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Semaine théâtrale/Première représentation de la Femme de Claude et reprise de Don Pasquale, à l’Opéra-Comique

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SEMAINE THÉÂTRALE


Opéra-Comique. La Femme de Claude, drame lyrique en trois actes, paroles de M. Louis Gallet, d’après Alexandre Dumas fils, musique de M. Albert Cahen. — Don Pasquale, de Donizetti (23 juin).

Qui le premier a eu l’idée — singulière — de transformer la Femme de Claude, ce drame purement psychologique, en un livret d’opéra, et de remplacer la prose nerveuse et serrée d’Alexandre Dumas par un dialogue destiné à servir l’inspiration d’un musicien ? Ce qui m’étonne, c’est que cette idée, quelque peu fantasque, n’ait pas effarouché Dumas, très justement soucieux de la valeur et du respect de ses œuvres, et qu’il ait donné sans sourciller son consentement à une telle transformation, qui ne pouvait être qu’une déformation.

Il a bien fallu en effet, pour faire de ce drame en prose un drame lyrique, lui faire subir des changements et des retranchements qui en altèrent singulièrement la physionomie, outre que la compression nécessitée pour l’introduction de la musique rend l’action plus brutale encore et la laisse par instants peu compréhensible pour qui ne connaît pas l’œuvre première. La pièce ne se passe plus de nos jours, mais à l’époque de la Révolution. Claude n’est plus un inventeur de génie, mais un général de la première République, installé avec son état-major dans les environs de Wissembourg, qu’il est chargé de débloquer, et qui confie à un de ses lieutenants, le jeune Antonin, la mission périlleuse de porter à Wissembourg, à travers les lignes ennemies, un message d’où dépend le succès de l’opération. C’est ce message qui, ici, se trouve être le nœud de la pièce. La femme de Claude, Césarine, la Messaline infâme, dont M. Gallet a changé le nom en celui de Delphine, aura à s’en emparer l’intérêt que voici. Cantagnac, qui est devenu un espion ennemi, s’introduit on ne sait comment chez Claude, précisément pour connaître son plan. Il connaît le secret de la dernière infamie de Delphine, et il la menace de tout dévoiler à son mari si elle ne trouve le moyen de lui livrer le papier précieux dont Antonin est porteur.

Antonin, on le sait, malgré son honnêteté, aime Delphine. Il ne le lui a jamais avoué, mais une femme n’ignore jamais l’amour qu’elle inspire. Elle a donc deviné le sentiment qu’elle a fait naître chez le jeune officier. Pressée par les dernières menaces de Cantagnac, éperdue, craignant ses révélations, elle se décide enfin à une dernière infamie. Elle se jette dans les bras d’Antonin, joue avec lui la passion, et, au plus fort d’une scène d’emportement fiévreux, réussit à lui ravir la lettre dont il est porteur. D’un bond, elle s’élance alors vers la fenêtre pour jeter le papier à Cantagnac, lorsqu’elle trouve devant elle Claude qui, froidement, lui casse la tête d’un coup de pistolet. Elle tombe morte, et Claude, montrant à Antonin le papier qu’elle a laissé échapper, dit à celui-ci : « J’ai fait mon devoir, fais le tien. »

Ainsi transformée, la pièce présentait-elle l’intérêt d’une œuvre dramatique ? offrait-elle les éléments d’une œuvre musicale ? Je n’oserais l’affirmer d’une façon absolue. M. Albert Cahen l’a pensé cependant, puisqu’il s’est chargé d’écrire la musique de cette nouvelle Femme de Claude, et que cette musique est écrite depuis trois ans, et que l’ouvrage est en répétitions depuis deux années, et qu’enfin après retards sur retards, remises sur remises, le public vient d’être appelé à le contempler et à l’apprécier.

M. Albert Cahen, si son nom n’est pas très connu de ce public, n’est pourtant plus tout à fait un débutant. Après avoir publié un petit recueil de mélodies intitulé Marines, il fit représenter dès 1880, à l’Opéra-Comique, le Bois, un acte qui était l’adaptation lyrique de la jolie comédie qu’Albert Glatigny avait donnée sous ce titre à l’Odéon. Dix ans après il donnait au Théâtre des Arts, à Rouen, un ouvrage beaucoup plus important, le Vénitien, grand opéra en quatre actes, et enfin, en ces dernières années, il faisait représenter à Marseille un ballet intitulé Fleur des Neiges. La Femme de Claude est donc son quatrième ouvrage, et j’ai regret à dire que celui-ci manque absolument de saveur et de personnalité.

