Semaine théâtrale/Premières représentation du Capitaine Fracasse à l’Odéon et de la Reine des Reines à l’Eldorado

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Odéon.Le Capitaine Fracasse[1], comédie héroïque en 5 actes et 7 tableaux, en vers, d’après le roman de Théophile Gautier, par M. É. Bergerat. — Eldorado. La Reine des Reines, opérette-bouffe en 3 actes, de M. P.-L. Flers, musique de M. Ed. Audran.

« Il est souvent périlleux et toujours malaisé de traduire à la scène un roman célèbre, et, comme disait Théophile Gautier lui-même, de « transposer » un thème d’un art dans un autre, quoique le public, dérouté et incertain de ce qu’il aime, paraisse vouloir de plus en plus favoriser ces tentatives. Néanmoins, lorsque le roman doit la majeure partie de son renom à l’éclat du style et la moindre à l’intrigue, le plus habile y regarde à deux fois, fût-il assuré de plaire, car le théâtre vit d’action, et le rôti lui est plus nécessaire que des hors-d’œuvre, d’ailleurs si délicieux soient-ils ! »

Vous êtes orfèvre, monsieur Bergerat, et voilà qui est excellement dit ; et puisque vous avez bien voulu prendre soin de l’écrire dans la préface qui précède votre comédie héroïque, cela nous épargnera la peine d’insister. Le péril paraît, quant à présent du moins, imparfaitement surmonté ; le malaise subsiste tout entier. Et ce malaise vient précisément de ce que votre « travail vous a paru inexécutable en prose ». Durant vos cinq actes, vous vous amusâtes aux rimes milliardaires et aux expressions précieuses, si et tant que, souvent, le terme devient absolument impropre et qu’il est difficile de comprendre, à l’audition plus ou moins impeccable, plutôt moins que plus, d’artistes de diction trop incertaine, qu’il est fort difficile de comprendre tout ce que vous avez souhaité dire. Le style de Théophile Gautier, nul n’en ignore, était éblouissant ; vous avez voulu surenchérir, et j’ai grand’peur que votre erreur ne l’ait rendu aveuglant. Mais, encore une fois, nous aurions mauvaise grâce à retourner le fer dans un flanc que, gendre très pieux, si galamment et si spirituellement, vous présentez à nos justes coups.

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Et, mesdames, que nulle au moins de vous n’accable
À cause de l’essai, le poète inpeccable
Dont le renom illustre inspira notre auteur.
Théophile Gautier reste sur la hauteur !
Un gendre vient parfois d’une fâcheuse étoile !
Le vrai coupable est là, derrière cette toile.
Lardez-le, comme avec une flamberge un rat,
Il s’appelle monsieur Émile Bergerat.

Les nouveaux directeurs de l’Odéon qui, en montant le Capitaine Fracasse refusé depuis plusieurs années un peu partout, semblent avoir voulu s’ériger en redresseurs de torts, n’ont qu’imparfaitement tenté tout ce qu’il fallait pour grandement défendre cette comédie. Mais ils en sont à leurs débuts, et il est de toute justice de leur faire quelque crédit. D’ici peu, sans doute, leur troupe, composée d’éléments terriblement disparates, avec une fâcheuse tendance au mélodrame, se sera fondue, élaguée, enrichie, et l’on reverra avec plaisir des artistes de tempérament comme Mlle Mellot, MM. Janvier, Ravet, un peu trop sace, celui-ci, de métier comme MM. Léon Noel, Coste, Albert Lambert, Cornaglia, Amaury, Montigny, Mme Barny, de charme comme Mlles Depoix et Piernold.

À l’Eldorado, il ne saurait être question de littérature ; la Reine des Reines de M. P.-L. Flers déroule ses trois actes à la va-comme-je-te-pousse. Le public du quartier y trouvera son agrément et n’aura pas au moins la préoccupation très fatigante de chercher à comprendre ce qu’on veut lui dire. Les amateurs de costumes brillants et de femmes peu couvertes n’auront pas le droit de se plaindre, non plus que ceux qui aiment les flonflons faciles, M. Audran leur ayant fait ici large mesure, quelquefois assez heureusement.

La troupe de M. Marchand, directeur fastueux, en tête de laquelle étincelle la trilogie des grandes duègnes parisiennes, j’ai nommé l’amusante Mathilde, Mmes Irma Aubrys et Fanny Génat, enlève avec bonne humeur la Reine des Reines ; on n’en saurait demander plus à tout ce petit monde de blanchisseuses, dont les héros sont représentés par MM. Théry, Régnard, Rablet, Pons-Arlès, Grandey, Maurice Lamy, Roger M. (un artiste modeste ! qui ne nous donne que son petit nom et l’initiale de son nom patronymique !!), Mmes Alice Bonheur et Paulette Darty.

Paul-Émile Chevalier.

  1. En vente chez E. Fasquelle, 11, rue de Grenelle. Prix : 2 fr. 50.