Sept petites nouvelles de Pierre Arétin/Quelques mots sur la vie et les écrits de P. Arétin

La bibliothèque libre.
Traduction par Philomneste junior.
Chez Jules Gay, éditeur (p. 7-29).

I

quelques mots sur la vie et les écrits de pierre arétin.


Nous n’avons nullement l’intention de raconter la vie de Pierre Arétin ; elle est très-connue, et nous ne voulons pas redire pour la vingtième fois ce qu’a écrit Mazzuchelli dans cette Vitadi Pietro Aretino (Padova, 1741) dont Dujardin a donné, sous le pseudonyme de Boispréaux, un abrégé qui a paru à la Haye en 1750, et qui a été réimprimé dans les Œuvres choisies de l’Arétin, Paris, 1845 ; volume qui (hâtons-nous de prévenir toute méprise) contient trois comédies traduites en français pour la première fois et accompagnées de notes par un fécond et ingénieux polygraphe bien connu des amis des livres, P. L. Jacob, bibliophile.

Nous nous bornerons à signaler en note divers ouvrages dans lesquels il est question de l’Arétin, et qui sont, en général, assez peu répandus en France[1] ; mais nous parlerons avec plus de détails d’un livret imprimé à Londres en 1821, par les soins d’un littérateur ami des productions de l’Italie (W. Singer), et tiré à 30 exemplaires seulement (dont deux sur peau-vélin), à ce qu’affirme un avis inséré en tête de ce mince volume. Cette Vita di Pietro Aretino del Berni (3 ff. et 45 pages) est donnée comme reproduisant une édition de Pérouse, 1537, devenue excessivement rare. Il ne paraît pas qu’on en connaisse d’exemplaires ; mais quant à cette biographie (qui n’est qu’une satire très-vive), elle avait déjà été indiquée par des écrivains italiens, qui la croyaient sortie de la plume de Niccolo Franco. Le style rapide et animé s’éloigne fort de la diffusion qui caractérise souvent les écrits de Berni.

Quoi qu’il en soit, l’ouvrage se présente sous la forme d’un dialogue entre Berni et Mauro : il renferme des détails fort libres, et il retrace comme chose toute simple, sans blâmer, sans s’étonner, le tableau des vices d’une société qui ressemblait fort aux villes englouties sous les ondes de la mer Morte ou à la Rome du temps de Pétrone : mais nous aimons à croire que le portrait est chargé.

L’Arétin y est représenté comme une canaille achevée. Il débuta à Rome par servir aux infâmes plaisirs d’Agostino Ghisi ; il fut chassé pour avoir volé une tasse d’argent, et il fit alors, pour vivre, toutes sortes de métiers peu honnêtes ; il fut tour à tour garzone d’hoste, alla gabella, mulattiero, compagno del bargello, mugnaio, corriero, ruffiano, cerretano, furfante, servitor de cortigiani ; finalement il entra dans un couvent. Mais ce n’était pas la vocation religieuse qui le portait à se faire moine ; il fut bientôt expulsé du monastère pour un affreux scandale qu’il donna, et que le dialogue dont nous traçons l’analyse exprime avec une crudité laconique. Un des novices du couvent s’en trouva très-mal. Jetant le froc aux orties, Pietro courut à Rome. Il n’y fut pas trop bien d’abord, car c’était l’époque où le trône du prince des apôtres était occupé par un Flamand austère, Adrien VI (notre auteur le qualifie d'asinaccio) ; mais il obtint, à force de bassesses, la faveur de quelques personnages puissants, du cardinal di San Giovanni entre autres, pour lequel il avait les attentions les plus empressées (attissimo à porgerli l’orinal di notte).

Jugeant convenable de quitter Rome, où il comblait la mesure du scandale, Pietro se retira à Venise, quartier général de la licence la plus effrontée ; tout y était permis pourvu qu’on ne s’occupât point de politique. L’Arétin s’y trouva dans son élément. Passant sa vie au milieu des courtisanes, des artistes, des gens de lettres, il écrivit alors les ouvrages qui lui ont valu une si mauvaise réputation. Il se livra sans frein à des vices dont un des interlocuteurs de la Vita raconte l’histoire détaillée de façon à provoquer cette judicieuse observation : « Il bordello è più honesto à quel ch’io odo. » Jouant alternativement le rôle de Jupiter et celui de Ganymède, il avait de plus une foule de maîtresses, et le culte qu’il rendait à la beauté était souvent des plus hétérodoxes ; mais il n’y a moyen ni de traduire ni de reproduire ce que l’écrivain italien énonce à cet égard. Il souille audacieusement l’attachement de l’Arétin pour la femme qu’il paraît avoir le plus aimée (Perina Riccia), à l’égard de laquelle il s’exprimait avec une certaine délicatesse dans une de ses lettres, et dont la mort lui causales plus vifs regrets[2].

