Sermon LXVI. Jésus-Christ et saint Jean.

La bibliothèque libre.
Œuvres complètes de Saint Augustin (éd. Raulx, 1864)


SERMON LXVI. JÉSUS-CHRIST ET SAINT JEAN[1].[modifier]

ANALYSE. – Après avoir rappelé les éloges que Jean avait faits de Jésus et les témoignages que Jésus avait rendus à Jean, saint Augustin se demande comment et pourquoi le Précurseur envoya vers le Sauveur deux de ses disciples pour lui demander s’il était le Messie. En doutait-il après l’avoir montré comme tel au peuple d’Israël ? Il n’en doutait pas, mais il voulait confirmer les siens dans la foi à Jésus-Christ. – Recommandation en faveur des pauvres.


1. La lecture du saint Évangile a soulevé devant nous une question relative à Jean-Baptiste. Que le Seigneur nous accorde de la résoudre à vos yeux comme il l’a résolue aux nôtres. Le Christ, vous l’avez entendu, a rendu témoignage à Jean, et il l’a loué jusqu’à dire de lui que nul ne l’a surpassé parmi les enfants des femmes. Mais au-dessus de lui était le fils de la Vierge. Et de combien au-dessus ? Le héraut nous dira lui-même quelle distance entre lui et le Juge qu’il annonce. Sans doute Jean a devancé le Christ par sa naissance et ses prédications ; mais il l’a devancé pour le servir et non pour se préférer en lui. Tous les officiers du juge ne le précédent-il pas ? Ils lui sont inférieurs, quoiqu’ils marchent devant lui. Or, quel témoignage Jean n’a-t-il pas rendu au Christ ? Il est allé jusqu’à proclamer qu’il n’était pas digne de dénouer la courroie de sa chaussure. Quoi encore ? « Nous avons, dit-il, reçu de sa plénitude[2]. » 2 se donnait comme un flambeau allumé à sa lumière ; aussi se prosternait-il à ses pieds ; il craignait en s’élevant de s’éteindre au souffle de l’orgueil. Il était si grand qu’on le prenait pour le Christ, et que si lui-même n’eût publié qu’il ne l’était point, l’erreur se serait accréditée et on aurait cru qu’il Pétait. Quel homme humble ! Le peuple lui rendait de tels hommages, et il les dédaignait. On se trompait sur la nature de sa grandeur, et il s’abaissait davantage. Ah ! C’est que rempli du Verbe de Dieu, il ne voulait point de l’élévation que confère la parole des hommes.
2. Voilà ce que Jean dit du Christ ; mais le Christ, que dit-il de Jean ? Nous l’avons entendu tout à l’heure. « Il commença à dire de Jean à la multitude : Qu’êtes-vous allés voir dans le désert ? Un roseau agité par le vent ? » Assurément non, Jean en effet ne flottait pas à tout vent de doctrine. « Mais qu’êtes-vous allés voir ? Un prophète ? Oui, et plus qu’un prophète. Pourquoi plus qu’un prophète ? Les prophètes ont prédit le futur avènement du Seigneur ; ils ont désiré de le voir et ne l’ont pas vu ; mais Jean a obtenu ce qu’ils ont vainement cherché. Il a vu le Seigneur, il l’a vu, il l’a montré du doigt en s’écriant : « Voici l’Agneau de Dieu, voici celui qui efface le péché du monde [3] », le voici. – Déjà le Christ était venu, mais on ne le connaissait pas ; de là les fausses idées répandues sur Jean. Voici Celui que les prophètes ont désiré de voir, Celui qu’ils ont prédit, Celui que figurait la Loi. « Voici l’Agneau de Dieu, voici Celui qui ôte le péché du monde. » Tel est le témoignage glorieux rendu par lui au Seigneur. Et de son côté : « Parmi les enfants des femmes, dit le Seigneur, il ne s’en est point élevé de plus grand que Jean-Baptiste. Mais Celui qui vient après lui dans le royaume des cieux est plus grand que lui ; » par l’âge il vient après lui, pansa majesté il est plus grand que lui. C’est de lui-même que le Seigneur parlait ainsi. Combien donc Jean est grand parmi les hommes, puisque parmi les hommes le Christ seul est au-dessus de lui !
On peut encore donner aux mêmes paroles cette autre interprétation. « Parmi les enfants des femmes, il ne s’en est point élevé de plus grand que Jean-Baptiste ; mais le plus – petit dans le royaume des cieux est plus grand que lui. » A ces mots : « Celui qui est plus petit que lui dans le royaume des cieux est plus grand que lui », donnez un sens différent de celui qui précède, et entendez ici le royaume des cieux où sont les Anges. Il s’ensuit que le moindre des Anges l’emporte sur Jean. Quelle idée Jésus nous donne de ce royaume que nous devons ambitionner ; de cette cité dont nous devons aspirer à devenir les citoyens ! Quels ne sont pas ceux qui l’habitent ? Qui pourrait mesurer leur grandeur, puisque le moindre d’entre eux est supérieur à Jean ? A quel Jean ? A celui que nul ne surpasse parmi les enfants des femmes.
