Seconde Patrie/XXXII

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Magasin d'éducation et de récréation (p. 287-293).

XXXII

La Licorne. – Prise de possession au nom de l’Angleterre. – Aucune nouvelle du Flag. – Retour à Felsenheim. – Un mariage célébré à la chapelle. – Plusieurs années. – Prospérité de la colonie de la Nouvelle-Suisse.

C’était bien la Licorne qui venait de jeter l’ancre à l’entrée de la baie du Salut. Ses avaries réparées, le capitaine Littlestone, ayant quitté Capetown après une relâche de plusieurs mois, arrivait enfin à la Nouvelle-Suisse, dont il devait prendre officiellement possession au nom de l’Angleterre.

Le capitaine Littlestone apprit alors de la bouche même d’Harry Gould les événements dont le Flag avait été le théâtre.

Quant à ce qu’était devenu ce navire, si Robert Borupt se livrait à la piraterie sur ces mers mal famées de l’océan Pacifique, ou si ses complices et lui avaient péri dans quelque furieux tornados de ces parages, on ne devait jamais le savoir, ainsi qu’il a été dit, et il n’y a plus lieu de s’en occuper.

Quelle satisfaction pour les deux familles, lorsqu’elles constatèrent que l’habitation de Felsenheim n’avait pas été saccagée ! Il était probable que les naturels, ayant l’intention de se fixer définitivement sur l’île, comptaient s’y installer. Aucun dégât dans les chambres à coucher ni dans les salles, aucune trace de pillage dans les annexes et magasins, aucune déprédation dans le verger ni dans les champs voisins.

Dès le retour des hôtes de Felsenheim, les chiens, Turc, Braun et Falb accoururent, témoignant de leur joie par force aboiements et gambades.

Puis, on retrouva les animaux domestiques qui s’étaient dispersés aux environs de l’enclos, les buffles Sturm et Brummer, l’autruche Brausewind, le singe Knips, l’onagre Leichtfus, la vache Blass et ses compagnons de pâture, le taureau Brull et ses compagnons d’étable, les ânons Rash, Pfeil et Flink, le chacal, l’albatros de Jenny qui avait franchi le bras de mer entre l’îlot du Requin et Felsenheim.

Comme plusieurs navires expédiés d’Angleterre ne pouvaient tarder à amener de nouveaux colons avec leur matériel, il convenait de choisir l’emplacement des constructions nouvelles. Il fut décidé qu’elles seraient établies sur les deux rives du ruisseau des Chacals, en remontant vers la cascade. Felsenheim formerait ainsi le premier village de la colonie, en attendant qu’il devînt une ville. L’avenir lui réservait sans doute le rang de capitale de la Nouvelle-Suisse, car elle serait la plus importante des bourgades qui s’élèveraient à l’intérieur comme à l’extérieur de la Terre-Promise.

Du reste, la Licorne devait prolonger sa relâche dans la baie du Salut jusqu’à l’arrivée des émigrants. Aussi, quelle animation sur cette côte en remontant les grèves de Falkenhorst !

Trois semaines ne s’étaient pas écoulées, lorsqu’une cérémonie, à laquelle on voulut donner tout l’éclat possible, réunit le commandant Littlestone, ses officiers et l’équipage de la corvette, puis le capitaine Harry Gould, le bosseman, puis les familles Zermatt et Wolston au complet, qui allaient se rattacher l’une à l’autre par des liens plus étroits.

Ce jour-là, le chapelain de la Licorne procéda dans la chapelle de Felsenheim à la célébration du mariage d’Ernest Zermatt et d’Annah Wolston. C’était le premier qui s’accomplissait sur cette île de la Nouvelle-Suisse, lequel, dans l’avenir, serait suivi de bien d’autres.

Et, en effet, à deux ans de là, François devint le mari de Doll Wolston. Cette fois, ce ne fut pas dans l’humble chapelle que le pasteur de la colonie bénit cette union tant désirée. La cérémonie eut lieu dans une église élevée à mi-chemin de l’avenue entre Felsenheim et Falkenhorst, et dont le clocher, pointant hors des arbres, était visible de trois milles en mer.

Il serait oiseux de s’étendre davantage sur les destinées de la Nouvelle-Suisse. L’heureuse île vit s’accroître, d’année en année, le nombre de ses habitants. La baie du Salut, abritée contre les vents et les houles du large, offrait d’excellents mouillages aux bâtiments, entre lesquels la pinasse Élisabeth ne faisait point mauvaise figure.

