Sept pour un secret/21

La bibliothèque libre.
Traduction par Maurice Rémon.
Éditions du siècle (p. 251-262).

CHAPITRE XXI

Roses sauvages.


Quand Gillian se réveilla par ce lumineux matin de Mai, elle eut soudain envie d’aller à la foire à la Croix-des-Pleurs avec Robert, mais la veille elle avait fini par promettre à Elmer de s’y rendre avec lui. Cela ne la troublait pas, Elmer s’en consolerait. Elle avait rêvé à Robert. Dans ce songe, Robert se tenait debout, enfoncé jusqu’aux genoux dans la neige, le visage triste et farouche. Un vent glacé soufflait dans ses cheveux noirs, et il avait les mains fermées. À ses pieds gisait un agneau mort. Pourquoi Robert était-il si malheureux de la mort de cette petite bête ? Alors arriva M.  Gentil qui, les yeux ruisselants de larmes, lui toucha l’épaule. Robert, se retournant à contre-cœur, partit avec M.  Gentil qui portait la croix faite d’épines. Et Gillian se réveilla en criant à Robert de ne pas accompagner M.  Gentil. Il y avait en lui quelque chose de si lugubre, de si visqueux et si terrible que, si Robert le suivait, il se transformerait. Ses mains ne seraient plus celles qu’elle connaissait, si fermes et si brunes, son visage n’aurait plus la fraîcheur que donne le grand air, ne serait plus hâlé, avec la maigreur qui révèle la santé. Il deviendrait semblable à M. Gentil, et ce serait affreux. Éveillée, elle se rappelait encore ce rêve et était impatiente de trouver Robert, de le lui raconter. De lui raconter quoi ? Comme il se moquerait d’elle ! Il fallait pourtant le trouver.

Elle courut donc de la bergerie à la cour des meules, de l’écurie à l’étable, mais ne réussit pas à le découvrir. Et alors arriva Elmer, tout brûlant du désir de partir.

Mais même tandis qu’ils roulaient dans la voiture, elle dans toute la fierté que lui donnait la conscience de sa beauté et l’admiration qu’elle inspirait, lui plein d’entrain, avec la certitude du succès, un présage de désastre pesait sur elle. Elle lutta contre lui et, après quelques milles, grâce au grand air vif et bleu, il disparut.

— Je n’ai encore jamais été à cette foire, dit-elle. Il y aura probablement une masse de monde ?

— Moi non plus, je n’y suis jamais allé, mais je suppose qu’il y aura foule. D’ailleurs il n’y aurait personne, que ça me serait égal.

— Oh ! que serait-ce qu’une foire sans personne ?

— Il y aurait vous.

— Est-ce que je peux acheter, et vendre, et ainsi de suite ?

— Parfaitement.

— Bonne mère ! je n’ai pas d’argent.

— Vous possédez ce que l’argent ne peut acquérir.

— Qu’est-ce que ça peut être ?

— L’amour.

Le mot retentit comme une détonation — comme un coup de fusil dans un bois silencieux, au flanc d’une colline.

— Mais que peut acquérir l’amour ?

— Tout ce que je possède,

— Oh, monsieur Elmer !

— Vous êtes une fleur, un oiseau, un papillon, dit Elmer, sur des tons différents, et il lui donna un baiser.

Ainsi avec des baisers et de brusques étreintes, avec des badinages et de longs silences passionnés, ils arrivèrent aux plateaux ravissants et aux rapides descentes de la lande. Ils traversèrent des régions vertes et d’autres brunes, ils franchirent les terrains proches et atteignirent les lointains violets qui fondaient devant eux et devenaient le voisinage immédiat. Puis ils virent à une grande distance, derrière un voile de pluie, le petit clocher brillant, les toits bas et luisants — rouges, bruns et bleus — les bouquets d’arbres à moitié feuillus, les meules récentes, les champs de pommiers verts de la Croix-des-Pleurs. Ils les contemplèrent. Pour elle, c’était le site d’un jour de fête, un endroit pour y rire et y dîner, pour tirer sur des noix de coco et admirer des bœufs gras, acheter un souvenir de la foire et s’en retourner. C’était un endroit qu’elle aurait aimé par-dessus tout voir en compagnie de Robert, mais, puisque c’était impossible, elle aimait presque autant le visiter avec Elmer.

