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Sentiments sur le discours du mérite de la couleur, par M. Blanchard

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Texte établi par André Fontaine, Albert Fontemoing (p. 35-44).

DISCOURS DE M. LE BRUN
SENTIMENT SUR LE DISCOURS DU MÉRITE DE LA COULEUR
PAR M. BLANCHARD

9 janvier 1672[1]

Pour bien parler du mérite de quelque chose, il faut savoir en quoi il consiste.

Or le véritable mérite est celui qui se soutient de lui-même et qui n’emprunte rien d’autrui.

De sorte que, pour connaître le mérite du dessin et celui de la couleur, et pour en faire la différence, il faut considérer laquelle de ces deux choses subsiste davantage par elle-même et est plus indépendante de toutes les autres.

Premièrement :

On doit savoir qu’il y a deux sortes de dessin ; l’un qui est intellectuel ou théorique, et l’autre pratique

Que le premier dépend purement de l’imagination, qu’il s’exprime par des paroles et se répand dans toutes les productions de l’esprit ;

Que le dessin pratique est produit par l’intellectuel et dépend par conséquent de l’imagination et de la main ; il peut aussi s’exprimer par des paroles.

C’est ce dernier qui, avec un crayon, donne la forme et la proportion, et qui imite toutes les choses visibles jusqu’à exprimer les passions de l’âme, sans qu’il ait besoin pour cela de la couleur, si ce n’est pour représenter la rougeur et la pâleur.

On peut ajouter à ce que je viens de dire que le dessin imite toutes les choses réelles, au lieu que la couleur ne représente que ce qui est accidentel.

Car l’on demeure d’accord que la couleur n’est qu’un accident et qu’elle est produite par la lumière, parce qu’elle change selon qu’elle est éclairée, en sorte que, la nuit, le vert paraît bleu et le jaune paraît blanc, étant tous deux éclairés d’un flambeau. Ainsi la couleur change selon la lumière qui lui est opposée.

Il faut encore considérer que la couleur qui entre dans ces tableaux ne peut produire aucune teinte ni coloris, que ce ne soit par la matière même qui porte la teinte ; car l’on ne saurait faire du vert avec une couleur rouge ni du bleu avec du jaune. C’est pourquoi l’on peut dire que la couleur dépend tout à fait de la matière, et par conséquent qu’elle est moins noble que le dessin qui ne relève que de l’esprit.

On peut encore ajouter à cela que la couleur dépend du dessin, parce qu’il lui est impossible de représenter ni figurer quoi que ce soit, si ce n’est par l’ordonnance du dessin.

Elle ne peut pas même exprimer le moindre pli de draperie que ce ne soit le dessin qui lui donne la forme, tant son arrangement dépend de lui seul ; autrement il n’y aurait aucun ordre dans la distribution de la couleur, et les broyeurs seraient au même rang que les peintres, si le dessin n’en faisait la différence : car ils emploient des couleurs comme eux, et savent presque aussi bien qu’eux de quelle manière il les faut étendre.

Ainsi nous voyons que c’est le dessin qui fait le mérite de la peinture, et non pas la couleur.

Et s’il est vrai, comme nous avons dit, que le mérite de quelque chose est d’autant plus grand qu’il dépend moins d’une cause étrangère, il s’ensuit que le mérite du dessin est infiniment au-dessus de celui de la couleur, lequel tire tout son lustre du dessin. C’est pourquoi il ne la faut pas élever si haut, jusqu’à vouloir prétendre que c’est elle qui fait les peintures et les tableaux, et que, sans elle, il n’y aurait point de peintre ni de peinture, car nous venons de voir que c’est le dessin qui lui commande et qui en fait tout l’éclat et toute la gloire.

Et si nous nous en rapportons à ce que les anciens nous ont dit de l’origine de la peinture, nous verrons que ce ne fut pas avec de la couleur qu’elle fut trouvée ; car l’on dit que la bergère qui fit le portrait de son amant n’avait pour couleur et pour pinceau qu’un poinçon, ou tout au plus un crayon, avec lequel elle traça l’image de celui qu’elle aimait, et néanmoins toute l’antiquité n’a pas laissé de nommer ce premier portrait l’origine de la peinture, quoique l’ouvrière n’eût employé aucune couleur pour le faire.

Il est donc aisé de conclure que ce n’est pas la couleur qui fait le peintre ni le tableau ; mais je demeure d’acccord qu’elle contribue et aide à lui donner la dernière perfection, de même que la beauté du teint achève de donner la perfection aux beaux traits du visage.

Car assurément le peintre ne peut être parfait qui ne sache bien appliquer les couleurs, ni un tableau ne saurait être accompli en toutes parties que la couleur n’y soit employée doctement et avec économie. Mais je dirai aussi que cette doctrine et cette économie viennent du dessin, et qu’en un mot tout l’apanage de la couleur est de satisfaire les yeux, au lieu que le dessin satisfait l’esprit.