M. Albert Cahen a de l’ambition. On sent qu’il a voulu, jusqu’à un certain point, se modeler sur les idées ayant cours, qu’il a cherché à tenir compte de l’évolution dont l’art musical fait en ce moment les frais, qu’il tâche à s’éloigner le plus possible des sentiers éternellement battus et qu’il ne serait pas fâché de trouver une route nouvelle à parcourir. Malheureusement il semble que le souffle lui manque, et aussi la fraîcheur et l’abondance de l’inspiration. Ses idées sont courtes, et la nouveauté n’en est pas la qualité première ; et quand une phrase paraît bien commencer et prendre son élan, elle s’arrête court sans que l’on sache pourquoi et ne trouve pas une autre phrase pour lui répondre. De même, son orchestre est sans relief, sans couleur et sans intérêt, manquant à la fois de corps, de piquant et de nouveauté. L’artiste a fait de son mieux, assurément, et l’on sent qu’il est animé des meilleures intentions ; mais ce n’est pas en art, et surtout en musique, que l’intention peut être réputée pour le fait. Ce qui manque le plus à M. Albert Cahen, c’est le tempérament ; et dame ! le tempérament, il n’y a pas à dire, c’est la qualité maîtresse, sans laquelle toutes les autres ne servent que de peu.

Son œuvre a été bien défendue par ses interprètes. Par M. Bouvet, qui est un Claude plein de dignité froide ; par Mme Nina Pack, qui se montre vraiment remarquable dans le rôle odieux et terriblement difficile de Delphine ; par M. Jérôme, qui met de la chaleur dans le rôle d’Antonin ; enfin par M. Isnardon, qui, à son habitude, donne de l’originalité à celui de Cantagnac. Une jeune femme fort distinguée, Mlle Pascal, débutait par le rôle de Jeanne.


Don Pasquale est l’un des derniers opéras de Donizetti, qui n’en a pas écrit moins de soixante-six. Ce n’est point l’un de ses meilleurs ; ce n’est pas non plus, tant s’en faut, l’un des plus mauvais : il occupe, en somme, dans son œuvre, une place fort honorable, en dépit de la prodigieuse rapidité avec laquelle il a été enfanté. Comme notre Adam, avec lequel il a plus d’un point de contact et de rapport, Donizetti était de la race de ces improvisateurs forcenés et bien doués, qui ne savaient et ne pouvaient prendre le temps de réfléchir sur une œuvre et qui écrivaient au courant de la plume, s’en remettant au hasard de leur inspiration sur le résultat à obtenir. Il n’y a pas à discuter avec de tels tempéraments. Quand Donizetti était bien disposé, on avait Lucie, l’Elisir d’amore ou la Fille du Régiment, de même qu’avec Adam on avait le Chalet, Giralda ou le Postillon de Lonjumeau. Quand ils n’étaient pas en train, dame…

Don Pascale fut composé expressément pour notre Théâtre-Italien. Donizetti était alors dans une veine de fécondité extraordinaire. En moins de quatre années il donnait coup sur coup huit opéras : le 11 février 1840, la Fille du Régiment à l’Opéra-Comique, et le 2 décembre la Favorite à l’Opéra ; au commencement de 1841 Adelia à Rome, et le 26 décembre Maria Padilla à Milan ; le 19 mai 1842 Linda di Chamounix à Vienne ; le 3 janvier 1843 Don Pasquale à notre Théâtre-Italien, le 5 juin suivant Maria di Rohan à Vienne, et avant la fin de la même année, le 13 novembre, Dom Sébastien de Portugal à l’Opéra. Sans compter le rafistolage qu’il fit subir à son Poliuto pour le donner aussi à l’Opéra, le 10 avril 1840, sous le titre des Martyrs. On peut croire du reste que cette production effrénée ne fut pas étrangère, avec d’autres causes, au dérangement cérébral qui peu d’années après devait le conduire au tombeau, à peine âgé de cinquante ans.

C’est qu’à ce moment Donizetti était passé en quelque sorte à l’état de musicien international. Rossini depuis longtemps se taisait, Bellini était mort, Verdi débutait à peine, et de tous les musiciens italiens alors existants et produisants : Pacini, Mercadante, Ricci, Persiani, le plus remarquable était assurément Donizetti. Aussi se l’arrachait-on de tous côtés, à Paris, à Londres, à Vienne, à Naples, à Milan… Il arrivait précisément de Vienne, où il venait de donner avec un grand succès sa Linda di Chamounix, dont certaines pages sont vraiment touchantes, lorsqu’il vint à Paris dans les derniers mois de 1842. Il fut particulièrement bien accueilli par la direction du Théâtre-Italien, qui était en assez fâcheuse situation et qui pensait remettre ses affaires en meilleur état si elle pouvait obtenir de lui un opéra nouveau, ce qu’elle s’empressa de lui demander. Donizetti, qui ne savait pas se faire prier, lui promit en effet un opéra bouffe, et comme il connaissait l’état des choses, il dit au directeur, qui était, je crois, Ronconi, qu’il ne lui demanderait ni décors, ni costumes, ni aucuns frais de mise en scène, et pas même la dépense d’un livret, qu’il se chargeait de trouver, L’ouvrage pourrait être offert au public dans un délai de trois mois.

