Semaine théâtrale/Reprise de Falstaff à l’Opéra-Comique, avec M. Fugère

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reprise de falstaff à l’opéra-comique

L’Opéra-Comique nous a rendu Falstaff’avec un nouveau Falstaff en la personne de M. Fugère, pour qui la soirée était d’importance. Il s’agissait pour lui de succéder dans ce rôle à M. Maurel, qui, après avoir établi le personnage à Milan, était venu le jouer ici, imposé par Verdi, qui ne voulait pas d’un autre interprète pour l’apparition de son œuvre devant le public parisien. C’est toujours chose fort délicate et parfois dangereuse pour un comédien que de reprendre un rôle marqué de sa griffe par un autre artiste, surtout lorsque le souvenir de celui-ci est encore si frais dans l’esprit du spectateur. Il est vrai qu’il s’agissait ici de M. Fugère, c’est-à-dire d’un artiste depuis longtemps en possession de la faveur du public, bien qu’à mon sens il ne jouisse pas de l’immense renommée que devraient lui valoir, avec ses rares et précieuses qualités, la souplesse et la variété d’un talent que je considère pour ma part comme de premier ordre. Cette souplesse et cette variété, il les a déployées, Dieu sait comme, dans une foule de créations diverses, parmi lesquelles il suffirait de rappeler, entre vingt autres, le Roi magré lui, Phrymé, le Flibustir et le Portrait de Manon, où les types établis par lui sont inoubliables.

Mais j’ai hâte de dire que la soirée de mercredi a été excellente our lui, et qu’un succès aussi complet que bruyant l’a récompensé de son nouvel effort. Ce succès ne pourra que s’accentuer encore, si toutefois la chose est possible, lorsque M. Fugère aura pris pleine possession de son personnage en lui donnant toute l’ampleur dont il est susceptible. Chanteur de goût et de style, il a été parfait au point de vue vocal, bien que certaines notes du rôle soient un peu graves pour sa voix ; comédien habile et expérimenté, plein de tact et de finesse et sachant rester comique sans jamais sombrer dans la charge, il a donné au personnage tout son caractère de suffisance prétentieuse, de majesté burlesque et de sensualité grossière, sans sortir un instant des bornes du bon goût. Avec cela, une véritable originalité dans la diction musicale, en même temps que des intentions scéniques d’un comique achevé.

Déjà, au premier acte, son succès avait été grand avec le morceau de l’honneur, qu’il avait dit d’une façon exquise. Ce succès ne fit que grandir, au second, dans la scène avec Quickly, puis dans le duo avec Ford, pour atteindre à son paroxysme dans le fameux badinage : Quand j’étais page du sire de Norfolk. On vit alors, ce que peut-être on n’avait jamais vu à Paris, le public obliger l’artiste à chanter quatre fois ce couplet si amusant, et ne se lassant pas de le lui faire répéter. On ne l’avait jamais redemandé que trois à M. Maurel. Le record est décidément à M. Fugère. En résumé, cette épreuve a été un véritable triomphe pour l’excellent artiste, et Falstaff, grâce à lui, va pouvoir continuer brillamment sa carrière.

Deux autres rôles sont tenus nouvellement dans l’ouvrage : celui de Nanette, où l’aimable Mlle Laisné succède, très gentiment et très intelligemment, à Mme Landouzy, et celui de Ford, qui a passé de M. Soulacroix à M. Badiali, lequel s’est fort bien tiré de l’air emphatique de la jalousie, qui n’est décidément pas l’un des meilleurs morceaux de cette partition si exquise en son ensemble. Pour le reste, il faut rappeler avec éloges les noms de Mlle Grandjean, Delna et Chevalier et de M. Clément. Mlle Delna, particulièrement, a retrouvé et mérité son succès du premier jour ; elle est toujours charmante et d’un comique étourdissant dans la scène de l’auberge, aussi bien que dans le récit qu’elle fait de cette scène à Alixe et à Meg. Mais, pour Dieu ! qu’elle se garde de forcer son admirable voix comme il lui arrive parfois de le faire dans son mot : Révérence ; la justesse s’en trouve presque altérée, et aussi, par conséquent, la jouissance de l’auditeur. Une autre observation, celle-ci relative au quatuor des femmes dans la scène du jardin. Selon les habitudes de la claque, ce quatuor a été redemandé, par tradition. Or, la première, comme la seconde fois, il a été dit, je regrette d’avoir à le constater, d’une façon déplorable, tout à la fois au point de vue de la justesse, de la mesure et de l’ensemble. En Italie, où la claque est absente, et où le public vous relève vivement un artiste du péché de paresse lorsqu’il s’aperçoit chez lui d’une négligence ou d’une faiblesse, on n’eût certainement pas laissé passer une telle exécution sans quelque protestation aiguë. Ici, les spectateurs n’ont pas même paru s’en apercevoir. Il n’empêche qu’un raccord solide serait diantrement utile pour ce morceau.

Ce qui est digne, par exemple, de tous les éloges, c’est l’orchestre. Il est superbe. C’est une véritable jouissance de voir comme est rendue par lui cette adorable instrumentation de Falstaff, tout à la fois di fraîche, si vivace, si élégante et si colorée.

Arthur Pougin.