Pour celui-ci, c’était un endroit sans aucun intérêt jusqu’à la tombée de la nuit, et pourtant toute sa vie avait pour centre des villages de ce genre en ces jours-là. Il se moquait pas mal de perdre autant de bonnes occasions qu’il y avait de minutes dans la journée, pourvu que celle-ci s’écoulât rapidement. Fringal lui avait dit qu’il devrait ramener une vache, la quantité de lait baissait,… une bonne vache, il pourrait en avoir une pour pas cher. N’avait-il pas donné sa meilleure au vieux Lovekin ? « Si vous attendez un peu, lui avait dit Fringal, vous avez chance d’en trouver une bon marché. » Bon Dieu, il ne pourrait donc jamais s’amuser ? Il aurait donc toujours à baisser le nez sur la meule ? Comme la route était luisante ! Quel joyeux bruit faisaient les sabots de son cheval sur le sol ! Dieu, que les haies de chèvrefeuille étaient vertes ! Combien de milles de chez lui ? Combien de milles de chez Isaïe ? Il riait en dedans.

Gillian viendrait habiter Le Repos de la Sirène, elle y occuperait la plus belle chambre, et Ruth la servirait. Oh, elle serait à sa dévotion, comme une esclave dans la Bible à celle d’une reine d’Orient,

— Vous êtes une fleur, un oiseau, un papillon ! répéta-t-il, bien trop amoureux pour être original.

Et Gillian rit, bien trop gaie et trop heureuse pour avoir l’esprit critique. Elle paraissait presque belle, car il y avait en elle du magnétisme, comme l’avait deviné son père, et il était tout entier en action. Il l’embellissait, comme un voile, parfois, donne de l’attrait à une femme insignifiante : il lui prêtait quelque chose de magique, de romanesque et de plus féminin. Il mettait du rose sur ses joues et une lumière bleue dans ses yeux, il lui permettait de prodiguer des sourires délicieux et éblouissants.

Ils descendirent tranquillement la grande rue de la Croix-des-Pleurs, où les boutiques avaient, comme la baleine de Jonas, rendu leur contenu et l’avaient répandu sur des tréteaux et dans des échoppes. C’étaient, devant les drapiers, des cretonnes fleuries aux tons vifs, des flanelles rouges et blanches, des toiles imprimées, pour robes et capelines d’été, et des velours à côtes ; devant les magasins de porcelaines, de merveilleux services à thé, des coupes et des vases en verre de couleur ; ailleurs, de hautes bottes de cuir pour les laboureurs, des bottines en drap avec élastiques sur le côté pour les vieillards et de minuscules souliers rouges ou blancs pour les bébés ; il y avait des bâtons de sucre d’orge roses, des berlingots et des gimblettes, qui rappelaient à Gillian le thé à l’embranchement ; ou encore des colliers noirs brillants, avec des attelles d’argent ou de cuivre pour chevaux de trait, des harnais jaunes pour les poneys des fermières, des rênes, des cravaches et des éperons. Le magasin d’ameublement lui-même était une baleine et son Jonas était une coiffeuse de dame ancienne, avec coquillages incrustés sur fond vert, plus une glace et de petites consoles.

— Oh, regardes ce meuble, s’écria Gillian.

— Il vous plaît, n’est-ce pas ?

— Oh oui !

— Il est à vous.

— Oh, monsieur Elmer, vous m’avez déjà donné trop de choses. Et puis cette table est trop grande pour ma chambre.

— Changez de chambre.

— Elles sont toutes petites à la maison.

— Changez de maison.

L’esprit à la fois simple et subtil de Gillian était bien troublé. Voulait-il par cette phrase la demander en mariage, ou non ? Elle détourna la conversation.

— Oh, regardez ces tréteaux chargés de limonade et de bière… j’ai très soif.