Le libelle, dont nous offrons une idée très adoucie, se termine en disant : « L’Aretino non hà can ne gatta che lo vogli vedere… Egli sara messo sù le forche ai corvi, overo finarà all’hospedale la sua vita… »

Entre autres détails sur la vie privée de l’Arétin, le biographe signale son attachement pour la Zaffetta, la maggior puttana che sia, et qui est l’héroïne d’un petit poëme très-rare, composé par Lorenzo Veniero[3]. Il raconte aussi qu’il fit imprimer un de ses écrits licencieux sans paraître y prendre aucune part, et qu’il le fit vendre furtivement sur le pont du Rialto, l’endroit le plus passager de Venise. L’imprimeur était Francesco Marcolini, typographe dont le nom se lit en tête d’un grand nombre de volumes du temps, et qui a édité une grande partie des œuvres permises de l’Arétin. Le biographe ne manque pas d’ajouter : « è compare di Pietro e fa gli f… la moglie. »

Un volume publié à Turin en 1840 (Reminiscenze e fantasie del C. Tullio Dandolo, scherzi letterari) renferme, p. 1-43, une notice sur l’Arétin. Elle n’apprend d’ailleurs rien de bien nouveau. L’auteur a parcouru la correspondance imprimée du célèbre personnage, et il en a extrait des passages prouvant l’incroyable vanité et l’audace de cet aventurier. Il écrivait que le pape devait mettre au rang des plus grands bonheurs qu’il pût avoir celui de se trouver le compatriote et le contemporain de l’Arétin[4]. Il se vantait d’être célèbre jusque dans la Perse et dans l’Inde, mais il ne s’en enorgueillissait point ; la gloire en revenait à Dieu, qui l’avait créé tel qu’il était[5]. Il annonce le projet de travailler sur les légendes des saints, et il veut dédier cet ouvrage au sultan Soliman, auquel il adressera une épître dédicatoire qui ne peut manquer de faire entrer le Grand-Turc dans l’Église chrétienne[6] ; les siècles à venir s’étonneront à bon droit d’un tel événement. Du reste, s’il écrit des gaillardises, ce n’est point par malice, c’est pour vivre ; son compère Brucioli a fait hommage au roi très-chrétien de sa traduction de la Bible, et voilà cinq ans qu’il n’a pas même reçu de réponse.

Parmi les assertions contenues dans l’écrit du comte Dandolo, il en est deux qui nous ont arrêté un instant. Il avance (ce que nous avions ignoré jusqu’ici) que Napoléon interdit dans son armée, sous peine de mort, la lecture d’un roman qui porte un nom assez commun parmi les femmes de chambre[7], et qui sortit de la plume d’un marquis trop célèbre mort à Charenton. Il dit de plus que les ouvrages libres de l’Arétin sont tellement rares qu’il ne les a jamais vus[8]. Le fait est, au contraire, qu’ils sont assez communs. Les éditions originales de la P. errante sont sans doute difficiles à rencontrer, mais on se procure assez facilement l’édition des Ragionamenti avec la date de MDLXXXIV[9]. Le volume d’impression elzevirienne, avec la date de 1660, n’est pas fort rare, et cette P. errante a été plusieurs fois réimprimée de nos jours en Italie, notamment dans un volume in-18 de 440 pages (l’Erotiade, Italia, 1851). On y trouve diverses Nouvelles de Casti et de Batacchi ; des morceaux de Marini, de Pananti, de Franco, de Pozzi ; la P. errante occupe les pages 191-236.

Des notions bibliographiques au sujet des divers écrits de l’Arétin sont consignées dans la dernière édition du Manuel du libraire de M. J. Ch. Brunet, avec l’exactitude qui caractérise cet immense et savant travail ; nous croyons cependant pouvoir ajouter quelques renseignements nouveaux à ceux qu’a réunis l’éminent bibliographe. Nous suivrons l’ordre adopté par M. Brunet pour l’énumération des nombreuses productions du personnage qui nous occupe. La Passione di Giesu. Un exemplaire de l’édition de Venise (Marcolini, 1536) figure dans la Bibliotheca Grenvilliana, avec la remarque que l’existence de cette édition a échappé à Mazzuchelli dans sa Vie de l’Arétin, et que les Canzoni indiquées sur le frontispice manquent (ainsi que l’a fait observer de Marolles, dans une note insérée au Manuel).