Il va de soi que les communications avaient été régulièrement établies avec la métropole. Cela donna naissance à une fructueuse exportation des produits de la colonie, aussi bien ceux du district de la Terre-Promise que ceux de la campagne que limitait la chaîne de montagnes au sud, de l’embouchure de la rivière Montrose à la côte occidentale. On comptait alors quatre principales bourgades, Waldegg, Zuckertop, Prospect-Hill, l’ermitage d’Eberfurt. Un port fut créé à l’embouchure de la rivière Montrose, un autre à la baie de la Licorne qu’une route carrossable mettait en communication avec le fond de la baie du Salut.

À cette époque, c’est-à-dire trois ans après la prise de possession par l’Angleterre, le chiffre de la population dépassait deux mille. Le gouvernement britannique ayant laissé son autonomie à la Nouvelle-Suisse, M. Zermatt avait été élevé au rang de gouverneur de la colonie. Fasse le Ciel que ceux qui lui succéderont vaillent cet excellent et digne homme!

Il convient de noter aussi qu’un détachement des troupes de l’Inde vint prendre garnison sur l’île, après que des forts eurent été construits au cap de l’Est et au cap de la Délivrance (ancien cap de l’Espoir-Trompé), de manière à commander le bras de mer qui donnait accès dans la baie du Salut.

Certes, ce n’étaient pas les sauvages qu’il y avait à craindre, ni ceux des îles Andaman ou Nicobar, ni ceux de la côte australienne. Mais la position de la Nouvelle-Suisse en ces parages, outre qu’elle facilitait la relâche des navires, avait une réelle importance au point de vue militaire à l’entrée des mers de la Sonde et de l’océan Indien. Il importait donc qu’elle fût pourvue de moyens de défense en rapport avec cette situation.

Telle est la complète histoire de cette île depuis le jour où la tempête y jeta un père, une mère et leurs quatre enfants. Pendant douze années, cette famille intelligente et courageuse avait travaillé sans relâche, mis en œuvre toutes les forces d’un sol vierge, que fécondait le puissant climat des zones tropicales. Aussi sa prospérité n’avait-elle cessé de s’accroître, son bien-être d’augmenter jusqu’au jour où l’arrivée de la Licorne lui permit d’établir ses relations avec le reste du monde.

Une seconde famille, on le sait, était venue volontairement joindre ses destinées à la sienne, et, matériellement comme moralement, jamais existence n’avait été plus heureuse que sur ce fertile domaine de la Terre-Promise.

Mais, alors, commencèrent les dures épreuves. Le mauvais sort s’acharna contre ces braves gens. Ils eurent la crainte de ne plus revoir ceux qu’ils attendaient, et le malheur d’être assaillis par une bande de sauvages !

Il faut dire, cependant, que, même aux plus mauvaises heures de cette période, soutenus par une piété sincère que rien n’aurait pu ébranler, ils n’avaient jamais désespéré de la Providence.

Enfin les beaux jours revinrent, et les mauvais ne sont plus à redouter pour cette seconde patrie des deux familles.

À présent, la Nouvelle-Suisse est florissante, et elle deviendra trop petite pour recevoir tous ceux qu’elle attire. Son commerce trouve des débouchés en Europe comme en Asie, grâce à la proximité de l’Australie, de l’Inde et des possessions néerlandaises. Très heureusement, – on doit s’en féliciter, – les pépites rencontrées dans le ravin de la rivière Montrose étaient extrêmement rares, et la colonie ne fut pas envahie par ces chercheurs d’or qui ne laissent après eux que désordre et misère!

Quant aux mariages qui avaient uni les familles Zermatt et Wolston, ils ont été bénis du Ciel. Les grands-pères, les grand’mères, ne tardèrent pas à se sentir revivre dans leurs petits-enfants. Seul, Jack s’est contenté d’avoir des neveux et des nièces qui lui grimpaient aux jambes. Ayant, comme il le disait, pour vocation d’être oncle, il s’acquittait avec succès de cette fonction sociale.

Désormais la prospérité de l’île est assurée, et, bien qu’elle soit entrée dans le domaine colonial de la Grande-Bretagne, l’Angleterre, de même qu’elle l’a fait pour la Nouvelle-Hollande, lui a laissé son nom de Nouvelle-Suisse en l’honneur de la famille Zermatt.

FIN.