Semaine théâtrale/Première représentation de la Vie pour le Tsar à l’Opéra russe

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Opéra russe (au Nouveau-Théâtre) La Vie pour le Tsar, opéra en cinq actes de Michel de Glinka (19 octobre 1896)

Le rideau se lève sans préparation, sur un large accord de l’orchestre ; entouré des chœurs, un monsieur s’avance sur la scène (c’est M. Devoyod) en costume de moujik, longues bottes, culottes grises, blouse rouge, bonnet de fourrure, et il entonne d’une voix superbe l’hymne russe, que les chœurs répètent avec lui, on applaudit, le rideau tombe, et bientôt sont frappés les trois coups sacramentels qui donnent le signal de l’ouverture de la Vie pour le Tsar.

Il serait peut-être prétentieux de dire que nous connaissons la Vie pour le Tsar après la représentation inégale (je suis indulgent) que vient de nous offrir le Nouveau-Théâtre, représentation dans laquelle l’œuvre a été tronquée et mutilée avec une familiarité que j’oserais qualifier d’un peu sacrilège. Au point de vue musical, suppression de l’air d’Antonide au premier acte, suppression au troisième du superbe chœur de villageois, larges coupures dans l’épilogue ; au point de vue scénique, suppression de l’entrée en bateau de Sabinine, suppression plus grave de l’entrée du tsar qui forme le dénouement superbe de l’œuvre, etc. Je sais bien que l’exécution d’une telle œuvre est ardue, difficile sous tous les rapports, et je me rends parfaitement compte de l’effort qu’il a fallu pour nous en donner encore ce semblant et cette apparence. Il n’en est pas moins vrai que je défie bien celui qui ne la connaît pas, qui ne l’a pas étudiée, de s’en faire une idée même approximative après l’avoir vue et entendue dans des conditions aussi fâcheuses et aussi incomplètes. Et pourtant, malgré tout, la beauté lumineuse de certaines pages s’impose encore à l’attention, et à la sympathie ; et n’y eût-il, dans cette noble partition de la Vie pour le Tsar, que l’admirable scène de Soussanine au quatrième acte, lorsqu’il égare volontairement dans la forêt les Polonais qui ne vont pas tarder à l’égorger, cette scène si pathétique et d’une si poignante mélancolie, qu’elle suffirait à classer Glinka au nombre des musiciens de génie.

C’est surtout en entendant cette scène superbe et si émouvante qu’on s’étonne de la puissance d’impression qu’elle peut produire après soixante ans écoulés, ce qui prouve bien que, même en musique, la vérité d’expression ne vieillit pas, car il y a tout juste soixante ans que la Vie pour le Tsar fit son apparition au théâtre Impérial de Saint-Pétersbourg, le 9 octobre 1836 (27 septembre du calendrier russe). Les quatre rôles de l’ouvrage (il n’y a avec eux que deux personnages absolument accessoires) étaient tenus par l’excellente basse Pétrof (Soussanine), le ténor français Charpentier, qui se faisait appeler Léonof (Sabinine), Mlle Vorobief, qui allait devenir bientôt Mme Petrovna (Vania) et Mme Stepanova (Antonide). On sait que l’œuvre fut bientôt acclamée comme essentiellement nationale, et cela non seulement à cause du caractère patriotique du sujet, mais aussi en raison de la couleur vraiment autochtone de la musique. Le succès éclatant qui l’accueillit tout d’abord ne s’est jamais démenti, et il est encore aussi vif aujourd’hui qu’à l’origine. Le 17 décembre 1879 on donnait à Saint-Pétersbourg la 500e représentation de la Vie pour le Tsar, et sept ans après, en 1886, on célébrait, avec la 577e, le cinquantième anniversaire de son apparition devant le public. Ce fut ici comme une sorte de véritable solennité nationale (le matériel scénique avait été complètement renouvelé à cette occasion), qui eut son contre-coup dans toutes les villes de l’empire qui possédaient un théâtre d’opéra et qui, toutes, représentèrent aussi l’ouvrage ; il fut même joué à Moscou sur deux théâtres à la fois. Cette circonstance donna lieu à deux publications intéressantes : une Histoire « la Vie pour le Tsar » de M. P. Weimarn, et une brochure de M. Vladimir Stassof, le fameux critique, ornée des portraits de Glinka et de sa sœur, Mme Ludmilla Schestakow, si intimement liée à sa gloire, et d’une reproduction de la statue du maître à Smolensk.

