Sermon LXXXV. Les riches et les pauvres.
ANALYSE.– On distingue dans l’Évangile les commandements et les conseils. Il y a des commandements que tous doivent observer ; il en est qui sont propres aux riches, dont le salut est si difficile ; il en est aussi qui conviennent plus spécialement aux pauvres, L’Apôtre recommande aux riches d’éviter l’orgueil et la présomption, d’espérer en Dieu et de multiplier leurs bonnes œuvres. Il veut que les pauvres, d leur tour, se livrent à la piété en se contentant du nécessaire, et se gardent avec soin de l’avarice ou du désir des richesses. Ainsi les pauvres et les riches vivront en paix sous l’empire de leur commun Seigneur.
1. Le passage de l’Évangile qui vient de frapper nos oreilles, demande plutôt à être écouté et pratiqué, qu’à être expliqué. Quoi de plus clair que ces paroles : « Si tu veux parvenir à la vie, observe les commandements ? » Qu’ai-je donc à dire ? « Si tu veux parvenir, à la vie observe les commandements. » Qui ne veut point parvenir à la vie ? Mais aussi, qui veut observer les commandements ? Si tu ne veux pas les observer, pourquoi prétends-tu à la vie ? Si tu es lent au travail, pourquoi si empressé à la récompense ? Ce jeune nomme riche assurait qu’il avait été fidèle aux commandements, et on lui a fait connaître des préceptes plus élevés. « Si tu veux être parfait, lui a dit le Sauveur, va, vends tout ce que tu possèdes et le donne aux pauvres ;» tu ne le perdras point, mais « tu auras un trésor dans le ciel ; viens ensuite et suis-moi. » En effet que te servirait de donner, si tu ne me suivais pas ? – Il s’éloigna tout triste et tout chagrin, comme vous venez de l’entendre ; car il possédait de grandes richesses. Ce qui lui a été dit, nous a été dit également. L’Évangile est comme la bouche du Christ. Le Christ siège au ciel, mais il ne cesse de parler sur la terre. Ne soyons pas sourds, car il crie; ne soyons pas des morts, car il tonne. Si tu ne veux pas de ses conseils de perfection, observe au moins les préceptes indispensables. Les premiers sont pour toi un lourd fardeau, charge-toi au moins des seconds. Pour quoi cette indifférence pour les tins et pour les autres ? Pourquoi leur être également opposé ! Voici les premiers : « Vends tout ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres et suis-moi. » Voici les seconds : « Tu ne seras point homicide ; tu ne commettras point d’adultère ; ne cherche point de faux témoignage ; ne dérobe point ; honore ton père et ta mère ; tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Accomplis ceux-ci. Eh ! pourquoi te crier de vendre ton propre bien, si je ne puis obtenir que tu ne ravisses pas le bien d’autrui ? On t’a dit : « Ne dérobe pas ; » et tu ravis. Sous les yeux même d’un si grand Juge je te surprends, non plus à dérober, mais à voler. Épargne-toi, prends pitié de toi. Cette vie te laisse encore un peu de temps, ne repousse pas la réprimande. Tu étais hier un larron ; ne le sois plus aujourd’hui. Peut-être l’as-tu été aujourd’hui même ; ne le sois plus demain. Mets enfin un terme au mal et pour ta récompense appelle le bien. Tu veux le bien, sans vouloir être bon ! ta vie est opposée à tes désirs ! Si c’est un grand bien d’avoir une bonne campagne quel malheur d’avoir une âme mauvaise ?
2. Le riche s’éloigna tout chagrin. «Qu’il est difficile à qui possède des richesses, dit alors le Seigneur, d’entrer dans le royaume des cieux ! » Jusqu’où va cette difficulté ? La comparaison suivante montre qu’elle va jusqu’à l’impossibilité. Prête l’oreille ; voici la difficulté : « En vérité je vous le, déclare, il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille, qu’à un riche d’entrer dans le royaume des cieux. » À un chameau de passer par le trou d’une aiguille ? S’il y avait ici un puceron, ce serait déjà l’impossibilité. Aussi les disciples turent consternés de ces paroles et ils s’écrièrent : « S’il en est ainsi, qui pourra être sauvé ? » Qui le pourra parmi les riches ? ô pauvres, écoutez le Christ. Je m’adresse ici au peuple de Dieu, car les pauvres font ici la majorité. Vous au moins, ô pauvres, entrez dans ce royaume, et pourtant écoutez. Vous qui vous glorifiez de votre pauvreté, prenez garde à l’orgueil, vous seriez vaincus par des riches qui sont humbles ; prenez garde à l’impiété, la piété de certains riches l’emporterait sur vous ; gardez-vous de l’amour du vin, vous seriez au-dessous des riches qui sont sobres. Si ceux-ci ne doivent pas se glorifier de leur opulence, gardez-vous de vous enorgueillir de votre indigence.