Ils s’arrêtèrent et se rafraîchirent, servis par une vieille dame en bonnet blanc et tablier à carreaux avec un châle à franges, qui souriait à tout ce qu’ils disaient, et murmurait : « Vous êtes les bienvenus, vous êtes les bienvenus ! » mais ne cessait de les regarder par-dessus ses lunettes, d’un air grave, comme si elle réservait son jugement. Comme si, pensait Gillian, elle se composait de deux êtres, un joyeux et un sévère, qui ne pouvaient jamais se mettre d’accord.

Elmer avala une chope, rayée bleu et blanc, d’ale mousseuse et ils poursuivirent leur route en compagnie d’autres cabriolets et de retardataires qui se rendaient au champ de foire, tels qu’un troupeau de moutons, et d’une grosse truie tachetée de boue, avec huit gorets soyeux et rose pâle.

Ils entrèrent dans la cour de l’auberge et Elmer envoya Gillian s’informer de l’heure de la table d’hôte des fermiers, et s’ils pouvaient avoir de la place au premier service. Puis il détela son cob et le conduisit dans la grande écurie où, par une haute fenêtre voilée de lierre, ne pénétrait qu’une faible lumière verte, et où le silence n’était coupé que par des froissements de foin tiré des râteliers, des bruits de sabots ferrés sur le pavé et la respiration ou les ébrouements des chevaux. Elmer attacha le cob, l’étrilla et le frotta, tira de sa poche une pince, prit entre ses genoux un des pieds de devant de l’animal et arracha le fer. Après quoi il sortit de l’écurie dont il referma la porte, jeta le fer sur le fumier et rejoignit Gillian dans le vestibule où elle parlait à la patronne.

La propriétaire de l’auberge était une personne si respectable qu’il était impossible de l’imaginer dans une situation qui ne fût pas d’une suprême correction. Penser à cette femme prenant un bain était pure inconvenance. L’imaginer bercée à sa naissance était impossible. Si elle ne pouvait exister sans être mise au monde, alors elle n’existait pas. Et elle ne devrait jamais mourir, parce qu’il n’était pas possible de se la figurer gisant sans son air digne et empesé. Sa main droite reposait sur une table de chêne où s’alignaient des rangées de chandeliers garnis de bougies très blanches, et on avait l’impression que ces flambeaux formaient le « Comité de Surveillance » de la dame, comité austère et virginal, veillant à ce qu’il ne se passât rien que d’absolument correct dans les chambres à coucher aux meubles d’acajou soigneusement astiqués.

Il n’y avait aucun tapis dans le vestibule, le fumoir ou la salle à manger. À la fin de cette journée de foire, le motif de cette suppression fut évident. Une épaisse couche de paille et de fumier couvrait le plancher exactement comme à l’époque du roi Arthur. Il est manifestement impossible, quand on est dans les affres du marchandage ou qu’on rencontre un rival de l’autre côté de la frontière — car les inimitiés entre voisins des deux versants n’ont nullement disparu — de songer au gratte-pieds et au paillasson. Le champ de foire s’étend derrière l’auberge, la grande rue devant, et à la fin de la journée il n’est pas facile, en ne regardant que le sol, de savoir où l’on est. Le premier service de table d’hôte était commencé, Elmer et Gillian entrèrent donc dans la salle à manger et trouvèrent deux places à un bout de la longue table.

Le menu était plantureux. Des gens comme Isaïe, qui montent à cheval ou circulent en voiture par tous les temps, qui luttent avec de grands animaux, qui ont à entretenir des nerfs et des muscles énormes, avalent une quantité de nourriture. La patronne le savait et ses aloyaux étaient les plus gros, les plus juteux et les plus charnus de la ville. Ses poulets étaient des poids-lourds, toujours par couples, ses tartes engloutissaient les fruits d’un groseillier complet. On ne les avait mis en conserve — avec compétence et selon toutes les règles — que pour ce jour-là — mis en flacons l’année précédente et transformés en tartes la veille, si bien que chaque groseille semblait gonflée de toute l’acidité voulue. Tout, depuis les corbeilles de pain jusqu’aux baquets de jus et de sauces, dans les terrines, à la vieille mode, était abondant et hospitalier. Il régnait une odeur composite où se mêlaient la viande rouge, le poivre, la brillantine, les fruits cuits, le thym — avec lequel la table était décorée — et le fumier.