Le sujet de la Vie pour le Tsar peut se résumer en peu de mots. L’action se passe en 1613, alors que les Polonais, à la suite de la mort du tsar Boris Godounof, avaient envahi l’empire russe et s’étaient avancés jusqu’à Moscou. Comprenant le danger qui menaçait son indépendance, la nation tout entière se serrait autour du jeune Mikhaël-Fédorovitch Romanof, qui venait d’être élu tsar, et, selon les chroniques, les Polonais avaient formé le projet de s’emparer de la personne du nouveau souverain. Quelques-uns de leurs chefs, le cherchant sans savoir où le trouver, s’adressent à un paysan, Ivan Soussanine, et lui ordonnent de les mener auprès de son maître. Celui-ci, flairant une trahison, fait bravement le sacrifice de sa vie pour sauver son souverain et son pays : feignant d’obéir, il envoie Vania, son fils adoptif, prévenir le tsar du danger qui le menace, puis il égare les Polonais au fond d’une forêt presque impénétrable, d’où il leur est impossible de retrouver leur chemin. Et quand ceux-ci s’aperçoivent qu’ils ont été trompés, le malheureux est par eux mis à mort et tombe, héros obscur, victime de son dévouement patriotique. Si l’on ajoute à cette action principale les épisodes naissant de l’amour d’Antonide, la fille de Soussanine, avec le jeune Sabinine, on aura tous les éléments d’un poème en soi très pathétique et empreint d’un réel intérêt. Et l’on comprendra surtout l’enthousiasme qu’il a dû exciter chez le peuple russe, une fois allié à la musique de Glinka, d’une couleur si originale et d’un caractère si essentiellement national dans quelques-unes de ses parties.

Je dis bien : « dans quelques-unes de ses parties », car l’œuvre est un peu composite, ce qui n’a rien d’étonnant si l’on songe que, d’une part, c’est la première production dramatique de Glinka (sous ce rapport, la sûreté de main y est étonnante), et que, de l’autre, il l’écrivit au retour de son grand voyage en Italie, où son séjour fut de deux années pleines, à l’époque des triomphes de Bellini et de Donizetti et alors que le rossinisme était dans tout son éclat. Il n’est donc pas surprenant que les formes italiennes se présentent dans plus d’une page de la partition très touffue de la Vie pour le Tsar. On les rencontre particulièrement dans le trio du premier acte, qui est d’ailleurs d’un fort joli effet, et où la phrase principale, établie d’abord par le ténor, est reprise ensuite par le soprano, puis par la basse ; on les retrouve encore, indéniables, dans l’ensemble du beau quatuor du troisième acte, qui est très harmonieux, très séduisant, et d’une superbe ampleur de construction. Mais c’est dans d’autres parties que se fait jour l’originalité aussi bien du fond que de la forme, et qu’on peut jouir de la saveur toute particulière de l’inspiration du compositeur : c’est dans le joli chœur féminin qui ouvre le premier acte et dont l’accent est plein de grâce ; dans le duo de Soussanine et de Vania au troisième, qui est d’un caractère mâle et coloré ; dans la première scène de Soussanine et des Polonais, qui est d’une couleur chaude, inspirée et vraiment théâtrale ; dans un chœur charmant de jeunes filles, à cinq temps, qui conclut d’une façon singulière, sur la dominante ; surtout dans l’admirable scène de la forêt qui est le point culminant de l’œuvre, cette scène dans laquelle Soussanine, pressentant qu’il va être massacré par les Polonais qu’il a trompés, fait un retour en lui-même sur son passé et songe aux êtres aimés dont il se sépare volontairement en sacrifiant sa vie pour son pays et pour son maître. Tout ce long monologue, toute cette mélopée empreinte d’un sentiment de tristesse indicible, est d’un accent très beau, très pénétrant, et qui découle de la plus noble inspiration. Il y a là un souffle plein de puissance, d’une émotion intense, qui ne pouvait jaillir que de l’âme d’un grand artiste. Cette page superbe, superbement interprétée par M. Devoyod, a produit une impression profonde et a été pour le chanteur l’occasion d’un succès très grand et très mérité. Quant au tableau final du Kremlin, dont l’effet doit être immense, j’ai dit qu’il a été tellement tronqué, je pourrais ajouter tellement massacré, qu’il nous était impossible d’en apprécier la valeur, même d’une façon approximative.

L’exécution générale est médiocre. L’orchestre et les chœurs font assurément ce qu’ils peuvent, mais l’œuvre n’est pas au point ; l’ensemble n’est qu’un à-peu-près, et manque absolument de cohésion, de couleur et de caractère ; tout cela est terne, sans nuances, sans flamme et sans décisions. Dans l’interprétation personnelle, il faut absolument tirer de pair M. Devoyod, très remarquable dans le rôle de Soussanine, et M. Engel, toujours vaillant, toujours solide, dans celui de Sabinine. Le personnage mélancolique d’Antonide et celui, si intéressant, de Vania, exigeraient des artistes plus expérimentées que Mlles Louise Mauger et Nady. En résumé, et après une telle exécution aussi bien scénique que musicale, nous ne pouvons pas dire que nous connaissons la Vie pour le Tsar, que nous connaissons Glinka. Nous n’avons fait qu’à peine entrevoir l’admirable génie du compositeur.

Arthur Pougin.