Et comme ces tableaux sont faits pour plaire à l’un et à l’autre, la couleur a sa part, comme je viens de dire, dans la perfection de l’ouvrage.

De sorte qu’il ne la faut pas négliger ni en faire peu d’estime au contraire, il la faut étudier avec soin et avec application, mais de manière que le dessin soit toujours le pôle et la boussole qui nous règle dans cette étude, afin de ne pas nous laisser submerger dans l’océan de la couleur, où beaucoup de gens se noient en voulant s’y sauver.

De sorte que, pour éviter ces dangers, il faut s’appliquer fortement dans l’étude du dessin ; et pour vous y encourager, je vous dirai, Messieurs, que l’éloquent discours qui a fait tout récemment la louange de l’architecture à l’ouverture de l’Académie de Messieurs de l’Architecture a fait aussi l’éloge du dessin, d’autant que c’est par lui que l’architecture met au jour toutes ses plus belles idées.

C’est lui qui lui fait tracer le plan de tous ces grands édifices, de ces ponts, ces chaussées, ces fortifications, ces places publiques et toutes ces magnifiques structures qu’elle met au jour ; c’est lui qui perfectionne l’architecte, et je n’en veux d’autre preuve que ce que Vitruve enseigne, lorsqu’il dit qu’il faut que l’architecte sache parfaitement dessiner, ce qu’il n’entend pas seulement à l’égard des bâtiments, mais aussi du corps humain, parce que c’est des proportions de l’homme qu’il tire toutes celles de ces grands édifices et qu’il en forme même les parties.

Il nous apprend aussi que les proportions des colonnes sont tracées sur celles de ce chef-d’œuvre de la nature, et qu’il y en a de divers sexes, les unes formées sur l’homme et sur la femme, et d’autres même sur des jeunes filles.

De sorte qu’il fait voir par là que l’architecte doit bien savoir ces proportions, mais qu’il faut encore qu’il les sache parfaitement dessiner en tout ce qui se voit dans la nature, car sans cela il ne serait pas capable de former tous les ornements qui enrichissent les bâtiments. Comment l’architecture pourrait-elle, sans le dessin, donner la forme de toutes ces pyramides, ces obélisques qui sont chargés de lettres hiéroglyphiques qui n’ont pu être tracées que par le dessin ?

Comment ferait-elle voir tous ces superbes mausolées qui ont marqué la grandeur de ceux dont ils enfermaient les cendres, et ces magnifiques arcs de triomphe, qui ne sont, à vrai dire, que de fameux piédestaux que le dessin a inventés pour porter la statue du conquérant, et pour recevoir des tableaux de marbre que le dessin y doit tracer pour représenter les faits d’armes et les triomphes des victorieux.

C’est par le dessin que toutes ces statues de marbre et de bronze que l’on élevait à l’honneur des hommes vertueux prenaient leurs formes et leurs proportions ; car l’on demeurera d’accord que les plus savants et les plus fameux sculpteurs n’ont trouvé la beauté de leurs contours et la justesse de ces proportions de leurs figures que par le moyen du dessin.

Et, pour tout dire en peu de mots, l’architecture et le dessin ne sont qu’une même chose, d’autant que le dessin rend le peintre et le sculpteur capables d’être architectes.

Je n’en veux pas d’autre autorité que celle qui fut prononcée dans le savant discours dont j’ai parlé. Car ce fameux ouvrier, qui proposa à Alexandre de faire sa statue du mont Athos, fit bien voir qu’il était sculpteur, puisqu’il proposa une statue plutôt qu’un bâtiment, et qu’il était peintre par la manière dont il usa pour se faire voir de ce conquérant ; car assurément il fallait être peintre pour inventer cette manière d’habillement qu’il prit : la peau du lion qu’il avait sur ses épaules et la massue qu’il tenait à sa main formaient comme un tableau qui, par son spectacle, arrêta Alexandre et qui donna le moyen à l’inventeur de faire entendre son dessein à ce prince.

L’on ne peut pas non plus douter que ce sculpteur n’entendît parfaitement les bâtiments, puisqu’il jeta le fondement de la ville d’Alexandrie.

Ainsi nous voyons que le dessin fait que les architectes, les peintres et les sculpteurs ne sont qu’une même chose.

Nous en trouverons beaucoup d’exemples dans l’antiquité outre celui que je viens de marquer. Mais sans aller si loin, il faut considérer quels ont été les architectes des derniers siècles.

Il n’y en a presque pas un qui ne fût peintre ou sculpteur, et pour s’en instruire, il ne faut que lire Vasari et voir les fameux temples, les superbes palais qu’ont faits Michel-Ange et Raphaël, et si ce dernier a mérité le nom de divin par son dessin et son pinceau dans l’école des peintres, il l’a mérité aussi dans son architecture car c’est ainsi que le nomme Serlio, lorsqu’il rapporte un morceau de bâtiment de ce fameux peintre qu’il met en parallèle avec les plus beaux de ceux de l’antiquité.