Il y avait là un grand nombre de fermiers et quelques-unes de leurs femmes seulement, et on voyait quantité de figures rudes et frustes, visages habitués à affronter la grandeur éternelle des montagnes, visages apaisés par la contemplation continuelle des étangs aux eaux sombres. Quelques-uns étaient magnifiques. Les teints rouges dominaient et les yeux des convives étaient en majorité les yeux noirs et rêveurs des Gallois de la frontière ou les bleus aux regards coléreux des Anglais de l’autre versant. Les femmes regardaient Gillian avec sympathie. Elle était évidemment sortie pour la journée avec son amoureux, toute nouvelle mariée, ou sur le point de l’être, pensaient-elles, en jetant un coup d’œil sur Elmer. On n’aurait guère pu dire, tandis que de leurs dents magnifiques elles consommaient leurs larges platées d’aliments, si elles savaient qu’elles étaient la colonne vertébrale de l’Angleterre. Mais elles avaient conscience, en jouissant de ce jour de congé bien gagné — qui n’était d’ailleurs qu’une journée de travail en robe neuve — de posséder de vastes champs labourés, des foins bien soignés, d’épaisses meules de blé et des vergers bien taillés, sans compter des maisons aux planchers propres avec des berceaux pleins d’enfants. Elles aimaient une nourriture copieuse, de grosses plaisanteries, une justice primitive, une politique sûre et une solide religion.

— On dirait un repas de noce, chuchota Elmer à Gillian.

Personne ne connaissait celle-ci. Isaïe avait toujours obstinément refusé de l’amener aux foires et, dans les rares occasions où il la conduisait à la Croix-des-Pleurs, il ne s’arrêtait pas avec elle Aux Armes du bouvier, mais dans un petit thé modeste, plus haut dans la grande rue. On connaissait Elmer de vue et on supposait que Gillian était sa femme ou sa fiancée.

Le dîner achevé, ils s’en allèrent à la foire, où du sol humide montait au soleil une bonne senteur, et où l’haleine odorante du bétail, le parfum chaud et laineux des moutons, le halètement fétide des chiens, mêlés au goudron, à l’huile des chevaux de bois, au velours épais, aux chevaux, au cuir, et à l’inévitable fumier, composaient un grand bouquet qu’adoucissait l’air frais et vif de la campagne.

Un homme collait des étiquettes sur les corps lisses et tendus des porcs. Il leur frappait le flanc d’une brosse mouillée, appliquait et aplatissait le papier de la main, et passait à un autre, laissant l’animal content de soi et intrigué. La vente commença, mais Elmer oublia qu’il avait une vache à acheter. Ils allèrent sur les chevaux de bois, virent la femme géante et se firent dire la bonne aventure. La tribu de Johnson était là, mais lui-même ne venait plus jamais aux foires. Ils tirèrent sur des noix de coco, admirèrent un escamoteur, regardèrent des jeunes gens qui frappaient sur la tête de Turc, et Elmer, essayant à son tour sa force, réussit très bien. Sur quoi Gillian mit complètement Robert à l’écart pour ce jour-là et décida que c’était Elmer qu’elle aimait. Et comme, mêlés à la foule, ils regardaient boxer deux agents de police poids-lourd, elle imagina Elmer vainqueur et Robert mis hors de combat.

La voix du crieur de la vente faisait retentir les murs des maisons voisines.

— Maintenant, mesdames et messieurs, je suis ici pour les vendre, ils sont ici pour être vendus. Vous avez une occasion, profitez-en ou renoncez-y, mais je vais vous dire une chose… (Il baissa la voix et ce ne fut plus qu’un chuchotement insinuant) elle ne se représentera jamais ! Manquez cette occasion, vous ne la retrouverez jamais ! Je suis ici pour les vendre, et pas la semaine prochaine, pas demain, sur-le-champ !