L’Humanità di Christo. Il est reconnu que c’est très-inexactement que d’anciens bibliographes, se copiant mutuellement, ont avancé qu’il y avait dans ce volume un rapprochement peu orthodoxe entre la conception de Jésus-Christ dans le sein de la Vierge Marie et la fable de Léda. Ce que peu de personnes savent, c’est qu’une comparaison semblable entre un des mystères de la foi chrétienne et deux contes mythologiques (Minerve et Bacchus sortant l’un du cerveau, l’autre de la cuisse de Jupiter) se trouvent dans un gros livre d’un très-érudit et orthodoxe prélat (les Quæstiones Alnetanæ de Huet). Elle est la suite de l’idée systématique de voir dans les mythes de l’antiquité une reproduction, une ombre des dogmes chrétiens.

Angelica : Vinegia, B. de Vitali, sans date, in-4o. Le Manuel cite comme curieuse une note du catalogue Libri publié en 1857. (Il y a là une faute d’impression ; lisez : en 1847). Tout le monde n’ayant pas ce catalogue sous la main, nous croyons faire chose opportune en transcrivant cette note : « L’Arétin, trop connu par ses écrits licencieux, et dont les autres productions ne sont pas assez lues, entreprit tous les genres et s’essaya à diverses reprises dans le genre épique. Il commença divers poëmes qui avaient pour sujet les aventures d’Angélique, de Marphise, d’Astolphe, et qui furent publiés plusieurs fois et sous divers titres. Ces poëmes, dans lesquels l’auteur s’est proposé évidemment de lutter avec l’Arioste, renferment de grandes beautés, bien qu’ils soient loin d’atteindre à la hauteur du Roland furieux. Ils doivent être remarqués aussi à cause des concetti et des amplifications qu’ils renferment, et dans lesquels l’auteur a évidemment préludé au Seicento. Les hyperboles qu’on rencontre dans les lettres de l’Arétin peuvent donner une idée de celles que ses poëmes renferment. Les bibliographes citent plusieurs éditions des Lacrime d’Angelica, de l’Arétin ; mais ils ne paraissent avoir jamais eu l’occasion de voir l’Angelica, et M. Melzi (Bibliographia dei romanzi, p. 198), en faisant mention d’un poëme de ce nom, dit qu’il ne sait pas si c’est là un livre inconnu ou si c’est un poëme de l’Arétin. Le fait est que cette Angelica que nous annonçons est le même poëme qui a été souvent réimprimé sous le titre de Lacrime d’Angelica. »

Psalmi della penitentia. Indépendamment de la traduction française de J. de Vauxcelles, il en existe une autre par F. de Rosset : Paris, 1605, in-12.

Les pièces de théâtre de l’Arétin mériteraient quelques détails, mais la traduction française qui a paru en 1845 de trois d’entre elles nous dispense de nous y arrêter longtemps. Nous trouvons au catalogue Singer, 1858, partie I, nos 172 et 173, deux éditions de la Cortigiana, 1534 et 1537. Cette comédie, qui est souvent très-libre, fut dédiée au cardinal de Lorraine et plus tard à un autre prince de l’Église, le cardinal Christopho Madrucci. L’Horatia est une tragédie où l’on signale de grandes beautés ; mais, de même que Le Maréchal et L’Hypocrite, elle n’a point passé dans notre langue.

On peut consulter sur les compositions dramatiques de l’Arétin l’Analecta Biblion de M. du Roure, t. 1, p. 376, et l’American Quarterly Review, n° XIV (juin 1830), p. 325.

Quant aux estampes gravées par Marc-Antoine Raimondi d’après les dessins de Jules Romain, et qui provoquèrent les Sonetti lussuriosi, nous ne nous en occuperons pas en ce moment, nous réservant d’en parler avec quelque détail dans un autre travail. Nous renvoyons, en attendant, à une brochure intéressante de M. Hubaud, Notice bibliographique sur un recueil de sonnets italiens de P. Arétin : Marseille, 1857.

Nous lisons dans le catalogue des estampes de Cumberland (Londres, 1827, in-4o) : « On croit généralement que les gravures libres de Marc-Antoine ont été complètement détruites, et on n’en a vu paraître que quelques fragments d’une authenticité douteuse à la vente Willett, en 1811 ».[10]

Ainsi que le remarque le Manuel, d’après Ebert (Description de la bibliothèque de Dresde), un exemplaire du texte original avec les gravures, qui se trouvait dans cette bibliothèque, en disparut en 1784 ; mais le bibliothécaire en avait fait une copie qui existe encore et qui contient (voir Falckenstein, Description de la Bibliothèque de Dresde, 1839, p. 447) un prologue, dix-huit sonnets et un épilogue. M. Graesse, dans son Histoire littéraire universelle (en allemand), a transcrit, t. II, 3e section, p. 737, ce prologue, composé de seize vers, de la Corona dei cazzi ; nous nous bornerons à reproduire les six premiers, le surplus nous paraissant un peu trop braver l’honnêteté.