3. Que les riches, si toutefois il en est ici, écoutent à leur tour, qu’ils écoutent l’Apôtre : « Commande aux riches de ce siècle ; » dit-il ; c’est qu’il y a des riches d’un autre siècle ; et les riches de cet autre siècle sont les pauvres, ce sont les Apôtres qui disaient : « Nous sommes comme n’ayant rien, et nous possédons tout [2]. » Afin donc de vous apprendre de quels riches il parle, il a eu soin d’ajouter : « De ce siècle. » Que ces riches du siècle écoutent donc l’Apôtre : « Commande, dit-il, aux riches de ce siècle, de ne point s’élever d’orgueil. » L’orgueil est le premier ver rongeur qu’engendrent les richesses, ver terrible qui dévore tout et réduit tout en cendres : « Commande-leur donc de ne point s’élever d’orgueil, de ne point se confier aux richesses incertaines. » Il craint que tu ne t’endormes riche pour t’éveiller pauvre. « De ne pas se confier aux richesses incertaines », ce sont les propres paroles de l’Apôtre ; « mais au Dieu vivant », dit-il encore. Le larron t’enlève ton or, qui t’enlève ton Dieu ? Qu’a donc le riche, s’il n’a pas Dieu, et si le pauvre le possède, de quoi manque-t-il ? « De ne pas se confier aux richesses, dit donc l’Apôtre, mais au Dieu vivant qui nous donne abondamment toutes choses pour en jouir », et lui-même avec toutes choses.
4. Ils ne doivent pas espérer dans leurs richesses ni s’y confier, mais au Dieu vivant : que feront-ils alors de leur fortune ? Le voici : « Qu’ils soient riches en bonnes œuvres. » Qu’est-ce à dire ? Expliquez-vous, ô Apôtre. Plusieurs refusent de comprendre ce qu’ils refusent de faire. Expliquez-vous donc, Apôtre ; n’occasionnez pas le mal par l’obscurité de votre enseignement. Dites-nous ce que signifie : « Qu’ils soient riches en bonnes œuvres. » Qu’on écoute donc, qu’on saisisse ; qu’on n’ait pas lieu de s’excuser, qu’on commence à s’accuser plutôt et à dire ce que nous venons d’entendre dans un psaume : « Je reconnais mon péché[3]. » Encore une fois, sue veulent dire ces mots : « Qu’ils soient riches en bonnes œuvres. »« Qu’ils dominent de bon cœur, »
Qu’est-ce à dire encore : « Qu’ils donnent de bon cœur ? » Quoi ! ne comprend-on pas cela non plus ? « Qu’ils donnent de bon cœur, qu’ils partagent. » Tu as du bien, un autre n’en a pas ; partage avec lui, afin qu’on partage avec toi. Partage ici, et là tu recevras. Donne ici du pain, et tu recevras là du pain. Quel est le pain d’ici ? Celui que l’on recueille à force de sueurs et de travaux, après la malédiction du premier homme. Et là, quel est le pain ? Celui qui a dit – « Je suis le pain vivant descendu du ciel[4]. » Ici : tu es riche, mais là tu es pauvre. Tu as ici de l’or, mais tu ne pouls pas encore de la présence du Christ. Donne ce que tu possèdes, pour recevoir, ce que lu n’as pas. « Qu’ils soient riches en bonnes œuvres, qu’ils donnent de bon cœur, qu’ils partagent. »
5. Alors ils perdront leurs biens ? L’Apôtre a dit : « Qu’ils partagent », et non pas : qu’ils donnent le tout. Qu’ils retiennent pour leurs besoins et même au-delà. Donnons une partie. Laquelle ? La dixième ? C’est ce que donnaient les Scribes et les Pharisiens[5]. Ah ! rougissons, mes frères. Ils donnaient la dixième partie ; et pour eux le Christ n’avait point encore répandu son sang. Ces Scribes et ces Pharisiens donnaient le dixième. Et tu croirais faire quelque chose de grand, lorsque tu partages ton pain avec le pauvre ! Est-ce la millième partie de ce que tu possèdes ? Je ne t’en blâme pourtant pas ; fais au moins cela. J’ai si faim, j’ai si soif, que je serais heureux de recueillir ces miettes. Que dit néanmoins ce Dieu vivant qui est mort pour nous ? Je ne le tairai pas. « Si votre justice n’est plus abondante que celle des Scribes et des Pharisiens, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux[6]. » Ce n’est pas là nous endormir ; c’est un médecin qui va jusqu’au vif. « Si votre justice n’est plus abondante que celle de Scribes et des Pharisiens, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux. » Les Scribes et les Pharisiens donnaient le dixième. Et puis ? Examinez-vous ; voyez ce que vous faites, et ce que vous avez ; ce que vous donnez et ce que vous vous réservez ; ce que vous répandez en charités et ce que vous consacrez au luxe. Ainsi, « qu’on donne de bon cœur, qu’on partage, qu’on se fasse un trésor qui soit un bon fondement pour l’avenir, afin d’acquérir la vie éternelle. »