3. Après ces glorieux et véridiques témoignages rendus au Christ par Jean et à Jean par le Christ, pourquoi du sein de sa prison, où il doit subir bientôt la mort, Jean envoie-t-il ses disciples vers le Christ en leur adressant ces mots : « Dites-lui : Etes-vous, Celui qui doit venir, ou bien est-ce un autre que nous attendons ? Comment ! c’est à cela que se réduisent toutes ses louanges ? Doute-t-il de lui après l’avoir tant glorifié ? Que dis-tu, Jean ? A qui parlés-tu et qui es tu toi-même ? C’est au Juge que tu parles et tu es son héraut. Tu l’as, montré du doigt, tu l’as montré et tu as dit : « Nous avons tous reçu de sa plénitude. » Tu 'as dit aussi : « Je ne suis pas, digne de dénouer la courroie de sa chaussure ; » et maintenant tu demandes : « Est-ce vous qui devez venir, ou est-ce un autre que nous attendons ? » N’est-ce pas lui-même ? Et toi ? n’es-tu pas son précurseur ? N’es-tu pas celui dont il a été prédit : « Voici que j’envoie mon Ange devant ta face et il te préparera la voie ? » Comment lui préparer la voie si tu t’égares ?
Les disciples de Jean s’en allèrent donc, et Jésus leur dit : « Allez, dites à Jean : Les aveugles voient, les sourds entendent, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les pauvres évangélisés, et bienheureux qui ne se scandalisera point à mon sujet. » Ne vous imaginez point que Jean se soit scandalisé au sujet du Christ. Ces mots : « Êtes-vous Celui qui doit venir ? » semblent l’indiquer ; mais interroge mes œuvres : « Les aveugles voient, les sourds entendent, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiées, les morts ressuscitent, les pauvres sont évangélisés ; » et tu demandes qui je suis ? Mes œuvres sont des paroles. « Allez, annoncez. Comme ils retournaient », et pour empêcher de dire : Jean était d’abord un homme de bien, mais l’Esprit de Dieu l’a abandonné, Jésus attendit leur départ, il attendit pour louer Jean, le départ des disciples de Jean.
4. Comment donc résoudre cette obscure question ? Répands sur nous ta lumière, ô Soleil où s’est allumé ce flambeau.
La réponse est d’une incontestable évidence. Jean avait des disciples à part, ce n’était pas pour se séparer du Christ mais pour être prêt à lui rendre témoignage. Il fallait qu’il en eût pour rendre témoignage au Christ qui en avait et pour voir par eux les merveilles de Celui dont il aurait pu se montrer jaloux. Ces disciples de Jean avaient donc une haute idée de leur maître ; ils s’étonnaient de ce que celui-ci disait du Christ, et Jean pour ce motif voulut avant sa mort que le Christ lui-même confirmât son témoignage. Ces disciples se disaient sans doute Notre Maître fait de Jésus un si pompeux éloge, Jésus ne le ratifiera point. « Allez, demandez-lui : » je ne doute pas, mais je veux vous instruire. « Allez, demandez-lui ; » entendez de sa bouche ce que je ne cesse de répéter. Après le héraut, entendez le juge. « Allez, demandez-lui : êtes-vous Celui qui vient ou en attendons-nous un autre ? » Ils allèrent, et pour eux-mêmes, non pas pour Jean, ils interrogèrent le Christ, et pour eux encore le Christ répondit : « Les aveugles voient, les boiteux marchent, les sourds entendent, les lépreux sont purifiés, les morts ressuscitent, les pauvres sont évangélisés. Vous me voyez, connaissez-moi ; vous voyez mes œuvres, connaissez Celui qui les fait. « Et bienheureux qui ne se scandalisera point à mon sujet. » C’est de vous que je parle et non de Jean. – Pour prouver en effet qu’il ne parlait pas de Jean, « Comme ils s’en retournaient, Jésus commença à dire de Jean à la multitude ; » à faire de lui un éloge vrai, étant lui-même véridique et la vérité même.
5. Cette question me semble suffisamment éclaircie. Il convient donc de terminer ici ce discours. Mais songez aux pauvres. Vous qui n’avez pas fait encore votre offrande, faites-la ; croyez-moi, ce n’est pas une perte. Que dis-je ? Vous ne perdez que ce que vous ne mettez point sur le char de la charité. Nous allons distribuer aux pauvres ce que vous avez donné, je parle à ceux qui ont donné. Mais nous avons beaucoup moins que d’ordinaire ; secouez votre indolence. Je me fais mendiant pour les mendiants. Que m’importe ? Ah ! que je sois mendiant pour les mendiants, pourvu que vous comptiez au nombre des enfants !

  1. Mat. 11, 2-11
  2. Jn. 1, 16
  3. Jn. 1, 29