Sept pour un secret/11

La bibliothèque libre.
Traduction par Maurice Rémon.
Éditions du siècle (p. 135-143).

CHAPITRE XI

Isaïe pose une question.


Bien avant le lever du jour, Robert alluma sa bougie et écrivit une lettre à Gillian.

« Mademoiselle Gillian,

« Je veux vous avertir que la pauvre Mme  Thatcher est morte, pensant que vous désirerez peut-être envoyer, une couronne ou quelque souvenir pour sa tombe. Tout ici est très calme et très triste. Personne ne vient de toute la semaine. Ma mère a entendu dire au marché que la foire de Mai à Silverton sera cette année extraordinaire.

« Tous mes respects. Je garde la gravure sur ma cheminée. »

« Robert Rideout. »


Avec un sourire légèrement amer et assez satisfait, il mit l’adresse de son écriture ferme qui faisait songer à des barrières et à des grilles, et à de solides clôtures, puis la mit dans sa poche, jusqu’au lundi où passerait le facteur. En bas, Abigaïl se mit de bonne heure en mouvement, car des funérailles, un dimanche, auxquelles tout le monde était libre d’assister, étaient une chose qui ne se produisait pas tous les jours. Elle était contente que sa robe de mérinos fût si convenable. Elle l’avait relevée avec des épingles sous son tablier Le veston noir de Jonathan s’aérait près du feu et lui-même, endormi après une nuit passée dans la hutte de l’agnelage, essayait, assis sur le banc, de persuader au crêpe de son chapeau de ne pas faire de plis. Mme  Thatcher aurait été contente si elle avait pu voir l’agitation que provoquait son enterrement, et cela en pleine saison de l’agnelage, l’époque la plus occupée de l’année aux Gwlfas.

— La brebis à tête noire a mis bas trois agneaux, dit Jonathan à Robert qui entrait, et il y en a deux qui font mine de vouloir mourir.

Il était évident qu’il ne songeait pas à les en empêcher. S’ils avaient mis ça dans leur tête, ils mourraient, quoi que pût faire Jonathan.

— Où sont-ils ?

— Avec les autres. Elle est si affairée qu’elle n’a pas voulu me laisser les enlever. Où vas-tu ?

— Les chercher.

Et il était déjà parti.

— Quel garçon ! Quel bonhomme, toujours en mouvement, jamais content ! Pourquoi ne les laisse-t-il pas ? Ils veulent mourir, on peut bien essayer ce qu’on voudra.

— Robert ne veut pas les laisser mourir.

— Que seraient devenus les moutons hier, sans moi ? Quel animal… s’en aller bougonner tout seul au moment de l’agnelage !

— Ce n’est pourtant pas souvent que le petit prend un congé, n’est-ce pas ?

— Ça me rappelle l’histoire du pauvre Joey Linny, la bonne âme. Il avait l’habitude d’errer partout et un jour il est tombé sans s’en douter dans un triple cercle magique, et les fées se sont emparées de lui. Ah, on dit que c’était comme ça dans le temps passé. On brûlait les sorcières alors, on les jetait à l’eau et Dieu sait quoi. Ah, c’était différent. Sur toutes les routes, les fées attrapaient le pauvre Joey Linny, et les voilà parties. Mais on dit que maintenant, bien des fois, à l’époque du battage, vers le soir, quand il fait un peu mauvais, on aperçoit à la fenêtre une face blanche et pointue, avec une mèche de cheveux qui flotte au vent et elle crie :

  Ninny, Ninny
  Pauvre Joey Linny !

Voilà ce que deviendra ton Robert, retiens ce que je te dis.

— J’imagine qu’elles courront d’abord après toi, Jonathan, mon cher, fit Mme Makepeace en riant ; elles trouveraient notre Bob trop vigoureux pour elles.

Quand la vaisselle du premier déjeuner fut lavée, le dîner mis à mijoter et le feu couvert, quand Jonathan fut équipé et que Mme  Makepeace eut enlevé l’épingle de sûreté de sa robe, ils partirent. Robert, revenant avec les agneaux sauvés, après avoir jeté un coup d’œil aux brebis, s’assit très satisfait devant son déjeuner tardif. Il estimait que sa lettre retiendrait Gillian où elle était jusqu’en Mai, qu’entre temps un type volage et « je me moque de tout » comme Elmer, nouveau venu dans le pays, aurait sûrement trouvé une bonne amie et tout irait bien. Quoi qu’il pût arriver, Robert était bien résolu à empêcher qu’Elmer épousât Gillian. Sa besogne finie, et une fois qu’il eût mis son costume du dimanche, il s’assit pour repasser dans sa tête tout ce que Gruffydd lui avait expliqué sur la façon de composer des poèmes. On heurta à la porte et Elmer entra.