6. J’ai parlé aux riches ; maintenant, pauvres, écoutez. Vous, donnez ; et vous, gardez-vous de ravir. Vous, donnez de vos biens ; et vous, mettez un frein à vos passions. Écoutez donc, pauvres, le même Apôtre : «C’est un grand gain. » Le gain est un profit. « C’est un grand gain, dit-il, que la piété avec ce qui suffit. » Le monde vous est commun avec les riches ; vous n’avez pas la même maison, mais vous avez le même ciel, une même lumière. Cherchez ce qui suffit, cherchez-le, rien davantage. Car le reste est une charge et non un soulagement ; un fardeau, non pas un honneur.« C’est un grand gain que la piété avec ce qui suffit. » La piété avant tout. La piété est le culte de Dieu. « La piété avec ce qui suffit ; car nous « n’avons rien apporté dans ce monde. » Y as-tu apporté quelque chose ? Et vous, riches, qu’y avez-vous apporté ? Vous y avez tout trouvé, et comme les pauvres, vous êtes nés dans la nudité. Vous étiez, comme eux, bien faibles de corps, et comme les leurs vos vagissements témoignaient de vos souffrances. « Car nous n’avons rien apporté dans ce monde ; » ce langage s’adresse à des pauvres ; « et nous n’en saurions emporter rien. Avec la nourriture et le vêtement, contentons-nous. Parce que ceux qui veulent devenir riches » — Ceux qui veulent le devenir, et non pas ceux qui le sont. Laissons ceux-ci, ils savent ce qui les concerne : « qu’ils soient riches en bonnes œuvres, qu’ils donnent de bon cœur, qu’ils partagent. » Voilà ce qui les concerne. Vous qui n’êtes pas riches encore, prêtez l’oreille. « Ceux qui veulent devenir riches tombent dans la tentation et dans des filets, dans des désirs multipliés et funestes. » Vous ne craignez pas ? Écoutez ce qui suit : « Qui plongent les hommes dans la ruine et la perdition. » Et tu ne trembles pas ? « Car la racine de tous les maux est l’avarice. »
Or il y a avarice à vouloir être riche, non pas à l’être. En cela consiste l’avarice. Et tu ne crains pas d’être plongé dans la ruine et la perdition ? Tu ne redoutes point la racine de tous les maux ? Tu arraches de ton champ la racine des épines ; et de ton cœur tu n’arraches pas la racine des passions mauvaises ? Tu nettoies ton champ pour nourrir ton corps ; et tu ne purifies pas ton cœur pour y recevoir ton Dieu ? « La racine de tous les maux est l’avarice ; aussi quelques-uns en s’y laissant aller ont dévié de la foi et se sont engagés dans beaucoup de chagrins [7]. »
7. Vous savez maintenant ce que vous avez à faire, vous connaissez ce que vous devez redouter ; vous savez comment on achète le royaume des cieux et vous savez comment on est exclus. Conformez-vous tous à la parole de Dieu. Dieu a fait le riche et le pauvre. « Le riche et le pauvre se sont rencontrés, dit l’Écriture, c’est le Seigneur qui les a faits l’un et l’autre[8]. – Le riche et le pauvre se sont rencontrés. » Où, sinon en celle vie ? Le riche est né, le pauvre est né aussi. Vous vous êtes rencontrés sur la même route. Toi, garde-toi d’opprimer, et toi, de tromper. L’un a besoin, l’autre est dans l’abondance. « Le Seigneur les a faits tous deux. » Par celui qui possède, il aide celui qui a besoin, et par celui qui n’a rien il éprouve celui qui a. Après avoir ainsi entendu ou parlé, craignons et prenons garde, prions et arrivons.