Quest’è un libro d’altro che di sonetti,
De capitoli, d’epitaphi, d’egloghi e canzone,
Che il Sannazaro n’il Bemho non compone,
Ne liquidi christali, ne floretti,
Ch’il Berni a madrigaletti,
Ma si son cazzi senza discrezione…

L’Arétin ne faisait d’ailleurs nul mystère de cette production ; le 11 novembre 1527, il écrivait à César Fregoso, qui lui avait fait quelques présents : « Votre Seigneurie illustrissime, à la bonne grâce de laquelle je me recommande, désire peut-être le livre des Sonnets et des figures lussuriose ; je les lui envoie en échange. » — Le 11 décembre 1537, dans une lettre adressée à Battista Zatti, il raconte fort en détail qu’il a obtenu du pape Clément la liberté de Marc-Antoine, mis en prison pour avoir gravé I XVI modi, etc. Ayant vu ces estampes, il a été animé de l’esprit qui avait porté Jules Romain à faire ces dessins. Il justifie son œuvre par des considérations assez singulières : « Che maie è il veder monlare un huomo adosso à una donna ? Adunque le bestie debbon essere più libère di noi ? A me parebbe che il cotale datoci da la natura per conservacion di se slessa, si dovesse porlare al collo corne pendente, e ne la beretta per medaglia ; però che egli è la vena che scaturisce i fiumi de le genti, e l’ambrosia che beve il mondo nei d solenni. Egli ha prodotto i Bembi, i Molzi, i Franchi, i Dolci, i Sansovini, i Titiani, i Michelanzuoli ; e dopo loro i Papi, gli Imperadori, eiRe ; ha generali i più bei putti, le bellissime donne cou Sancto Sanctorum ; inde se gli doverebbe ordinar Ferie e sacrar vigilie, efesta, e non rinchiuderlo in un poco di panno ò di seta. »

On a toujours attribue la P. errante à l’Arétin ; toutefois M. Hubaud, qui a fait de ces questions bibliographiques le sujet d’une étude patiente, révoque en doute cette paternité. Quoi qu’il en soit, nous avons vu une édition in-18 de ce dialogue, avec l’indication (supposée) : Londres, 1828 ; à la suite on trouve, ainsi que l’indique le frontispice, alcune libere poesie.

Aux traductions françaises qu’indique le Manuel nous ajouterons celle par V., Lampsaque, 1760, in-12, avec plusieurs pièces de vers ajoutées, et les Entretiens voluptueux de Juliette et de Natalie, courtisannes italiennes : Rome (Paris), 1804, in-18.

Une traduction anglaise (Londres, vers 1660) est indiquée sur un catalogue de la maison Longman, où un exemplaire, signalé comme unique, est porté au prix de 16 guinées.

On connaît une version hollandaise : De dwanende Hoer, uyt hel Italiaens vertaelt, sans lieu ni date, in-12. Il en existe aussi une en allemand : P. Aretins Italianisches hurenspiegel, Nuremberg, 1672, in-4o.

L’édition elzevirienne, datée de 1660, a été l’objet de détails assez complets dans le Manuel du Libraire et dans les Annales de l’imprimerie des Elsevier, par M. Pieters (2e édition, Gand, 1858, p. 208). Ce dernier bibliographe n’ose pas trancher la question de savoir si ce sont les Elzevier de Leyde ou ceux d’Amsterdam qui ont fait sortir de leurs presses cette production peu édifiante. Voici la note de quelques adjudications que nous avons notées dans plusieurs catalogues, et qu’on peut joindre à celles que signale la cinquième édition du Manuel (il s’agit d’exemplaires reliés en maroquin) : 58 fr. Du Roure, 60 et 99 fr. Libri, 70 fr. Giraud, 103 fr. C, en 1857; 125 fr. Cailhava, 160 fr. T. S., en 1850.

Un exemplaire de la Bibliothèque d’Arétin (Cologne, P. Marteau (Hollande), s. d.) a été adjugé à 300 fr., vente Solar. On sait que ce recueil contient, en même temps que la P. errante, de l’Arétin, divers écrits de Corneille Blessebois[11], la Comédie galante de madame d’Olonne, par de Bussy, l’École des filles, de Hélot, etc. Ajoutons que ces pièces se retrouvent dans une autre collection, le Cabinet d’Amour et de Vénus (Cologne, chez les héritiers de Pierre Marteau, s. d., 2 vol. in-18 de 215 et 220 pages) ; nous en avons vu un exemplaire accompagné de douze gravures libres au trait. Ce Cabinet n’a pas obtenu dans la dernière édition du Manuel une mention spéciale, quoiqu’il ait été cité à l’article Bussy.

