Semaine Musicale/Théâtre National de l’Opéra-Comique/Le Testament de la Tante Caroline

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LA SEMAINE MUSICALE


Théâtre National de l’Opéra-Comique. — Le Testament de la Tante Caroline, opéra-bouffe en trois actes de M. Nino ; musique de M. Albert Roussel.

L’Opéra-Comique faisait naguère les mariages ; il en est aujourd’hui aux accouchements : allez après cela nier la marche du progrès !

Dans le Testament de la Tante Caroline, le livret ne manque d’ailleurs pas de drôlerie, sinon de nouveauté, car la première donnée s’en trouve dans un célèbre conte de Maupassant, l’Héritage, et les péripéties — un peu monotones — rappellent parfois une farce attribuée à Fagan : Isabelle grosse par vertu.

Tante Caroline meurt, après fortune faite dans la galanterie sous le nom d’Irène d’Anjou. Ses trois nièces viennent recueillir la succession. Mais le notaire, maître Corbeau, découvre un testament en bonne et due forme, d’après lequel la défunte désigne comme son héritier le premier enfant mâle que mettra au monde une de ses trois nièces, dans le délai maximum d’un an, faute de quoi ses cinquante millions iront à l’Armée du Salut. Or, des trois nièces, l’une, Béatrice, est une austère diaconesse ; les deux autres, Christine, épouse de Fernand Laguigne, et Noémie, mariée au capitaine Jobard de Courtepointe, n’ont pas d’enfants. Elles prennent sur le champ leurs dispositions pour remplir la clause essentielle de ce testament : sur quoi le rideau ne peut faire autrement que de tomber…

Le second acte se passe dans une pouponnière, dirigée par le médecin même de feu tante Carline, le docteur Patogène, curateur au ventre des deux héritières présomptives. Il a pour sage-femme en chef Lucine, l’ancienne infirmière, et pour chauffeur Noël, l’ancien chauffeur de tante Caroline. Le terme fixé par le testament approche : Christine et Noémie, recourant à des artifices vestimentaires pour se donner les apparences d’une maternité prochaine, arrivent chacune de son côté à la clinique. Grâce à la complicité de la sage-femme et du chauffeur, elles se procurent toutes deux un enfant nouveau-né, du sexe masculin. Mais les deux enfants sont nés à la même minute : embarras du notaire. On allait partager la fortune entre les deux poupons, lorsque la troisième nièce, la sévère diaconesse, retrouve dans le chauffeur Noël — comme Marceline retrouve Figaro — un fils naturel qu’elle avait eu dans sa jeunesse. Noël héritera donc et épousera la sage-femme Lucine.

Malgré beaucoup d’uniformité dans ses effets et d’usure dans ses plaisanteries, la comédie de M. Nino a fait rire. Par son sujet, par son caractère, par la trivialité de ses détails, elle a néanmoins paru déplacée à l’Opéra-Comique : les Bouffes ou les Nouveautés y eussent mieux convenu.

De même, M. Albert Roussel n’a pas semblé entièrement à son aise dans le genre burlesque, qu’il abordait pour la première fois et qui ne répond pas à sa nature, telle que nous l’ont révélée ses œuvres antérieures. On sent qu’il s’est astreint à lire ou à entendre quelques partitions d’opérettes où il a acquis, pour les besoin de la cause, une familiarité superficielle et temporaire avec quelques clichés du genre. Sautillement rythmique ou grimaces sonores, on rencontre donc dans son ouvrage plus de formules que de trouvailles, et sa bonne humeur garde je ne sais quoi de schématique qui n’est pas très communicatif, faute d’être spontané. En outre, l’hésitation de la ligne mélodique et le déséquilibre des basses, qui caractérisent le style de M. Albert Roussel, nuisent ici à cette force incisive que veut la satire musicale. La page la mieux venue est, au second acte, le duo du capitaine avec la cliente de la pouponnière, dont il veut s’approprier le poupon. Les trois finales — celui du premier acte rappelant le thème militaire de la « charge » — seraient fort bons si une aisance de plume égale à celle d’un Hervé, d’un Lecocq, d’un Planquette ou d’un Audran (pour ne parler ni d’Offenbach dans un sens, ni de Messager dans un autre) avait permis à M. Albert Roussel de les mieux développer. Mais l’incertitude de la pensée et de l’expression est surtout sensible dans les pages calmes ou sentimentales.

On aurait d’ailleurs mauvaise grâce à trop insister sur une amusette qui, pour M. Albert Roussel lui-même, doit rester en marge, sinon en dehors de son œuvre.


L’Opéra-Comique assure à l’opérette de MM. Nino et Albert Roussel une interprétation presque de tout point excellente, avec la verve un peu grosse (sans jeu de mots !) de Mlle Suzanne Dehelly, l’aimable chant de Mlle Fanely Revoil, la dignité de Mlle Sibille, la rondeur de Mme Pocidalo ; M. Balbon fait une bonne ganache de notaire, M. Hérent un ahuri digne de Courteline, M. Guénot un capitaine réjouissant et M. Rousseau un médecin plaisant. En revanche, dans le rôle du chauffeur, le ténorino de M. Derennes a paru un peu débile et pâle. Au pupitre, M. Roger Désormières mène avec entrain le jeu musical.

Les affiches portent en toutes petites lettres les noms des deux auteurs, en gros caractères celui de M. Georges Pitoëft, à qui l’on doit la mise en scène. Absurdité d’autant plus frappante que cette mise en scène m’a paru tout à fait manquée.

À chaque tableau, une estrade surélevée de plusieurs marches occupe le milieu de la scène : a-t-on jamais vu rien de pareil dans le salon d’une demi-mondaine, dans le vestibule d’une clinique ou dans l’étude d’un notaire ? Ce tertre anguleux condamne les personnages à des évolutions qui perdent tout naturel. Des toiles barbouillées à la diable forment les décors, comme à Guignol. Pour quiconque, même sans avoir lu M. Bergson, a réfléchi cinq minutes sur la nature du comique, c’est là une lourde erreur. La drôlerie naît du contraste : l’ironie ou les calembredaines de M. Nino, dont la musique de M. Roussel est solidaire quand elle en cherche l’écho, eussent pris un tout autre relief sur le fond d’un décor classique et bourgeois. Au contraire, dans le spectacle réalisé par M. Pitoëff, les acteurs, malgré les pitreries qu’on leur impose, restent en deçà du décor fantasque où ils évoluent.

Comme j’ai eu l’occasion de le rappeler récemment ici même à propos de Fidelio (si MAGNA licet componere PARVIS !) la mise en scène des ouvrages lyriques, sérieux ou légers, veut des méthodes spéciales. En passant de Sainte Jeanne à Tante Caroline, M. Pitoëff a pu aller de l’hagiographie à l’obstétrique : mais pour passer de la prose à la musique, c’est une autre affaire…

Jean Chantavoine.