Seconde Patrie/XXV

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Magasin d'éducation et de récréation (p. 145-165).
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XXV

La seconde grotte. – Espoir déçu. – La chandelle de Fritz. – À travers le massif. – Plusieurs haltes. – Le plateau supérieur. – Rien au sud, ni à l’est, ni à l’ouest. – Au moment de redescendre…

De la terrible secousse qu’elle venait d’éprouver, Mme Wolston allait être quelque temps à se remettre. Mais enfin Bob lui était rendu, et est-il meilleur remède aux souffrances d’une mère que les caresses de son enfant !

Ce qui s’était passé, on le devine. En jouant avec l’albatros, Bob le suivit au fond de la grotte. L’oiseau s’étant engagé à travers cet étroit couloir, Bob y pénétra après lui. Au delà s’ouvrait une assez sombre excavation, de laquelle, lorsqu’il le voulut, le petit ne parvint pas à ressortir. Tout d’abord, il appela… Ses appels ne furent point entendus… Il perdit connaissance, et on ne sait trop ce qui serait arrivé, si, par la plus heureuse des chances, le cri de l’albatros n’eût frappé l’oreille de Fritz.

« Eh bien, dit le bosseman, maintenant que Bob est dans les bras de sa maman, tout est pour le mieux… C’est grâce à lui que nous avons découvert une seconde grotte… Il est vrai, nous n’en avons que faire… La première nous suffisait, et même nous ne demandons qu’à en déloger…

– Cependant, fit observer Harry Gould, je tiens à savoir si elle ne se prolonge pas…

– Jusqu’à l’autre côté de la falaise, mon capitaine ?…

– Qui sait, Block ?…

– Soit, répondit le bosseman. Mais, en admettant qu’elle traverse le massif, que trouverions-nous au delà ?… Du sable, des roches, des criques, des promontoires, et pas grand comme mon chapeau de terre végétale pu de verdure…

– C’est probable, déclara Fritz. Néanmoins, il est indispensable de voir…

– On verra, monsieur Fritz, on verra, et, ainsi qu’on dit, la vue n’en coûtera rien ! »

Or, de cet examen pouvaient résulter de précieuses conséquences, il y avait donc lieu de procéder sans retard, et la reconnaissance commença à l’instant même.

Le capitaine, Fritz, François retournèrent au fond de la grotte. Le bosseman, qui s’était muni de plusieurs grosses chandelles, marchait derrière eux. Afin de faciliter le passage, les premiers agrandirent l’ouverture en retirant encore quelques-unes des pierres qui s’étaient éboulées.

Il ne fallut pas plus d’un quart d’heure pour que l’orifice fût jugé suffisant. D’ailleurs, ni Harry Gould ni ses compagnons n’avaient précisément engraissé depuis leur débarquement sur l’îlot. Trois mois de cette pénible existence, ce n’était pas fait pour les pousser à l’embonpoint, à moins que la nature ne les eût disposés, à l’exemple du bosseman, en dépit de toutes les misères, à gagner quelques livres depuis qu’il avait quitté le Flag

Lorsque tous eurent franchi l’ouverture, les chandelles donnèrent assez de lumière pour permettre d’examiner cette seconde excavation.

Elle était plus profonde que la première, de beaucoup moins large, mais longue d’une centaine de pieds. À proprement parler, c’était plutôt une sorte de couloir d’un diamètre de dix à douze pieds et de hauteur à peu près égale. Peut-être d’autres, embranchés sur celui-ci, formaient-ils à l’intérieur du massif une sorte de labyrinthe dont les branches se ramifiaient en diverses directions. Et, alors, – ainsi l’avait pensé Harry Gould, – pourquoi une de ces branches ne conduirait-elle pas, sinon au plateau supérieur, du moins à l’une des autres faces latérales de la falaise, au delà soit du morne, soit du contrefort ?…

Et, comme le capitaine Gould insistait de nouveau sur cette circonstance :

« C’est possible, après tout, répondit John Block, et ce que nous n’avons pu faire à l’extérieur, qui sait si par l’intérieur nous n’atteindrons pas le plateau ?… »

Lorsqu’ils se furent avancés d’une cinquantaine de pas à travers ce couloir qui se rétrécissait peu à peu, le capitaine Gould, le bosseman, Fritz atteignirent une paroi rocheuse devant laquelle ils durent s’arrêter.