Les Lettere de l’Arétin forment six livres publiés à Venise de 1537 à 1557 ; le premier livre fut réimprimé cinq fois en deux ans (trois fois en 1538) ; le second eut trois éditions successives. Cette vogue montre de quelle célébrité jouissait, alors l’auteur de cette correspondance. Les cinq premiers livres furent publiés du vivant de l’Arétin, ainsi que les deux volumes des Lettere qui lui sont adressées, et nous croyons qu’il y a très-peu d’exemples dans l’histoire littéraire d’une correspondance aussi volumineuse livrée à l’impression avant la mort du personnage qui l’a écrite.

« Il n’existe peut-être pas un livre plus propre à donner une juste idée de la vie des hommes de lettres au seizième siècle. Parmi les correspondants de l’Arétin, on compte des courtisanes (la Zaffetta, la Zufolina, etc.), des papes (Clément VII, etc.), une foule de cardinaux, l’empereur et l’impératrice, le roi de France, le roi d’Angleterre, Michel Ange, Vasari, le Titien, Sansovino, Varchi, et généralement les hommes les plus distingués dans la politique, dans les lettres et dans les arts, qui aient illustré la première moitié du XVIe siècle Quelques-unes de ces lettres mériteraient, par leur liberté, d’être insérées dans les Ragionamenti. Ce recueil contient aussi diverses pièces de vers de l’Arétin qui n’ont pas été réimprimées ailleurs. Dans les deux volumes de lettres adressées à l’auteur de la Corona dei cazzi, on en trouve plusieurs d’Annibal Caro et de Speroni, avec cette suscription : Al Dignissimo Pietro Aretino. D’autres écrivains l’appellent Fonte et degnissimo monarca di virtù ! [12] » Ainsi s’exprime le Catalogue Libri, 1847. M. Chasles fait observer de son côté que cette correspondance, pleine d’une verve impudente, d’anecdotes familières, de curiosités historiques, offre le premier modèle de ces Confessions qui sont depuis devenues assez à la mode.

Dans ses lettres, ainsi que nous l’avons dit plus haut, l’Arétin parle de ses ouvrages licencieux avec complaisance. Le 15 décembre 1537, il écrit à la Zaffetla : « Vous haïssez celles qui étudient l’art de la Nanna et de la Pippa » (interlocutrices, nous n’avons pas besoin de le rappeler, des Ragionamenti). Dans une lettre bouffonne adressée à son singe, il lui dit qu’il avait pensé à lui dédier le dialogue en question, à l’égard duquel il s’étend avec complaisance (la Nanna est une cigale qui dit tout ce qui lui vient à la bouche) ; dans une lettre à Antonio Cavallerio, il cite un des adages de cette même Nanna.

Les Lettere fournissent sur la personne de l’Arétin bien des détails qu’on ne trouve que là. Le 15 mai 1537, il écrit à Francesco da Larme que l’âge lui enlève son activité : « Je faisais autrefois quarante stances dans une matinée ; aujourd’hui j’arrive au plus à en composer une. J’ai mis sept jours à écrire les Psaumes, dix jours La Courtisane et Le Maréchal ; en quarante-huit jours j’ai fait les Deux Dialogues, en trente la Vie de Jésus-Christ ; il m’a fallu travailler plus de six mois à Sirena. »

Il écrit à monsignor Bembo pour le consoler au sujet de la morte de la donna vostra ; c’est une preuve entre mille du sans-gêne de la conduite du clergé italien dans la première moitié du seizième siècle.

Un assez grand nombre de lettres sont adressées à Fausto da Longiano, personnage peu connu, mais dont les idées étaient sans doute très-hardies, puisqu’il voulait écrire, sous le titre du Tempio della verità, un livre hostile à toute religion quelconque. (Voir l’introduction mise en tête de la réimpression du traité De tribus impostoribus, Paris, 1861, p.xviij.)

Parmi les pièces de vers éparses dans cette correspondance, nous avons remarqué deux sonnets dans lesquels respirent des sentiments d’une piété fervente (15 septembre 1545) :

lddio, che sei quel tutto che si vede…

Deux autres sonnets (12 décembre 1538) sont en l’honneur de l’Arioste, qui était mort depuis peu de temps.

La publication de cette correspondance fut une spéculation de l’Arétin ; il eut soin de dédier chaque volume à quelque haut personnage (le roi d’Angleterre, le duc d’Este, Côme de Médicis, etc.), et, le 16 août 1537, il écrivait qu’il faisait imprimer un libro di lettere qu’il offrirait au vice-roi (de Naples).

