Sermon LIV. Pureté d'intention.

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Œuvres complètes de Saint Augustin (éd. Raulx, 1864)


SERMON LIV. PURETÉ D’INTENTION[1].[modifier]

ANALYSE. – Ce petit discours est simplement la conciliation de ces deux passages de l’Évangile : « Que votre lumière brille devant les hommes », et : « Gardez-vous de faire votre justice devant les hommes,[2]. » Ce que Jésus-Christ commande, c’est d’édifier le prochain par les bonnes œuvres ; ce qu’il défend, c’est de chercher la gloire en faisant le bien. Saint Augustin montre par l’examen du texte même que tel est le sens de ces deux passages.


1. Plusieurs s’étonnent, mes amis, qu’après avoir dit dans le grand discours de l’Évangile « Que votre lumière brille devant les hommes, de « façon qu’ils voient vos bonnes œuvres et glorifient votre Père qui est dans les cieux ; » Jésus-Christ Notre-Seigneur ait dit en ensuite : « Gardez-vous de faire votre justice devant les hommes pour en être considérés. » Ici se trouble un esprit peu ouvert et désireux d’obéir aux préceptes divins ; il flotte en sens divers et opposés. N’est-il pas aussi impossible d’obéir à un seul maître, donnant des ordres contraires, que de servir deux maîtres, comme le déclare le Sauveur dans ce même discours[3] ? Que fera ici l’âme incertaine, partagée entre ce qu’elle croit l’impossibilité d’obéir et la crainte de n’obéir pas ? Si elle fait ses œuvres au grand jour, si elle les fait voir aux hommes pour accomplir ce commandement : « Que votre lumière brille devant les hommes, de façon qu’ils voient vos bonnes œuvres et glorifient votre Père qui est dans les cieux ; » elle se croit coupable d’avoir violé le précepte suivant : « Gardez-vous de faire votre justice devant les hommes pour en être considérés. » Si d’autre part, pour échapper à cette faute elle cache ses vertus, elle croit ne pas obéir à cet ordre : « Que votre lumière brille devant les hommes, de façon qu’ils voient vos bonnes œuvres. »
2. Celui, néanmoins qui comprend le sens de ces deux préceptes, les accomplit tous deux ; il sert ainsi le Seigneur de l’univers, lequel ne condamnerait point le serviteur paresseux, s’il commandait l’impossible. Écoutez Paul, écoutez ce serviteur de Jésus-Christ, appelé à l’apostolat et séparé pour l’Évangile de Dieu, il accomplit et enseigne l’un et l’autre commandement. Voyez d’abord comment sa lumière brille devant les hommes, comment il montre à ceux-ci ses bonnes œuvres. « Nous nous recommandons nous-mêmes, dit-il, à toute conscience d’homme, devant Dieu [4]. » Il dit encore. « Nous tâchons de faire le bien, non-seulement devant Dieu mais aussi devant les hommes[5]. » Et ailleurs : « Plaisez à tous en toutes choses, comme en toutes choses je plais à tous\x + xt 1 Cor. 10, 33]]</ref>. » Voyez d’un autre côté comment il se garde de pratiquer sa justice devant les hommes, pour en être considéré. « Que chacun, dit-il, éprouve ses œuvres ; et alors il trouvera sa gloire en lui-même et non dans autrui[6]. » Il dit encore : « Car voici en quoi consiste notre gloire, dans le témoignage de notre conscience[7]. » Il ajoute ailleurs ces paroles on ne saurait plus claires : « Si je plaisais ainsi aux hommes, je ne serais pas le serviteur du Christ[8]. » Ceux néanmoins qui trouvent contradictoires les paroles du Seigneur même, ne vont-ils pas s’étonner encore plus du langage de l’Apôtre et lui demander : Comment dites-vous : « Plaisez à tous en toutes choses, comme en toutes choses « je plais à tous ; » et d’autre part : « Si je plaisais ainsi aux hommes, je ne serais point le serviteur du Christ ? » Daigne nous assister le Seigneur lui-même. C’est lui qui parlait dans son serviteur, dans son Apôtre : qu’il nous fasse connaître sa volonté et nous accorde la grâce de lui obéir.