— Impossible, dit-il, de me faire entendre à la ferme.

— Non, le maître est à l’enterrement.

— Il n’y a donc personne d’autre ?

— Non.

— Pas de maîtresse ?

— Il est veuf.

— Des enfants ?

— Un.

— Fille ?

— Oui.

— Où est-elle ?

— Absente.

— Pour de bon ?

— Oh, je crois que c’est tant mieux.

— Eh bien, si ça ne vous fait rien, j’attendrai qu’il rentre.

— Oh, espérez-le… Vous êtes le bienvenu.

Ils parcoururent la ferme, causant à bâtons rompus. Il devenait évident pour Robert que Ralph avait l’intention d’acheter l’auberge. Il comptait voir le propriétaire le lendemain en retournant chez lui. Aujourd’hui il voulait parler à Isaïe au sujet de moutons.

Ils étaient dans les pâturages quand ils aperçurent le cabriolet dans le lointain, faisant l’effet d’un jouet mécanique sur la lande immense. Ils l’attendirent à la barrière.

— Ha ! dit Isaïe, et Elmer ne fut pas seulement découvert, il fléchit.

Isaïe avait pris sa mesure.

Son « Ha ! » ne l’avait jamais trompé : c’était une bonne pierre de touche. Il le lançait comme une femme dit des choses risquées pour jauger les hommes de son entourage. Parce qu’Elmer avait fléchi, il eut à payer les agneaux plus que leur valeur réelle ; s’il avait paru seulement surpris, il aurait peut-être pu les avoir au juste prix, s’il n’avait pas bronché, il aurait profité d’une occasion. « La victoire au plus fort », c’était la devise d’Isaïe. Pourtant il n’avait rien contre Elmer et respectait son argent. Assis au dîner en face de son hôte — ils étaient servis par Mme  Makepeace — il lui mettait dans son assiette, comme il aimait le faire pour lui-même, d’épaisses tranches de filet saignant, de gros morceaux de gras et d’abondantes portions de pudding, tout en caressant une vision : tout l’argent d’Elmer passait doucement, gentiment, mais de façon irrévocable de sa banque à la sienne.

Du bout de la table, où il se dressait, énorme derrière l’énorme pièce de bœuf, la fourchette et le couteau à découper à la main, il considérait Elmer à travers la nappe blanche du dimanche et ses accessoires classiques, deux plats de légumes, deux cruches de bière, du pain, du fromage, de la sauce et du jus, et un huilier. Isaïe aimait que les choses nécessaires à la vie fussent simples, mais copieuses et en permanence : il ne tenait qu’à cela. En observant le visage d’Elmer, sur lequel transparaissait une vague nuance de faiblesse cachée quelque part, il conclut que celui-ci deviendrait éventuellement un de ses auxiliaires nécessaires, s’il réussissait bien. S’il faisait vivement fructifier son avoir, s’il achetait La Sirène, possédait quelques chevaux et de nombreux moutons, il ferait un bon parti pour Gillian. Isaïe éprouva surtout ce désir quand les deux ou trois points faibles de son nouvel ami se laissèrent deviner sous la fermeté générale Un garçon agréable, inoffensif, jugeait Isaïe, avec penchant à la débauche que retenait seule la raison pécuniaire. Un homme qui saurait toujours profiter de la meilleure chance, de l’affaire « qui paye ». Un homme raisonnable et qu’on pourrait, avec quelques « Ha ! » judicieux, rendre tout à fait acceptable. Un solide gaillard aussi, et Isaïe, n’avait pas envie que les enfants de Gillian fussent maladifs. Il se révéla au cours du repas que la famille d’Elmer habitait quelque part dans les Midlands et que c’étaient des gens très respectables et de bonne souche. Enfin — les raisons de sentiment chez Isaïe venaient toujours en dernier — grâce à ce mariage Gillian resterait près de lui, juste de l’autre côté de la lande. La disparition du rire et des pas de sa fille avaient laissé un vide extraordinaire dans sa vie, et pourtant il était bien plus confortable avec Mme  Makepeace pour présider avec calme et sans partage à son hygiène alimentaire.

— Vous amènerez sans doute une fiancée du Pays de Galles ? insinua Isaïe.

Ralph leva les yeux sur lui d’un air surpris.

— Oh non, dit-il vivement, je n’aime pas les Galloises.

— Et pourquoi donc ?

— Trop petites, trop grosses, trop blafardes,

— Vous êtes pour les grandes femmes ?

