Seconde lettre de M. Diderot au R. P. Berthier

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Seconde lettre de M. Diderot au R. P. Berthier
Œuvres complètes de Diderot, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIII (p. 168-170).


SECONDE LETTRE
AU R. P. BERTHIER, JÉSUITE.


Perge, sequar.
Æneid., lib. VI.


Je doute, mon Révérend Père, par le trouble qui règne au commencement de votre réponse, si je suis heureux ou malheureux en épigraphes : j’avais simplement voulu vous annoncer que ma lettre ne vous ferait point de mal ; et j’ai bien peur de m’être trompé : vous parlez de santé, comme si mes compliments vous donnaient la fièvre ; du reste, quand je voudrais bien vous regarder comme un bon seigneur romain, je n’en serais pas plus disposé à jouer avec vous le rôle de la dame Arria.

Vous observez très-subtilement qu’il est dangereux d’écrire sur d’autres matières que de pure littérature ; je ne serai pas longtemps, mon Révérend Père, sans vous en convaincre par vous-même. Si le docteur judicieux qui approuve votre Journal se ressouvient des grands éloges que vous avez donnés à l’Encyclopédie, je crains bien que votre imprimeur ne les ait oubliés. Je n’ignore point la différence qu’il y a entre les Journaux de Trévoux et les Journaux des Navigateurs, ni la figure que les uns et les autres font dans le monde ; et vous ne devez pas appréhender, mon Révérend Père, que je vous confonde jamais avec l’amiral Anson[1]. Le seul rapport que je pourrais trouver entre un voyageur et un journaliste, c’est qu’ils ne disent pas toujours la vérité ; mais cette ressemblance est usée, et ne saurait vous convenir. Votre censeur qui, avec tant de jugement, a si bonne mémoire, ressemblerait peut-être davantage à certains voyageurs qui se souviennent de la meilleure foi du monde de ce qu’ils n’ont jamais vu. Le critique dont vous me parlez, et dont vos grands éloges ont fait arrêter le grand écrit à trois parties, ne m’est pas aussi inconnu qu’à vous. Je l’aurais deviné aux trois divisions. Il a de très-bonnes raisons pour médire de vive voix de l’Encyclopédie ; mais il pourrait en avoir de meilleures pour n’en rien dire par écrit. Je n’ai jamais prétendu, mon Révérend Père, à l’immortalité : le voyage est trop long pour ne pas craindre de rester en chemin, surtout lorsqu’on se charge d’y mener ceux qui n’y vont pas, ou de retarder ceux qui y vont seuls. Je sais que les divisions de la branche philosophique sont fort étendues dans Bacon ; mais je crois qu’elles sont fort différentes dans l’arbre encyclopédique : et vous êtes, mon Révérend Père, de si bonne foi et de si bonne volonté, que je suis très-reconnaissant de la peine que vous voulez bien prendre d’en dire un mot. Vous n’oublierez pas, sans doute, cette fois-ci, de rappeler l’aveu que j’ai fait, et de distinguer, avec votre capacité ordinaire, ce qui nous appartient à l’un et à l’autre. Je ne doute point que messieurs de l’Encyclopédie que vous connaissez ne soient fort bons chrétiens : il est bien difficile que cela soit autrement, quand on est de vos amis ; et c’est pour cela que j’ambitionne d’être du nombre. Leurs noms, comme vous l’observez, auraient sans doute jeté un grand éclat sur le mien : cette réflexion est trop juste et trop vraie pour être désobligeante ; mais le premier volume de l’Encyclopédie ne vous laissera là-dessus rien à désirer : en attendant qu’il paraisse, je me contenterai d’honorer quelquefois mon nom par la splendeur du vôtre, puisque vous voulez bien m’en accorder la permission. Vous prétendez que, pour former une Encyclopédie, cinquante savants n’auraient pas suffi si vous aviez été du nombre ; et vous vous fâchez presque de ce que je ne vous en ai pas fait le compliment. Je m’en rapporte à vous, mon Révérend Père, ne valait-il pas mieux que vous vous chargeassiez de ce soin que moi ? J’avais dessein de joindre à cette lettre un article du Dictionnaire, comme je vous l’avais promis ; mais vous êtes si exact à faire réponse, qu’il y aurait conscience à vous faire attendre la mienne ; ce sera pour ma troisième lettre. Le morceau que je vous destine est Analyse ; vous auriez fort de vous plaindre que je ne vous choisis pas des articles intéressants[2]. J’attends toujours votre jugement sur l’article Art et vos mémoires sur l’article Continuation.


J’ai l’honneur d’être, mon Révérend Père, etc.


À Paris, ce 2 février 1751, à neuf heures du soir,
en recevant votre journal.



  1. Né dans le Staffordshire, en 1697, mort à Moore-Park le 6 juillet 1702. (Br.)
  2. Les articles Analyse et Continuation sont de d’Alembert.