Plusieurs ouvrages portent à leur frontispice le nom de l’Arétin. L’Arétin moderne, de Dulaurens (Rome (Amsterdam), 1, 763, 2 vol. in-12, 11708, 1793), est un livre satirique, indévot, mais point obscène ; nous n’en dirons pas autant de l’Arétin moderne en estampes, ou les Récréations des p…ns, et l’Arétin français, par un membre de l’Académie des dames : Londres, 1787, in-12, 18 figures ; sans date, in-18, 19 figures, et in-32, 20 figures ; Bruxelles (Paris), %1830, in-12, 19 figures.

L’Arétin d’Augustin Carrache, in-4o (vers l798), est accompagné d’un texte écrit par Croze — Magnan, et où se trouvent de nombreuses citations empruntées à des poëtes latins. On n’ignore pas que ce texte a été réimprimé plus d’une fois sous le titre d’Amours des Dieux payens ; ces éditions en petit format contiennent les mômes figures que l’in-4o, mais réduites, et ce ne sont pas toujours des dieux païens qui figurent dans ces groupes. On y voit Achille et Briséis, Ovide et Julie, Messaline et un athlète, Antoine et Cléopâtre. On a gravé en Allemagne, in-4o oblong, une partie de ces mêmes figures, en changeant les noms des personnages, et en y substituant des noms connus par les chefs-d’œuvre du théâtre germanique : par exemple, don Carlos et la princesse d’Eboli. Pierre jArétin n’est absolument pour rien dans ces publications, auxquelles son nom est inscrit gratuitement. M. Graesse mentionne aussi l’Arétin en estampes, Discours entre Madeleine et Julie, ou Histoire d’Aloïsia Sigæa Toletana, représentée en 27 gravures, sans lieu ni date (vers 1760), in-4o. Un volume in-18, daté de 1797, les Bijoux du petit-neveu de l’Arétin, renferme un recueil de poésies libres, parmi lesquelles on remarque une parodie très-peu chaste du quatrième livre de l’Enéide, consacré aux amours d’Énée et de Didon.

Terminons cet aperçu bibliographique en signalant, sans prétendre l’approuver, l’hommage qu’a rendu à la mémoire de l’auteur des Sonetti un écrivain auquel est dû un poëme dont il n’y a pas moyen de transcrire le titre[13] et qui est généralement attribué à Sénac de Meilhan :


Tu nous appris, immortel Arétin,
........ à braver le destin ;
Près de Vénus que ta cendre repose,
Le genre humain te doit l’apothéose.


Divers poëtes ont également, en passant, dit quelques mots de l’auteur des Ragionamenti. L’un d’eux (nous ne nous rappelons pas son nom en ce moment) a énoncé cette judicieuse observation :

Les figures de rhétorique
Sont bien fades après celles de l’Arétin.

Marmontel, dans son poëme de La Neuvaine de Cythère (publiée en 1819, in-8o), montre Vénus

À deux genoux, lisant son Arétin,
Faisant ainsi l’oraison du matin.

Une des plus étranges et des plus libres productions dramatiques de l’ancien théâtre français, le Ballet des Andouilles portées en guise de momon, nous montre, entre autres personnages, la grande Cataut qui se vante de « s’instruire dans l’Arétin ».[14]

Le nom de l’Arétin se rencontre plusieurs fois dans le Cabinet satyrique (édition de Gand, 1859, t. I, p. 11 ; t. II, p. 13, 56) ; mais nous ne voulons pas pousser plus loin nos recherches à cet égard ; nous désirons laisser quelque chose à faire aux Arétinologues futurs.

En résumé, l’Arétin est le premier, ce nous semble, qui ait donné à la littérature licencieuse un aspect tout différent de celui qu’elle avait chez les écrivains de l’antiquité. Il n’a eu que trop d’imitateurs dans cette voie déplorable, et les élèves ont dépassé le maître. Un philosophe qui, au point de vue des aberrations de l’intelligence humaine, a consacré quelques instants à l’examen des productions pornographiques, nous assure que la P. errante est bien faible, bien décolorée, en présence de quelques ouvrages modernes imprimés en Allemagne sous la rubrique de Boston, de Baltimore, de Rome, et dont nous ne voulons pas transcrire les titres. Ces productions dépassent même certain roman français au sujet duquel la Biographie universelle s’exprime en ces termes : « Les tableaux lascifs s’y rencontrent à chaque page, et les scènes lubriques sont exposées dans un langage plus expressif que le pinceau, plus circonstancié dans les détails qu’il n’appartient à l’œil pénétrant de les saisir en réalité. »