Après avoir promené la lumière à sa surface depuis le sol jusqu’à la voûte, John Block ne rencontra que d’étroites fissures entre lesquelles la main n’aurait pu se glisser. Donc tout espoir s’effaçait de s’enfoncer plus profondément à travers le massif.

Quant aux parois latérales du couloir, elles ne présentaient aucun orifice sur toute leur longueur. Cette seconde excavation au delà de la première grotte, telle était la seule découverte qui résultait de cet incident.

« Allons, dit Harry Gould, ce n’est pas encore par là que nous franchirons la falaise…

– Ni que nous monterons dessus ! » ajouta le bosseman.

Ceci constaté, il ne restait plus qu’à revenir.

En somme, s’il y avait eu déception sur le point de rencontrer un passage intérieur, personne n’avait pu croire sérieusement que ce fût possible.
les flammes se propageaient avec une telle rapidité. (Page 153.)

Et, cependant, quand le capitaine Gould, John Block, Fritz furent revenus, il leur sembla qu’ils étaient plus enfermés que jamais sur cette grève !

Les jours suivants, le temps, qui avait été très beau jusqu’alors, indiqua quelque tendance à se modifier. Le ciel s’obscurcit de nuages assez légers qui ne tardèrent pas à s’épaissir. Cette fois, c’est par-dessus le plateau supérieur que les poussait une brise du nord, qui, dans la soirée du 22 janvier, s’accentua et souffla en grand frais.

Cette direction ne donnait rien à craindre pour la baie des Tortues. Sous l’abri de la falaise, elle ne serait point exposée aux coups de houle, comme à l’époque de cette furieuse tempête qui avait occasionné la perte de la chaloupe. La mer demeurerait calme le long du rivage, elle ne ressentirait les poussées du vent qu’à une grande demi-lieue au large, et il n’y aurait rien à en redouter, lors même qu’il se déchaînerait un ouragan.

Un fort orage se déclara dans la nuit du 22 au 23. Vers une heure du matin, tous furent brusquement réveillés par un coup de tonnerre tel qu’une pièce d’artillerie, tirée à l’entrée de la grotte, ne l’eût pas emplie d’un fracas plus formidable.

Fritz, François, le bosseman, sautant hors de leurs réduits, se précipitèrent vers l’entrée.

« La foudre est tombée près d’ici… dit François.

– Sur la crête, sans doute », répondit John Block, en s’avançant de quelques pas à l’extérieur.

Suzan et Doll, toujours très impressionnées pendant ces orages qui affectent si profondément les personnes nerveuses, avaient suivi Jenny hors de la grotte.

« Eh bien ?… demanda Doll.

– Il n’y a aucun danger, ma chère Doll, répondit François. Rentrez et fermez les yeux et les oreilles… »

Mais, en ce moment, Jenny de dire à son mari qu’elle venait de rejoindre :

« Comme cela sent la fumée, Fritz…

– Eh ! ce n’est pas étonnant… Il y a le feu… là-bas… s’écria le bosseman.

– Où ?… demanda le capitaine Gould.

– À ce tas de varechs, qui est au pied de la falaise.»

En effet, l’éclair avait enflammé cet amoncellement d’herbes sèches. Quelques instants suffirent pour que l’incendie se communiquât à la masse des plantes marines accumulées à la base du massif. Elles brûlèrent comme de la paille, pétillant au souffle de la brise, tourbillonnant en feux follets, répandant une acre fumée sur toute l’étendue de la plage.

Heureusement, l’entrée de la grotte était dégagée et le feu ne pouvait l’atteindre.

« Voilà notre réserve qui brûle !… s’écria John Block.

– N’en peut-on rien sauver ?… dit Fritz.

– C’est impossible », répondit le capitaine Gould.

Et les flammes se propageaient avec une telle rapidité qu’elles n’eussent pas permis de faire la part du feu, de mettre en sûreté ces amas qui formaient l’unique combustible des naufragés.