— Ce qui me plaît, c’est une fille à la figure fraîche, avec une jolie taille, un peu de teint, ni trop grande ni trop petite. Mais je ne les regarde guère. Je ne suis pas un épouseur : ça fait trop de dépense.

— Ha ! Mais si vous vous avisiez d’en remarquer une, c’est qu’elle aurait la taille bien prise et un teint coloré ?

Et Isaïe sourit à Ralph auquel il venait de dépeindre exactement Gillian.

— Du pudding ? dit-il alors, et il servit largement à Elmer de l’honnête et compact amalgame de raisins et de graisse, d’œufs, de farine et de mélasse qu’on appelle le « pudding du dimanche », sans doute parce qu’il faut pour le digérer les longs loisirs de ce jour-là.

— J’ai toujours aimé, moi aussi, une jolie taille et une peau fraîche, pensa tout haut Isaïe ; c’est ce qu’avait ma bourgeoise et il n’y avait pas une fille mieux tenue dans la région quand je l’ai conduite à l’autel.

Une lueur s’alluma dans les yeux d’Elmer.

— Et votre fille tient d’elle, je suppose ? demanda-t-il poliment.

— Oh là là !

— Jolie alors ?

— Assez comme ça.

— Mais elle est absente ?

— Pour un moment… un bon bout de temps, j’imagine.

— Mais elle reviendra ?

— Ha !

Elmer tressauta et révéla ainsi à Isaïe les pensées auxquelles le « Ha » semblait avoir fait allusion.

Isaïe continuait posément à manger.

— Elle est chez ses tantes, confia-t-il à son hôte, et elle y restera un bon moment. Il y a là beaucoup de jeunes gens, paraît-il, qui aiment bien une taille fine et un teint frais.

— Est-ce qu’elle se promène avec un ami ?

— Pas de danger. Elle restera à la maison jusqu’à ce que son papa lui dise : « Tu peux partir. »

Elmer rit tout doucement, et dans ce rire s’avérait l’allégresse secrète de la jeunesse pour laquelle il y a une franc-maçonnerie. L’homme mûr pouvait être le meilleur éleveur de moutons à cent milles à la ronde, il pouvait être un as pour gagner de l’argent, mais en ce qui concernait sa fille, il n’était, aux yeux d’Elmer, qu’un imbécile. Il verrait un peu si la fille du vieux Lovekin resterait chez elle le jour où lui, Ralph Elmer, lui dirait : « Suis-moi. »

— Mais vous n’êtes pas un épouseur, prononça lentement Isaïe, et Elmer rougit jusqu’aux cheveux en sentant découvertes ses pensées les plus intimes. Isaïe fut content de le voir rougir, car il reconnaissait ainsi son pouvoir. Et puis quel coup pour Rideout ! Une fois ces étincelles bien allumées dans les yeux d’Elmer, Isaïe estimait que la plupart des choses — y compris le vacher-berger — disparaîtraient devant son ardeur à réaliser son désir.

— Eh bien, maintenant, dit-il, nous allons fumer puis faire un somme, et ensuite je vous montrerai les agneaux… Montez-vous bien à cheval ? demanda-t-il négligemment.

— Je vous crois : je n’ai pas encore rencontré la bête que je ne pourrais pas manier à ma guise.

Ils s’installèrent devant le feu avec leurs pipes et des journaux. Au bout d’une demi-heure Isaïe leva les yeux.

— Si vous prenez tout le lot, dit-il, vous pourrez avoir les agneaux à un shilling de moins par tête que je n’avais demandé. Et Dieu sait que j’avais fait un prix rudement bas.

— Merci bien, dit Elmer ; et pendant qu’Isaïe somnolait, il souriait en regardant le feu. La question sur l’équitation lui avait révélé à la fois le secret de Robert et celui d’Isaïe. C’était la fille de Lovekin qui avait inspiré à Robert d’être un hardi cavalier, donc celui-ci était amoureux d’elle. Isaïe, lui, cherchait quelqu’un d’autre qui pût s’emparer du cœur de sa fille, autrement dit, Isaïe ne voulait pas d’un vacher-berger pour gendre. Et la fille ? Son idéal était évidemment un homme tout juste comme lui.

Avec un léger sourire de vanité satisfaite, il caressa sa mâchoire fine et saillante, ses cheveux brillants, ses longues jambes minces, dans leur whipcord et leurs guêtres de cuir élégantes.

— Du diable, pensait-il, je ne serais pas fâché de les obliger tous, de conquérir la fille, taille, teint et compte en banque, et tout le tremblement, seulement…

Une expression sombre, chagrine, abattue altéra soudain son visage satisfait, comme un nuage formé sur de farouches montagnes noires répand son ombre lourde sur une prospère région de pâturages.