Semaine théâtrale/Les deux Chasseurs et la laitière de Duni, l’Irato de Méhul, la Perruche de Clapisson au Théâtre-Lyrique de la Galerie-Vivienne

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Théâtre-lyrique de la Galerie Vivienne : Les deux Chasseurs et la Laitière, de Duni ; l’Irato, de Méhul ; la Perruche, de Clapisson.

Le gentil petit Théâtre-Lyrique de la galerie Vivienne a fait jeudi dernier sa réouverture avec trois pièces nouvelles. Je dis « nouvelles » pour la génération présente, qui n’en connaît assurément aucune, et pour cause. Les Deux Chasseurs et la Laitière, dont le livret, dû à Anseaume, a servi depuis lors à une demi-douzaine de compositeurs, furent joués à la Comédie-Italienne le 28 juillet 1763 ; l’Irato, que Méhul écrivit sur un poème de Marsollier, parut à l’Opéra-Comique le 17 février 1801 ; enfin, la Perruche, dont les paroles avaient été fournies à Clapisson par Dupin et Dumanoir, fut représentée au même théâtre le 28 avril 1840. De ces trois ouvrages, l’un, les Deux Chasseurs, fut repris à l’Opéra-Comique le 3 août 1865, quelque peu défiguré quant au poème, avec une instrumentation retouchée et corsée par M. Gevaert. À peu près à la même époque le Théâtre-Lyrique, alors dirigé par M. Carvalho, remontait l’Irato, dont l’insuccès était absolu et complet pour cette simple raison qu’on avait eu la singulière idée de jouer sérieusement cette pièce, qui porte la qualification de « parade » et qui doit être en effet jouée comme le Tableau parlant, l’Eau merveilleuse, ou le Caïd, et que le public n’y comprit rien. Enfin, depuis sa première apparition, la Perruche ne fut jamais reprise. J’avais donc raison de dire que ces trois petits ouvrages sont absolument nouveaux pour le public actuel.

En ce qui concerne l’auteur même des Deux Chasseurs, le compositeur Duni, son nom aussi est certainement bien ignoré de la plupart de ceux qui vont être à même d’entendre sa mignonne partition. Chose assez singulière pourtant, ce petit opéra des Deux Chasseurs est resté classique en quelque sorte par son titre, que tout le monde connaît sans savoir une note de la musique, et il est le seul dans ce cas des vingt ouvrages que Duni donna jadis à la Comédie-Italienne. Duni, qui fut l’élève de Durante et le condisciple de Pergolèse au Conservatoire de Naples, était le dixième enfant et le seul musicien d’un père musicien lui-même et qui occupait une situation assez honorable. Il était né à Matera, dans le royaume de Naples, le 9 février 1709, et il avait déjà près de cinquante ans lorsque, arrivant d’Italie, où sa renommée était grande, il vint se fixer à Paris, où il se maria. Il avait fait représenter à Rome, à Naples, à Venise, un certain nombre d’opéras et d’oratorios qui avaient eu de grands succès, il s’était fait applaudir à Vienne, à la cour d’Autriche, pour son talent délicat de claveciniste, il s’était vu aussi accueilli à Londres avec la plus grande faveur, enfin il avait écrit pour la cour de Parme, qui était à cette époque toute française, deux opéras-comiques français, Ninette à la cour et le Peintre amoureux de son modèle, qu’il envoya ensuite à Paris et qui furent très bien reçus par le public de la Comédie-Italienne. Ce fut ce qui le décida à venir en personne et à s’établir ici, où il devint avec Philidor, avec Monsigny, avec le chanteur Laruette, l’un des fournisseurs attitrés de ce théâtre et l’un des créateurs du genre de l’opéra-comique.

Il donna successivement à la scène la Fille mal gardée, le Docteur Sangrado, la Veuve indécise, Nina et Lindor, l’Île des fous, la Bonne Fille, Mazel, la Plaideuse ou le Procès, le Retour au village, le Milicien, et, en 1765, les Deux Chasseurs, dont le succès surtout fut complet et prolongé, et qui resta au répertoire pendant près d’un demi-siècle. C’est à propos de ce petit ouvrage burlesque que les chroniqueurs du temps ont rapporté une anecdote assez plaisante : « Certain jour d’été, disaient-ils, que l’on jouait sur un théâtre d’Italie, par sympathie pour le nom de Duni, qui était Italien, l’opéra français des Deux Chasseurs, un orage épouvantable éclata tout d’un coup sur la ville. Précisément à l’instant où l’ours faisait son entrée sur la scène, un coup de tonnerre effroyable se faisait entendre, et un cri partait à la fois de tous les points de la salle, jeté par les spectatrices qui la garnissaient. Mais presque aussitôt un éclat de rire général succéda à cette manifestation d’effroi, lorsqu’on vit l’ours, fort impressionné lui-même, se lever sur ses deux pieds et faire dévotement le signe de la croix avec les signes de la plus profonde terreur. » Je rapporte cette anecdote assez originale, parce qu’un journaliste belge a eu l’idée de la rajeunir récemment et de la publier à nouveau, en l’appliquant à une représentation de l’Ours et le Pacha. Et ledit journaliste se fâchait en remarquant que plusieurs confrères lui empruntaient son récit sans le citer, et il en revendiquait avec ardeur la paternité. Il n’était en vérité qu’un père… putatif.

Les Deux Chasseursont été convenablement joués, rue Vivienne, par Mme Souzy, MM. Delbos et Duranthy. Mais le succès de la soirée a été incontestablement pour l’Irato, qui a montré avec quel soin le travail est mené dans ce gentil théâtre. Les rôles étaient ainsi distribués : Pandolphe, M. Berthon ; le docteur, M. Castelain ; Lysandre, M. Viannet ; Scapin, M. Dumas ; Isabelle, Mlle Jane-Valentin ; Nérine, Mlle Barbary. De ces six artistes, deux, MM. Viannet et Dumas, ne s’étaient jamais montrés sur la scène et paraissaient pour la première fois devant le public. Eh bien ! je déclare que l’Irato a été joué avec un ensemble parfait et chanté de la façon la plus agréable, que la représentation en a été excellente, et que la charmante musique de Méhul a eu, par ce fait, tout le succès qu’elle méritait. Il y a là un petit tour de force dont il faut féliciter le petit théâtre Vivienne, qui continue d’être digne de tous les éloges.

Des trois ouvrages inscrits sur l’affiche, c’est le plus récent, la Perruche, qui a paru peut-être le plus vieilli, en dépit de deux ou trois morceaux agréables. Mais il nous a donné l’occasion d’applaudir comme il le mérite, et très sincèrement, M. Duranthy, qui a joué et chanté d’une façon charmante le rôle de Bagnolet.

En résumé, la soirée a été excellente.

Arthur Pougin.