Certes, les apports de la mer étaient inépuisables. Il en reviendrait de ces goémons, de ces laminaires, mais que de temps il faudrait pour en réunir une telle quantité ! La marée montante n’en déposait que quelques brassées, deux fois par vingt-quatre heures. Ce qu’il y avait sur la plage, c’était l’œuvre de nombreuses années. Et qui sait si, pendant les quelques semaines précédant la mauvaise saison, le flot en aurait ramené assez pour les besoins de l’hivernage ?…

Or, en moins d’un quart d’heure, la ligne de feu eut cerné le pourtour de la grève, et, sauf quelques tas le long du promontoire, il ne resta plus rien.

Ce nouveau coup de la mauvaise fortune aggravait la situation déjà si inquiétante.

« Décidément… ça ne va pas ! »

Et dans la bouche du bosseman, si confiant d’habitude, ces mots prenaient une exceptionnelle valeur.

Mais les murailles de cette prison ne s’écrouleraient donc pas pour permettre aux prisonniers de s’enfuir !…

Le lendemain, 23 janvier, le temps, bien qu’il ne fût plus orageux, resta troublé, et le vent du nord continua de balayer violemment le plateau.

La première occupation fut de reconnaître si les herbes marines, entassées le long du contrefort, avaient été respectées par l’incendie. Oui, en partie. Aussi John Block, Fritz, François et James se mirent-ils à la besogne, et en rapportèrent plusieurs brassées qui suffiraient durant une semaine, sans compter sur ce que les marées apporteraient quotidiennement.

Il est vrai, tant que le vent soufflerait du nord, ces masses flottantes seraient repoussées au large.

Dès qu’il reviendrait au sud, la récolte s’effectuerait avec plus d’abondance.

Toutefois, le capitaine Gould fit observer qu’il y aurait certaines mesures à prendre pour l’avenir.

« Vous avez raison, mon capitaine, répondit John Block, et il conviendrait de mettre à l’abri ce qui reste de varechs… en prévision d’un hivernage…

– Et, ajouta Fritz, pourquoi ne pas l’emmagasiner dans la seconde grotte que nous venons de découvrir ?… »

Cela était tout indiqué, et, ce jour-là, avant midi, Fritz voulut y retourner afin de mieux en reconnaître la disposition intérieure. Muni d’une chandelle, il franchit l’étroite ouverture qui mettait en communication les deux grottes. Qui sait si la seconde n’avait pas quelque sortie au delà du massif ?…

Or, il arriva qu’au moment où il atteignait l’extrémité du long couloir, Fritz sentit un souffle plus frais, en même temps que son oreille percevait un sifflement continu.

« Le vent… murmura-t-il, c’est le vent !… »

Il approcha son front de la paroi, et sa main y rencontra quelques fissures.

« Le vent, répétait-il… c’est bien le vent !… Il vient jusqu’ici lorsqu’il souffle du nord !… Il existe donc un passage, soit sur le flanc, soit sur le sommet de la falaise !… Mais alors, de ce côté, il y aurait une communication avec le revers septentrional ?… »

À cet instant, la chandelle, que Fritz promenait le long de la paroi, s’éteignit brusquement sous un souffle plus vif qui traversait l’une des fissures.

Fritz n’en demanda pas davantage, sa conviction était faite. En franchissant cette paroi, on aurait libre accès au dehors.

Revenir à tâtons vers la caverne où tous l’attendaient, leur faire part de sa découverte, les ramener avec lui, s’assurer qu’il n’avait point fait erreur, cela n’exigea pas une minute.

Quelques instants après, Fritz, le capitaine Gould à sa suite, John Block, François, James passaient de la première cavité dans la seconde, en s’éclairant de plusieurs chandelles que l’on prit la précaution, cette fois, de ne pas approcher trop près de la paroi du fond.

Fritz ne s’était point trompé. Un souffle frais courait à travers le couloir.

Alors, le bosseman, projetant la lumière au ras du sol, observa que le couloir n’était fermé que par un amas de pierres, tombées sans doute le long d’une sorte de puits naturel.

« La porte… s’écria-t-il, voilà la porte !… Et pas besoin de clef pour l’ouvrir !… Ah ! mon capitaine, c’est vous qui aviez raison contre nous…

– À la besogne… à la besogne !… » se contenta de répondre Harry Gould.