  1. Flogel, Geschichte der comischen Literatur, t. II, p. 145, et Geschichte der Burlesken, p. 90 ; Murr, Journal, XIV, 1-72 ; Adelung, Geschichte der Menschlichen Narrheit, III, 168-241 ; Graesse, Lehrbuch einer allgemeiner Literargeschichte (Dresden, 1843, Zweiter Band ; dritte Abtheilung, p. 737-740). — J. D. Koeler, dans ses Amusements historico-numismatiques (en allemand)(Nuremberg, 1731, t. III, cah. x, p. 73), a parlé d’une médaille frappée en l’honneur de l’Arétin ; c’est probablement celle portant la date de 1837, qui est décrite dans le Bulletin de l’Alliance des Arts, t. IV, p. 32 (1845). Il s’occupe aussi (t. XVI, cah. XXV, p, 193) d’une pièce rare relative à une des maîtresses de l’Arétin et à une fille qu’il en avait eue. Les écrits de piété sortis de la plume de l’Arétin ont été l’objet d’une notice spéciale de M. de La Gournerie dans la Revue Européenne, t. III, p. 297. Nous n’avons pas besoin de rappeler le travail intéressant, mais superficiel, de M. Chasles (Revue des Deux-Mondes, 1834, réimprimé en 1858). Enfin, nous nous souvenons d’avoir vu une comédie italienne du XVIe siècle (malheureusement son titre nous échappe) dans laquelle l’Arétin figure au nombre des personnages.
  2. « Tutte le tenerezze dell’amor perfetto che quattro padri tenerissimi portano a loro figliuoli non arriverebbe alla minor parte del bene ch’io voglio a si viva ed a si leggiadra fanciulla, la bontà della quale tiene chiusa la bellezza sua nella rocca dell’onesto con un modo si accorto e si piacevole che mi fa lagrimar di piacere pur a pensarei. » — Un an après la mort de cette femme, en 1546, Pietro écrivait : « La morte non mi puo tir dal core Perina. »
  3. Dans cet opuscule très-libre, dont on connaît deux éditions anciennes et dont il vient d’être fait à Paris une réimpression fort soignée tirée a cent exemplaires, se trouve le récit de la vengeance qu’exerça un amant irrité des dédains de cette belle. Il la conduisit à Chioggia, sous prétexte d’une partie de plaisir, et là il la livra a la brutalité d’une bande de garnements. Cela s’appelait dare il trent’uno, nombre qui, dans la circonstance, s’il faut en croire le poëte, fut bien plus que doublé. Nous avons retrouvé dans une des historiettes de Tallemant des Réaux l’expression de passer par les piques, expression qui équivalait alors en France, a ce qu’il paraît, au trent’uno de l’Italie. Dans un des Proverbii in facetie de Cornazano, il est aussi question d’une donzelle qui avait été trent’unata dans tout le pays.
  4. « Il comun giudicio afferma che, tra ogni meritata felicità di Sua Beatitudine, debbe il Pastor sommo mettere i mio esser nato nel suo tempo, nel suo paese e suo divoto. »
  5. « È manifesto ch’io sono noto al Sofi, agl’Indiani. Che più ! I principi tributati dal popoli di continuo me loro schiavo e flagello tributano. Io non allego la forza dello incredibile miracolo per superbia che n’abbia per vanto ; ma ne favello per confessare a me stesso l’obligo che ho con Dio che mi ha fatto tale. »
  6. « Vi giuro che al Sultano Solimano lo intitolo, facendo in si nova maniera la epislola che ne slupirà nei futuri secoli il mondo, imperochè sarà cristiana a lai segno che potria moverlo a lasciar la moschea per la chiesa. »
  7. Les amateurs qui possèdent l’ouvrage dont il s’agit n’annoncent pas d’ordinaire publiquement qu’ils l’ont admis dans leur cabinet secret. Ce n’est donc pas sans quelque surprise qu’en parcourant le catalogue des livres (non destinés à la vente) de M. Gomez de la Cortina (Madrid, 1855), nous y avons trouvé, No 3908, les 10 volumes en question ; ils ont coûté au bibliophile castillan 3000 réaux (750 fr.)
  8. « Gli scritti osceni sono si rari che io non so tampoco di qual colore sieno. »
  9. Ainsi que le fait remarquer le Manuel du Libraire (1860, I, 411), on a constaté quatre éditions différentes sous cette date. Celle qu’on regarde comme la plus ancienne porte, dans l’intitulé du Commento di ser Agresto, le nom d’Agretso ; ajoutons que, dans l’édition qui passe pour la quatrième, on trouve à la fin : « MeDIata re Labor », ce qui paraît une indication de l’année 1651 comme date de l’impression.
  10. On lit dans Bachaumontque, sous le règne de Louis XVI, la mode fut de porter aux habits des boutons de grande dimension et ornés de dessins. Ce fut dans l’Arétin qu’un amateur choisit les sujets qu’il fit représenter sur cette partie de son costume.
  11. Consulter, à l’égard de cet écrivain dont la biographie est si obscure et dont les ouvrages détestables sous tous les rapports se payent si cher (526 fr., vente Solar, no 2214), les notes de Ch. Nodier et de M. Paul Lacroix dans les catalogues Pixerécourt (nos 903 et 1251) et Soleinne nos 1463 et 1464). Voir aussi, dans le Bulletin du bibliophile belge, t. I, p. 417, Un mot sur Corneille Blessebois, et les Mélanges extraits d’une petite bibliothèque, par Ch. Nodier, p. 368.
  12. Ceci nous rappelle qu’il existait à Venise une société joyeuse qui prit le titre d’Académie de la Vertu et qui se donna un roi. Il en résulta une série d’opuscules en prose et en vers, passablement libres pour la plupart, et qui étaient, en partie restés inédits jusqu’à ce que M. Gamba les fît imprimer à cent exemplaire (Venise, 1821, in-8o, 120 pages), sous la rubrique anglaise de Calveley-Hall. Voici les principales de ces dix pièces : La Nasca, d’Annibal Caro ; la Statua della foia ovvero di santa Nafissa, du même ; la Cotognollac e il Bicchiere, de M. Bino ; la Coronadi Gramigna, de P. P. Gualtieri ; la Formaggiata, ele. G. Cincio, G. Cincio, C. Martirano et G. Lando faisaient partie du Regno de la Virtù, qui ne dura que deux ans (1538 à 1540). Nous avons rencontré dans le catalogue publié à Paris sous le nom de Gian. Filippi (II, 729) une édition de la Formaggia di Ser Stantuto al serenissimo Re della virtù, Piacenza, 1542, in-8o. Une copie manuscrite de la Diceria di santa Nafissa figure au n° 329 du catalogue R. Wilbraham, Londres, 1818.
  13. La Foutromanie, cette épopée en six chants plus qu’érotiques, et à laquelle L’Espion anglais (voir l’édition de 1802, t. 2, p. 424-430) a consacré quelques pages, est attribuée, à tort peut-être, à Mercier de Compiègne dans le catalogue Soleinne, n° 3833. Une édition, Sardanapolis, 1780, in-18, est indiquée au catalogue Viollet-Leduc, t. II, p. 90. Il en existe d’autres, 1775, 1791 et sans date. Il y en a qui sont accompagnées d’estampes finement gravées par Eliuin. Voir le catalogue du citoyen D(uprat), n° 626.
  14. Le seul exemplaire connu du Ballet des Andouilles portées en guise de momon (1628, in-12 de 12 pages) est peut-être celui qui figurait au catalogue Soleinne, no 3266. Une analyse de ce rare ouvrage a été donnée dans la Bibliothèque bibliophilo-facétieuse des frères Gébéodé (Londres, Gancia, 1854, in-12, tiré à 60 ex. pour le commerce), dans le chapitre des Ballets représentés à la cour des rois de France depuis le règne de Henri IV jusqu’à l’époque de la Fronde. En voici quelques passages : il s’agit d’un momon qu’on apporte au seigneur de la Nigaudière, gentilhomme de village ; des individus de divers états débitent les couplets suivants :
    un sergent.