3. Les paroles mêmes de l’Évangile portent en soi leur explication ; si nous avons faim, elles ne nous ferment pas la bouche, car en cherchant nous y trouverons la nourriture de notre âme. Il faut donc examiner où se porte l’intention, ce qu’a en vue le cœur de l’homme. Si celui qui veut faire éclater ses bonnes œuvres aux yeux des autres, fait dépendre d’eux sa gloire et ses avantages, s’il les cherche dans leur estime, il n’accomplit aucun des préceptes du Seigneur sur cette matière ; car il veut pratique sa justice devant les hommes afin d’en être considéré, et il ne fait pas briller devant eux sa lumière dans le dessein qu’en remarquant ses bonnes œuvres ils glorifient leur Père céleste. C’est soi-même que l’on veut glorifier alors et non pas Dieu ; on cherche ses intérêts propres, ce n’est pas à la volonté du Seigneur que l’on s’attache : Tels étaient ceux dont l’Apôtre dit : « Ils cherchent, tous, leurs propres avantages et non ceux de Jésus-Christ[9]. » Aussi le Sauveur ne termine pas sa phrase à ces mots : « Que votre lumière brille devant les hommes, de façon qu’ils voient vos bonnes œuvres ; » il ajoute immédiatement pour quel motif on doit agir ainsi : « Et qu’ils glorifient votre Père qui est dans les cieux. » Ainsi en faisant le bien devant les hommes, on doit garder pour sa conscience l’intention de bien faire et rapporter à la gloire de Dieu, à l’utilité du prochain, l’intention d’être connu. Il est bon en effet que le prochain aime Dieu comme l’auteur de nos vertus, et qu’ainsi il ne désespère pas de les obtenir de lui s’il les désire. Pour la même raison le précepte suivant : « Gardez-vous de faire votre justice devant les hommes », ne se termine qu’à ces mots : « pour en être considérés. » Le Sauveur n’ajoute pas ici : « pour qu’ils glorifient votre Père qui est dans les cieux ; » il dit au contraire : « Autrement vous serez sans récompense auprès de votre Père qui est dans les cieux. » Il montre ainsi que le défaut interdit par lui à ses fidèles, consiste à chercher sa récompense dans l’approbation des hommes, à mettre là son bonheur, à y nourrir sa vanité, à y trouver en même temps la ruine et l’orgueil, l’enflure et la consomption. Pourquoi ne s’est-il point contenté de dire : « Gardez-vous de faire votre justice devant les hommes ? » Pourquoi a-t-il ajouté : « Afin d’en être considérés ? » N’est-ce point parce qu’il est des âmes qui en accomplissant leur justice devant les hommes ne cherchent pas à s’en faire voir, mais à faire voir leurs bonnes œuvres et à faire bénir le Père céleste, qui daigne accorder ses grâces à des impies justifiés ?
4. Ces âmes ne s’attribuent pas la justice qu’elles pratiquent, elles la rapportent à Celui dont la foi est leur principe de vie. Aussi l’Apôtre dit-il : « Afin de gagner le Christ et d’être trouvé en lui, possédant non pas ma propre justice qui vient de la loi, mais celle qui vient par la foi, dans le Christ, celle qui vient de Dieu, la justice par la foi[10]. » Et ailleurs : « Afin qu’en lui nous devenions la justice de Dieu[11]. » C’est ce qui le porte à reprocher aux Juifs « d’ignorer la justice de Dieu, de vouloir établir la leur, et « de n’être pas soumis à la divine justice[12]. » Chercher donc à faire voir aux hommes ses bonnes œuvres, afin de les porter à bénir Celui à qui on les doit, afin de les exciter à imiter avec une foi pieuse les vertus dont ils sont témoins, c’est réellement faire briller sa lumière devant eux ; car c’est faire rayonner le feu de la charité, et non pas faire monter la fumée de l’orgueil, C’est aussi éviter de faire sa justice devant les hommes pour en être considéré ; car on ne s’attribue point cette, justice, et on ne l’accomplit point pour être remarqué, mais pour élever l’esprit vers Celui que fait bénir l’homme justifié, pour porter Dieu à produire dans celui qui le loue ce qui fait le sujet de ses louanges, c’est-à-dire se rendre lui-même digne d’éloges. Remarquez aussi qu’après ces mots : « Plaisez à tous en toutes choses, comme en toutes choses je plais à tous », l’Apôtre ne s’arrête pas. C’eût été indiquer en quelque sorte qu’il n’avait d’autre intention que de plaire aux hommes, et Il lui eût été impossible dédire sans mensonge « Si je plaisais ainsi aux hommes, je ne serais point le serviteur du Christ. » Il fait donc connaître aussitôt pourquoi il plaît aux hommes. « Ne cherchant pas, dit-il, ce qui m’est avantageux, mais ce qui l’est au grand nombre pour leur salut[13]. » Ainsi donc, il ne plaisait pas aux hommes, pour son propre avantage, t’eût été n’être pas serviteur du Christ ; et il leur plaisait pour leur salut, afin d’être ainsi pour le Christ un dispensateur fidèle. Sa conscience lui suffisait devant Dieu ; et devant les hommes éclatait en lui ce que les hommes devaient imiter.

  1. Mt. 5, 16 ; 6, 1
  2. Ibid
  3. Id. 6, 24
  4. 2 Cor. 4, 2
  5. Id. 8, 21
  6. Gal. 6, 4
  7. 2 Cor. 1, 12
  8. Gal. 1, 10
  9. Phil. 2, 21
  10. Phil. 3, 8-9
  11. 2 Cor. 5, 21
  12. Rom. 10, 3
  13. 1 Cor. 10, 33