Il fut facile de dégager le passage, obstrué de pierres. On se les passa de main en main en assez grande quantité, car le tas s’élevait de cinq ou six pieds au-dessus du sol. À mesure que s’avançait le travail, le courant d’air s’accentuait davantage. Assurément, il existait une sorte de gorge creusée à l’intérieur du massif.

Un quart d’heure suffit à désobstruer totalement le passage.

Fritz le franchit le premier, et, suivi de ses compagnons, il remonta pendant dix à douze pas une pente très raide, éclairée d’un jour vague.

Il n’y avait point là de puits vertical. À ciel ouvert, entre deux murailles dont les parements se perdaient à une grande hauteur, sinuait une gorge large de cinq à six pieds, au-dessus de laquelle plafonnait une bande de ciel. C’est le long de cette gorge que s’engouffrait le vent qui se glissait à travers les fissures de la paroi au fond du couloir.

Ainsi donc la falaise était fendue sur toute son épaisseur… Mais où aboutissait cette fente ?…

On ne le saurait qu’après l’avoir parcourue jusqu’à son extrémité, en admettant que cela fût possible.

Inutile d’insister sur l’impression que causa cette découverte. Tous étaient là comme des prisonniers devant lesquels venait de s’ouvrir la porte de leur prison !

Il était à peine huit heures du matin alors et le temps ne manquerait pas. Il ne fut pas même question d’envoyer en avant soit Fritz, soit le bosseman. Chacun voulut remonter le passage sans perdre un instant.

« Au moins, fit observer Jenny, emportons quelques vivres… Qui sait si notre absence ne se prolongera pas ?…

– Et d’ailleurs, dit François, savons-nous où nous allons ?…

– Dehors… » répliqua le bosseman.

Et ce simple mot, qui exprimait si bien le sentiment général, répondait à tout.

Cependant le capitaine Gould exigea que l’on prit le premier repas préalablement, et, en prévision de retard, on se munirait de provisions pour plusieurs jours.

Ce déjeuner fut rapidement expédié. On mettait les morceaux doubles, on parlait à peine afin de manger plus vite. Après quatre mois passés au fond de cette baie, comment Harry Gould et ses compagnons n’auraient-ils pas eu hâte de savoir si leur situation était améliorée, et peut-être modifiée du tout au tout !…

D’ailleurs, il serait toujours temps de revenir, si le plateau supérieur était aussi aride que le littoral, s’il ne se prêtait pas à une installation de quelque durée, si de son plus haut sommet on n’apercevait aucune terre dans le voisinage. Si les abandonnés du Flag avaient atterri sur un îlot ou sur une île, ils regagneraient la grotte, et prendraient des dispositions en vue de l’hivernage.

Sans doute, avant de remonter cette gorge, qui aboutissait on ne savait où, il eût été plus raisonnable de laisser Harry Gould, Fritz, le bosseman, reconnaître si elle avait une issue praticable soit sur le plateau ou sur les flancs de la falaise. Mais, on le répète, personne n’y eût consenti. Un secret pressentiment les poussait tous à cette tentative. Jenny, Doll, Suzan Wolston n’étaient pas les moins ardentes ; puisqu’il n’y avait aucun inconvénient à partir ensemble, on ne discuta même pas à ce sujet.

Le repas achevé, les hommes se chargèrent de quelques provisions. La première grotte fut abandonnée, et, suivis de l’albatros qui marchait près de Jenny, tous franchirent l’orifice du couloir.

Arrivés à l’entrée de la gorge, Fritz, François passèrent d’abord. Après eux vinrent Jenny, Doll, Suzan tenant le petit Bob par la main.

Le capitaine Gould et James suivirent, tandis que John Block fermait la marche.

À sa naissance, la gorge était assez resserrée pour qu’il y eût nécessité d’aller en file. Si elle s’élargissait plus haut ou plus loin, on irait par deux ou trois.

En réalité, il n’y avait là qu’une fente du massif, se dirigeant vers le nord, entre deux parois verticales qui montaient à huit ou neuf cents pieds.