Pour ce qui est du livret, Donizetti avait son idée. Il avait toujours conservé le souvenir d’un mauvais opéra bouffe de Pavesi, Ser Mercantonio, qu’il avait entendu naguère à Naples, et dont le livret l’avait amusé. Il fit venir celui-ci d’Italie, avec l’intention de le rajuster et de l’arranger à son usage. Ce n’était pas la première fois qu’il se ferait ainsi son propre librettiste. Déjà, à Naples, pour sauver un impresario in angustie, il avait traduit et arrangé ainsi un de nos vaudevilles français, la Sonnette de nuit, dont il avait fait il Campanello, et il n’avait pas hésité à mettre en deux actes le Chalet pour en faire sa Betly. Il allait donc opérer une troisième fois de la même façon.

Mais, malgré l’engagement qu’il avait pris avec le Théâtre-Italien, il ne se pressait point, flânait avec délices, et laissait le temps s’écouler. Si bien que le pauvre directeur, aux abois, vint un jour le trouver pour lui exprimer son désespoir et lui rappeler la date très prochaine que lui-même avait fixée.

— Ah bah ! lui fait Donizetti. Vraiment, nous n’avons plus que vingt-cinq jours ? Eh bien, nous sommes encore presque en avance. Écoute ! je t’ai dit que tu n’aurais à t’occuper de rien. Moi, en cinq jours j’aurai remis le livret en état, en dix jours j’écrirai la partition, dix jours nous suffiront pour les répétitions, et tout marchera comme sur des roulettes. C’est entendu.

Et tout marcha bien en effet, au moins au point de vue du succès, puisque Delécluze pouvait écrire ceci dans le Journal des Débats, trois jours après la représentation : — « Depuis les Puritains de Bellini jusqu’à ce jour, aucun opéra écrit expressément pour le Théâtre-Italien n’a eu un succès aussi bruyant. Quatre ou cinq morceaux redemandés, rappels aux chanteurs, rappels au compositeur, en somme une de ces ovations qui, en Italie, se prodiguent à la douzaine même aux moindres compositeurs, mais qui, à Paris, se réservent aux seuls et vraiment grands… »

Il est vrai que l’ouvrage était joué et chanté d’une façon merveilleuse par ces grands artistes qui s’appelaient Lablache, Mario, Tamburini et Giulia Grisi. Mais il est vrai aussi que si la musique de Don Pasquale n’est point de qualité absolument supérieure, si elle ne vaut point celle de l’Elisir d’amore, elle est pourtant fine, délicate, élégante, et contient des morceaux écrits de verve et d’un excellent caractère bouffe. La sérénade du ténor, devenue naguère si célèbre, sans doute pour la façon dont la chantait Mario, n’est point ce qu’il y a de meilleur, et paraît aujourd’hui un peu banale, et tel autre morceau que l’on pourrait citer sent un peu trop l’improvisation. Mais le premier acte contient un joli trio, on trouve au second un quatuor délicieux, et les deux duos bouffes du troisième sont d’une facture excellente et d’un sentiment comique irrésistible. Ce n’est certainement point là la veine merveilleuse de Rossini et du Barbier, mais, ma foi, cela en approche, et c’est déjà beaucoup dire.

En réalité, cette musique alerte, vivante, bien en scène, piquante parfois et toujours distinguée, a réjoui le public, qui a paru l’entendre avec le plus vif plaisir. Il faut dire aussi que nos comédiens ont fait de leur mieux pour atteindre ce résultat. M. Fugère, surtout, est un don Pasquale excellent. Ce diable d’homme est supérieur en tout, partout et toujours. Quel que soit le genre de rôle dont il est chargé, on peut être sûr d’avance non seulement qu’il lui donnera, au point de vue scénique et musical, précisément la physionomie qu’il doit avoir, mais qu’il ira dans l’interprétation jusqu’au point qui touche la perfection. L’amoureux Octavio, qui n’est qu’au second plan, est bien représenté par M. Clément, qui en a bien la désinvolture aimable et familière. Le rôle du docteur est agréablement tenu par M. Badiali, qui lui donne pourtant une correction peut-être un peu froide et qui y manque de diable au corps ; il ne faut pas oublier que nous sommes ici en pleine fantaisie, et qu’un peu d’outrance ne messied pas ; néanmoins, M. Badiali s’est heureusement échauffé dans le duo du troisième acte avec don Pasquale, qui a fait la joie de la salle. C’est Mlle Parentani qui est chargée du personnage de Louise. Elle le joue avec grâce et le chante avec une véritable habilité. Dans son ensemble enfin, l’interprétation de Don Pasquale est intéressante et aussi satisfaisante que possible. Il est certain que le public a accueilli l’œuvre avec un véritable plaisir. Cela le repose de certaines productions mélancoliques, que tous les efforts n’ont pu réussir à imposer à son admiration.

Arthur Pougin.