Semaine théâtrale/Les galas de l’Opéra et de la Comédie-Française ; supplique au tsar

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Heugel (no 41p. 3).

SEMAINE THÉÂTRALE


LES GALAS DE L’OPÉRA ET DE LA COMÉDIE-FRANÇAISE

Paris vient de vivre un rêve des Mille et une Nuits. Il s’était transformé en ville enchantée, avec des chatoiements de couleurs dans tous les coins, des bosquets embaumés qui s’élevaient de terre, des oriflammes qui flottaient dans les airs et, le soir venu, de magiques illuminations qui éclairaient les cieux. Sur cette atmosphère de nuage rose, ses monuments se dessinaient avec les teintes indécises du songe, comme dans les tableaux de Turner, le peintre merveilleux de l’impalpable. Et sur la voie passaient, portés comme en triomphe, un jeune monarque et une jeune reine dans toute la fleur de leur souveraineté, et on les acclamait aux cris mille fois répétés de « vive l’Empereur ! » et « vive l’Impératrice ! », où se sentaient non seulement la simple courtoisie qu’on doit à des hôtes couronnés, mais, on peut le dire, l’amour et même l’idolâtrie de tout un peuple. Pendant toute une semaine, le tsar a tenu la France dans sa main puissante.

Cela a été un rêve, un beau rêve, et en entendant ces cris de joie immense, en voyant cet enthousiasme et ce délire des citoyens de la grand’ville en face d’un empereur qui nous était prêté par la Russie, on se demande s’il ne faudra pas bientôt leur en donner un pour de bon et qui soit bien à eux.

De toutes ces fêtes, de toutes ces réceptions, de toutes ces apothéoses dont les journaux furent remplis, nous n’avons guère à retenir, en ce qui nous concerne, que les galas de l’Académie nationale de musique et de la Comédie-Française, et nous en dirons quelques mots seulement après les articles compendieux qui leur furent consacrés par nos confrères de la presse quotidienne.

Spectacle toujours imposant que celui de la grande nef de l’Opéra avec son superbe escalier à double évolution, spectacle plus imposant encore quand on en voit gravir lentement les marches de marbre blanc par une Majesté d’où semblent dépendre les destinées de la patrie et par une tsarine toute faite de grâce et de radieuse douceur. La marche sainte de Gounod, qui déroulait ses ondes sonores et un peu mystiques pendant cette ascension vers l’empyrée, ajoutait encore au caractère impressionnant de cette scène.

… Et devant leurs Majestés assemblées, y compris celles de M. et Mme Félix Faure, le programme annoncé s’est déroulé sur la scène de l’Opéra. Mais c’était uniquement la loge impériale qui était le point de mire de toute la salle, et on paraissait s’occuper fort peu du côté artistique de la soirée. On admirait la jeunesse de bon aloi du tsar, sa simplicité suprême, son air de franchise, et aussi un peu cette timidité non sans grâce qui sied si bien au bel âge. De son côté, la tsarine conquérait tous les cœurs avec sa haute mine de grande princesse et en même temps l’innocente bonté qui rayonne sur son visage ; c’était une idole de neige merveilleusement parée, la reine des steppes étincelante sous les diamants de sa couronne, une de ces images saintes à la fois naïves et resplendissantes qu’on adore pieusement dans la cabane des moujiks. Et, tout autour, des uniformes chamarrés, des grands cordons de toutes couleurs, les ambassadeurs empanachés, les généraux, les amiraux, les admirables chefs des tribus arabes drapés dans leurs burnous de blancheur immaculée. Ah ! c’était bien là le spectacle merveilleux, contre lequel rien ne pouvait lutter.

Et pourtant l’orchestre de l’Opéra s’évertuait de son mieux, meilleur qu’il ne fut jamais, mettant partout des caresses inaccoutumées et même de la fougue où il en fallait, ce qui ne s’entend pas tous les jours. C’étaient tour à tour la marche du maître Saint-Saëns, la délicieuse méditation de Thaïs, un acte de Sigurd presque entier interprété de toute âme par Mme Caron, MM. Alvarez et Renaud ; c’était la Korrigane et Mauri. Tout cela est passé presque inaperçu et s’est éteint dans les glaces du protocole et de l’étiquette. Interdiction au tsar d’applaudir ; interdiction aux autres de manifester avant le tsar. On voit où cela peut mener.