    J’exploite la nuit et le jour,
    Je donne en la chambre d’amour
    Des assignations secrètes ;

    C’est mon ordinaire déduit
    De faire à cinquante fillettes
    Ce qu’Hercule fit une nuit.

    la grande cataut.

    Dedans l’amoureux exercice
    Je pratique plus de malice
    Qu’un pédant ne sait de latin.
    Je fais à l’envers la grenouille,
    Et je m’instruis sur l’Arétin
    À tirer le jus d’une andouille.

    la matrone.

    J’entends les accords de nature,
    Je sçay bien faire une ouverture
    Et rétrécir les plus grands cas.
    Que si d’hasard il vous chatouille,
    Filles, ne vous espargnez pas
    De vous le frotter d’une andouille.

    un mignon de couchette.

    Je hay la guerre et les excès,
    Je fuy les débats et procès,
    J’aime les voluptés plus douces,
    Et telle ne se vante pas
    D’une andouille de douze pouces
    Que je lui donne à son repas.

    On sait qu’un momon était une sorte de pelote énorme que l’on portait dans les mascarades, comme si c’eût été une grosse bourse contenant des enjeux. Molière a fait plusieurs fois usage de ce mot : « Trufaldin, ouvrez-leur pour jouer un momon. » (L’Étourdi, acte III, scène 2.) : — « Est-ce un momon que vous allez porter ? » (Le Bourgeois gentilhomme, acte V, scène 1.)