Au-delà d’une centaine de pas presque en droite ligne, le sol présenta une pente assez accusée. Dans ces conditions, l’ascension ne serait pas très pénible. Il est vrai, le chemin serait allongé, car, en admettant qu’il aboutît au plateau, il aurait dû racheter cette différence de quatre-vingts toises environ qui existait entre le niveau de la grève et la partie supérieure de la falaise. En outre, ce qui ne tarda pas à accroître sensiblement le trajet, ce furent les sinuosités. On eût dit les brusques et capricieux détours d’un labyrinthe à l’intérieur du massif. Toutefois, d’après la lumière qui se propageait d’en haut, Harry Gould avait lieu de croire que la direction générale de la gorge était du sud au nord. Quant à ses parements latéraux, ils s’écartaient peu à peu, – ce qui rendait la marche plus facile.

Vers dix heures, il y eut nécessité de faire halte afin que chacun pût reprendre haleine. On s’arrêta dans une sorte d’évasement semi-circulaire, au-dessus duquel apparaissait une plus large tranche du ciel.

Harry Gould estimait à deux centaines de pieds seulement l’altitude de cet endroit au-dessus du niveau de la mer.

« À ce compte-là, fit-il observer, il faudra de cinq à six heures pour gagner le plateau…

– Eh bien, répondit Fritz, il sera grand jour encore lorsque nous y arriverons, et, au besoin, nous aurons le temps de redescendre avant la nuit.

– Vous avez raison, Fritz, répliqua Harry Gould, mais sommes-nous assurés que cette gorge ne s’allongera pas par de nombreux détours ?…

– Et qu’elle donne accès sur la falaise ?… ajouta François.

– Que ce soit au sommet ou sur les côtés de la falaise, repartit le bosseman, acceptons les choses comme elles viennent !… En haut si c’est en haut, en bas si c’est en bas, peu importe, après tout ! »

Assurément, mais quelle déception et de quel découragement elle serait suivie, si, fermé par un obstacle infranchissable, le passage n’offrait pas d’issue au dehors…

Après une demi-heure de repos, on se remit en marche. La gorge, de plus en plus sinueuse, qui mesurait alors de dix à douze pieds de large, était tapissée d’un sol sablonneux, semé de petites pierres, sans aucune trace de végétation. Une réflexion venait alors à l’esprit, c’est que le sommet devait être aride, car quelque graine, quelque germe, entraînés par les pluies, eussent végété, et rien… pas même une touffe de lichen ou de mousse !

Vers deux heures de l’après-midi une seconde halte s’imposa, non seulement pour le repos, mais aussi pour le réconfort. Chacun s’assit au fond d’une sorte de clairière dont les parois s’évasaient et au-dessus de laquelle passait le soleil en déclinant vers l’ouest. À l’estime, la hauteur atteinte devait être alors de sept à huit cents pieds depuis le départ, d’où cet espoir que l’on pourrait atteindre le plateau supérieur.

Lorsque le repas fut terminé, Fritz dit :

« Ma Jenny, je te demande de rester ici avec Mme Wolston et Doll… François voudra bien demeurer avec vous… Le capitaine Gould, John Block et moi, nous essayerons d’arriver au sommet de la falaise… Il n’y a pas à craindre de s’égarer… Nous vous retrouverons à cette place… Ce sera vous épargner des fatigues peut-être inutiles… »

Mais Jenny, qui fut appuyée par Doll et Suzan, pria si instamment son mari, qu’il dut retirer sa proposition, bien que Harry Gould l’eût approuvée.

À trois heures, le cheminement fut repris, et, dès le début, il y eut lieu de reconnaître que les difficultés devenaient de plus en plus grandes. Pente très raide, sol jonché d’éboulis qui rendaient l’ascension très pénible, pierres qui glissaient en rebondissant, Harry Gould et Fritz prenaient d’extrêmes précautions, maintenant que la gorge, largement ouverte, formait un ravin dont les talus se haussaient encore à deux ou trois cents pieds. Il fallait s’aider les uns les autres, se tirer par les bras. D’ailleurs, tout donnait à croire que le plateau serait atteint. Voici même que l’albatros, déployant ses ailes, s’éleva d’un bond comme pour inviter à le suivre… Et que ne pouvait-on l’accompagner dans son vol !…

Enfin, après des efforts inouïs, un peu avant cinq heures, tous étaient sur la falaise.