Puis, le tsar s’est levé et s’en est allé magnifiquement comme il était venu, toujours poursuivi par la musique et l’orchestre de M. Marty, niché sous une des cages de l’escalier, qui lui a lancé comme dernier salut une belle fanfare de Sylvia résonnant admirablement sous les voûtes élevées. Un accord final… et la vision prestigieuse s’est évanouie, en nous laissant, humbles mortels, nous débattre avec les tristes réalités de la vie, c’est-à-dire la chasse interminable aux cochers, qui ne pouvaient ni avancer ni reculer, — chaos impénétrable de véhicules de toutes les sortes se dérobant à tous les appels.

….. Et le lendemain, ce fut le tour de la Comédie-Française à faire ses preuves. Tout se passa cette fois sans musique et n’en alla que mieux, paraît-il. Le tsar ne se donne pas en effet pour un fervent de la muse Euterpe, mais il prise volontiers notre fine littérature française, à ce point qu’il en a oublié les règles de l’étiquette et s’est mis à applaudir selon son plaisir. La tsarine en a profité pour rire aussi à belles dents. C’était peut-être moins majestueux que la veille, mais infiniment plus cordial.

On a donc tout goûté ce soir-là, et la poésie de circonstance de M. Claretie, et le délicat badinage de Musset, et notre Corneille, et notre Molière. Mounet-Sully, Worms, Bartet et Baretta, Coquelin cadet et Reichenberg ont été aux nues.

Et maintenant que le rêve est terminé, que le couple auguste s’en est allé chercher dans les joies familiales de Darmstadt un repos bien gagné après tant d’honneurs et de démonstrations fatigantes, le moment est peut-être bien choisi, en guise d’épilogue à ces soirées glorieuses, de présenter une humble requête à l’Empereur de toutes les Russies :

SUPPLIQUE AU TSAR

Majesté, vous aurez été touché sans doute de l’accueil ému que vous a fait notre peuple de France, et de l’amour spontané qu’il vous a voué. Vous avez été grand et généreux, vous êtes venu à nous dans notre isolement et nous avez tendu votre main forte et loyale. Ce peuple peut avoir bien des défauts, mais il n’a pas celui de l’ingratitude. Son cœur sait battre au bon endroit. Tous les dévouements, il vous les doit et on peut presque dire que vous comptez aujourd’hui, en plus qu’hier, trente-huit millions de nouveaux sujets, — sinon par de vulgaires confins géographiques, au moins d’âme et d’affection.

Vous nous avez vus tous ici, chacun dans la mesure de ses forces, s’ingénier à vous montrer la sincérité de cet attachement, et tous, de cette grande semaine, vous devez nous considérer comme vos enfants d’adoption. Vous êtes notre « petit père » d’élection, comme on dit dans votre beau pays.

À côté de tout ce qui porte ici une épée, vous avez vu aussi tout ce qui porte une plume vous célébrer et vous remercier sur tous les modes ; vous avez entendu nos poètes faire tressaillir la lyre en votre honneur, lyre d’airain avec Hérédia aux mâles accents, lyre de douceur et d’harmonie avec Coppée et Sully-Prudhomme. Notre Académie vous a souhaité la bienvenue par la bouche éloquente de son doyen vénéré, Ernest Legouvé. Vous avez daigné sourire aux imaginations de nos auteurs dramatiques. Et nos musiciens ont fait ce qu’ils ont pu pour vous charmer.

Enfin, de tous les hommages délicats qu’on a pu vous rendre, ce ne sont pas ceux de nos penseurs et de nos artistes qui ont dû le moins vous toucher.

Eh bien, Majesté, c’est pour eux que nous vous demandons grâce et protection en votre vaste empire où les droits de la pensée française ne sont plus reconnus. Longtemps une convention littéraire et artistique a lié les deux nations ; mais, par suite d’un malentendu sans doute, elle n’a pas été renouvelée et depuis chacun, en Russie, peut prendre impunément nos livre et nos œuvres d’art, — sans que les dépouillés aient même le droit de crier.

Est-ce trop vous demander, Impériale Majesté, de faire cesser un tel abus, et de traiter vos fils de France comme vos fils de Russie ? Ce serait là un don de joyeux avènement sur nos cœurs, et qui y laisserait d’impérissables traces.

H. Moreno.