Je ne dirai rien des ouvrages d’architecture qu’a faits Jules Romain et tous les peintres et sculpteurs de son temps.

Nous en avons vu encore dans le siècle d’aujourd’hui qui ont fait la même profession ; Piètre de Cortone, André Sacchi, l’Algarde et le cavalier Bernin qui est encore vivant nous font bien voir par leurs ouvrages qu’un peintre et un sculpteur peuvent être bons architectes quand ils sont bons dessinateurs.

Et si un jour notre Monarque peut être informé de la conformité et de l’union qu’il y a entre la peinture et l’architecture, il ne voudra pas sans doute les séparer d’ensemble et ne formera qu’une école des deux qu’il a établies.

Je suis persuadé aussi que si les grandes affaires de Mgr le surintendant des Bâtiments, notre Protecteur, lui permettent d’y faire réflexion, qu’il les unira dans une même école, comme elles le sont sont dans leurs productions, et ce sera alors, Messieurs, que vous connaîtrez l’avantage du dessin, et que vous n’aurez pas de peine à faire la différence de son mérite pour l’élever infiniment au-dessus de celui de la couleur.

Ce sera lui qui vous fera prendre part dans la composition de ce fameux ordre Français, qui doit porter autant de figures allégoriques qu’il aura d’ornements pour marquer l’état glorieux où est aujourd’hui la France sous le règne de Louis XIV, le plus grand et le plus triomphant monarque qu’elle ait jamais vu.

Ce présent discours a été prononcé par M. Le Brun en l’assemblée publique de l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture, le neuvième jour de janvier mil six cent soixante et douze[2].
H. Testelin.
  1. Note manuscrite : « Il faut mettre le discours au net avec quelques-unes des corrections (car il y en a que je voudrais garder) et le mettre à la suite de celui de Blanchard, qui est très bon et auquel celui-ci répond. »

    Les procès-verbaux ne mentionnent pas que ce discours ait été relu, ce qui est assez étonnant ; mais il faut se rappeler que les discours servaient de sujet d’entretien à l’Académie ; elle aimait donc mieux discuter les arguments de Blanchard ou de Jean-Baptiste de Champaigne que d’accepter la décision tranchante de Le Brun ; peut-être même les Académiciens adoptaient-ils, chaque fois que la question était reprise, une résolution nouvelle touchant la couleur.

  2. Il faut remarquer que le discours de Le Brun et celui de J.-B. de Champagne ont été prononcés au cours de la même séance : Le Brun se considérait donc d’avance comme l’arbitre du débat, et avait préparé sa sentence motivée, avant que J.-B. de Champagne eût prononcé son plaidoyer. (Toutefois les procès-verbaux mentionnent une conférence le 2 janvier : serait-ce celle de J.-B. de Champaigne, malgré la date inscrite sur le manuscrit ?)

    C’est à propos de ce débat qu’on lit dans Guillet de Saint-Georges (Mémoires sur la vie… T 1, p. 247) : « Les particuliers dont j’ai parlé (les défenseurs de la couleur) furent en ce temps-là d’autant plus à craindre pour l’Académie qu’ils venaient triompher dans le poste même qui avait été choisi pour les détruire. On crut donc arrêter leurs abus, ou, s’il faut ainsi dire, leurs attentats, en discontinuant ces conférences jusqu’à la guérison de M. Le Brun, et, quand on les recommença, il y eut encore de l’une à l’autre des intervalles extraordinaires, comme l’ordre des dates le justifiera. »

    Ces dernières affirmations de Guillet sont assez contestables car, pendant la maladie de Le Brun, nous trouvons, le 4 septembre 1671, une conférence de Quatroulx sur les opérations de la nature humaine dans les divers mouvements de ses parties, la conférence de Blanchard le 7 novembre, la requête de J.-B. de Champaigne le 24 décembre, et pendant l’année 1672, les procès-verbaux annoncent fréquemment qu’on « se prépare pour la conférence » (5 mars, 28 mai, 25 juin, 27 août, 10 octobre). Bien plus, on lit au procès-verbal du 26 novembre : « M. Blanchard s’est chargé de faire l’ouverture de la conférence sur le sujet de la disposition des couleurs et de leurs propriétés. » Il est donc vraisemblable qu’on n’avait pas conservé rancune à Blanchard, et que, tout en lui donnant tort, on prenait plaisir à l’entendre soutenir ses idées. D’ailleurs les procès-verbaux de l’Académie nous montrent qu’il prit une part fort active aux travaux de la Compagnie, et qu’il eut toujours sa confiance ; son nom est un de ceux qui reviennent le plus souvent dans le compte-rendu des séances.