que le Ciel eût pu leur faire !…

Et pourtant, quels dangers les menaçaient à bord de cette embarcation! On n’y avait jeté que quatre sacs de biscuit et de viande conservée, trois barils d’eau douce, divers ustensiles de cuisine, un paquet de vêtements et de couvertures pris au hasard dans les cabines, – à peine de quoi résister aux assauts des mauvais temps, aux tortures de la faim et de la soif !…

Mais ils étaient ensemble… La mort seule pourrait les séparer désormais…

Du reste, ils n’eurent pas le temps de réfléchir. Dans peu d’instants, avec le vent qui fraîchissait, le Flag se serait éloigné de quelques milles…

Le bosseman s’était placé à la barre, Fritz et François au pied du mât, prêts à hisser la voile, dès que la chaloupe ne serait plus à l’abri du navire.

Quand au capitaine Gould, il avait été déposé sous le tillac de l’avant. Hors d’état de se soutenir, étendu sur des couvertures, Jenny lui donnait ses soins.

À bord du Flag, les matelots, penchés au-dessus des bastingages, regardaient silencieusement. Pas un d’entre eux ne se sentait pris de pitié pour les victimes de Robert Borupt, et l’on voyait leurs yeux ardents luire dans l’obscurité.

En ce moment, une voix s’éleva, – la voix d’Harry Gould, à qui l’indignation rendit quelque force. Après s’être dégagé dû tillac, il venait de se traîner de banc en banc, et, à demi redressé :

« Misérables, s’écria-t-il, vous n’échapperez pas à la justice des hommes !…

– Ni à la justice de Dieu ! dit François.

– Largue !… » cria Robert Borupt.

La bosse retomba en dehors, la chaloupe resta seule, et le navire disparut au milieu des ombres de la nuit.