Rien en vue ni vers le sud, ni vers l’est, ni vers l’ouest… Rien que la vaste mer !…

En s’étendant au nord, le plateau développait une étendue qu’il était impossible d’estimer, car on n’en voyait pas l’arête terminale. De ce côté présentait-il quelque paroi à pic, dressée face au large ?… Faudrait-il aller jusqu’à son extrémité pour retrouver l’horizon de mer ?…

En somme, c’était une déception pour ceux qui espéraient mettre le pied sur une région fertile, verdoyante, boisée ! Même aridité, même désolation qu’à la baie des Tortues, qui était moins triste, sinon moins stérile, puisque des mousses la tapissaient ça et là, et les plantes marines ne manquaient pas à sa marge sablonneuse. Puis, lorsque l’on se retournait vers le levant ou le couchant, en vain cherchait-on les linéaments d’un continent ou d’une île. Tout indiquait un îlot isolé au milieu de ces parages.

Il est vrai, puisque la mer n’apparaissait pas en direction du nord, c’est que le plateau se développait sur une distance de plusieurs lieues… Et cette distance, il serait nécessaire de la franchir pour se retrouver en vue du large en cette direction.

Pas une parole ne fut prononcée ni par le capitaine Gould ni par ses compagnons devant cet anéantissement de leur dernière espérance. Ces affreuses solitudes n’offrant aucune ressource, il n’y avait plus qu’à reprendre la route du ravin, regagner cette grève, réintégrer la grotte, s’y installer durant les longs mois d’un hivernage, et n’attendre le salut que du dehors !…

Il était cinq heures alors, et avant que le soir n’obscurcît l’espace, il n’y avait pas de temps à perdre. Sans doute, on mettrait moins de temps à redescendre qu’on n’en avait mis à monter, mais, au milieu de l’ombre, le cheminement ne serait pas facile.

Cependant, puisqu’il restait à reconnaître la partie septentrionale du plateau, convenait-il de le faire pendant qu’il faisait jour encore ?… Devait-on même y camper la nuit entre les quartiers de roches dispersés à sa surface ?… Cela n’eût pas été prudent… Si le temps venait à changer, où trouver un abri ?… La sagesse exigeait que l’on revînt sans retard.

C’est alors que Fritz fit cette proposition :

« Chère Jenny, dit-il, que François te ramène à la grotte avec Doll, Mme Wolston et le petit… Vous ne pouvez passer la nuit sur la falaise… Le capitaine Gould, John Block et moi, nous y resterons, et demain, dès qu’il fera jour, nous en achèverons la reconnaissance… »

Jenny ne répondit pas, tandis que Suzan et Doll semblaient la consulter du regard.

« Ce que Fritz propose est prudent, ajouta François, et d’ailleurs que pouvons-nous espérer en nous attardant ici ?… »

Jenny continuait à garder le silence, observant cette immense mer qui se déployait sur les trois quarts de l’horizon, cherchant peut-être un navire en vue, se disant qu’un feu allait peut-être briller au large…

Déjà le soleil déclinait rapidement entre les nuages que le vent chassait du nord, et il y aurait au moins deux heures de marche au milieu d’une profonde obscurité pour atteindre la baie des Tortues…

Fritz reprit :

« Jenny, je t’en prie… va !… La journée de demain nous suffira sans doute… Nous serons de retour pour le soir… et s’il y a lieu de revenir… nous reviendrons… »

Jenny porta une dernière fois ses regards autour d’elle. Tous étaient levés, prêts à partir. Quant au fidèle albatros, il voltigeait de roche en roche, alors que les autres oiseaux, mouettes, goélands, macreuses, regagnaient, en poussant leurs derniers cris, les trous de la falaise.

La jeune femme comprenait bien qu’il fallait suivre le conseil de son mari, et, non sans regret :

« Partons… dit-elle.

– Partons », dit François.

Soudain, le bosseman se releva d’un bond, et, faisant de sa main un cornet, il tendit l’oreille dans la direction du nord.

Une détonation, très assourdie par la distance, venait de se faire entendre.

« Un coup de canon ! » s’écria John Block.