« Sur-le-champ ! » Pour Elmer son boniment était la voix d’un prophète prédisant des plaisirs, et il sourit en songeant à quel point il avait bien combiné son affaire.

Il décida qu’il ne lui parlerait du fer soi-disant perdu par son cheval que juste au moment où ils se prépareraient à rentrer. En attendant, il proposa d’aller au bal qui se donnait toujours dans une grande salle de la ville, le soir de la foire de Mai. Pendant que Gillian se recoiffait et empruntait pour cette circonstance une blouse à l’aimable fille de la propriétaire, Elmer en profita pour retenir une chambre.

— Juliana et moi, dit-il, nous aimons bien danser… le temps passera sans doute vite et nous ferons mieux de rester coucher ici.

— Qu’a-t-elle donc fait de son alliance ? demanda la bonne dame, avec un regard de lynx.

— Elle l’a laissée sur la toilette où elle se lavait les mains, répondit Elmer, et ce fut de l’huile répandue sur la mer orageuse.


À Dysgwlfas, Johnson était passé devant l’auberge, avait aperçu de loin une femme qui ramassait du bois mort dans la friche, et avait continué son chemin. Robert, ayant fini de tailler sa haie, avait soupé, et Isaïe était assis dans son bureau. Tous les animaux à poils ou à plumes de la ferme s’étaient endormis.

Au repos de la Sirène, Fringal avait soigné ce qui lui restait de bêtes et demandé son souper, du pain, du fromage et de la bière, et Ruth, après le lui avoir apporté, avait grimpé par l’escalier qui craquait jusqu’à son grenier sous le pignon et là avait ôté les épingles de ses épais cheveux ternes, s’était lavé la figure, puis, ayant passé sa chemise de calicot écru, s’était agenouillée. Mais c’était pour s’absorber non dans une prière, il serait plus juste de dire dans une extase. Elle avait étendu sur son lit un grand mouchoir de coton rouge que Robert avait égaré en aidant à l’emménagement. Elle l’avait lavé, repassé, plié avec des brindilles de citronnelle et serré dans un tiroir.

Tous les soirs elle l’en sortait et, à genoux devant son lit, y appuyait sa figure. Ses cils noirs reposaient sur des joues que rougissait une passion aussi platonique et intense qu’elle était inconsciente.

Elle était presque superbe — elle ne pourrait jamais être jolie ou charmante, mais uniquement laide ou superbe — ainsi agenouillée, émue et rougissante d’un amour qui était un tourment parce que rien ne venait l’alléger : elle ne pouvait même pas prononcer son nom. Elle pouvait uniquement, avec une tendresse qui lui bouleversait le visage, et en même temps la transfigurait, appuyer avec force sa joue sur la cotonnade rouge ornée de fers à cheval blancs, que Mme Makepeace considérait comme un dessin si délicieux, et que Ruth contemplait, comme un mystique les tentures de son autel, ainsi qu’un objet qui avait connu la présence sacrée du dieu de l’amour.

Car pour Ruth, qui ne savait rien ni de Dieu ni de ses semblables, en dehors des manières brutales qu’elle avait observées chez Elmer et chez Fringal, pour elle, Robert était devenu une sorte de dieu ; — rester assise à le contempler, c’était le paradis, entendre sa voix une joie, un réconfort. Souffrir pour lui, c’était — sans qu’elle le comprît elle-même — le but suprême de la vie. Un jour il était arrivé à l’auberge portant sur la joue une grande écorchure rouge faite par des ronces, et avait dit par hasard que les vieux églantiers près de la cour des meules avaient besoin d’être élagués, seulement il attendrait pour le faire d’avoir des gants neufs pour tailler les haies.

Le lendemain matin, de façon mystérieuse, surnaturelle, les ronciers étaient nettement taillés et les branches coupées brûlées en un petit feu de joie en dehors de la barrière. Si quelqu’un à La Sirène avait jamais fait attention à Ruth, on aurait vu que ses mains n’étaient qu’écorchures et, quand elle les plongea dans un baquet d’eau et de cristaux pour laver le plancher, on aurait surpris sur sa face triste un sourire extatique comparable à celui d’une martyre.