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Sermon XCVIII. Les morts spirituels.

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Œuvres complètes de Saint Augustin (éd. Raulx, 1864)


SERMON XCVIII. LES MORTS SPIRITUELS[1].

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ANALYSE. – Tous les miracles de Notre-Seigneur ont un sens caché que tous malheureusement ne comprennent pas, et si des résurrections nombreuses qu’il a opérées durant le cours de sa vie il n’est fait mention que de trois dans l’Évangile, est que ces trois résurrections sont une image de la résurrection spirituelle de tous les pécheurs. Quelques-uns en effet n’ont fait que consentir au péché ; d’autres ont uni l’action extérieure au consentement ; d’autres enfin sont écrasés sous le poids des habitudes coupables. Les premiers sont représentés par la fille du prince de Synagogue, que Jésus ressuscita dans la chambre même où elle venait d’expirer ; les seconds par le fils de la veuve de Naïm, qui était déjà, sorti de sa demeure, et que l’on portait eu terre ; les troisièmes enfin, par Lazare, déjà couvert de la pierre sépulcrale, et enseveli depuis quatre jours. Ces quatre jours signifient les quatre degrés par lesquels on descend dans le tombeau des habitudes coupables.


1. Les miracles de Notre-Seigneur et Sauveur Jésus-Christ font des impressions, mais des impressions bien diverses, sur tous ceux qui en entendent le récit et qui y ajoutent foi. Les uns s’étonnent de ces prodiges corporels, mais sans y voir rien de plus grand ; d’autres, au contraire, contemplent avec plus d’admiration encore dans les âmes les merveilles qu’ils voient se produire dans les corps. Le Seigneur ne dit-il pas lui-même « De même que le Père réveille les morts et leur rend la vie ; ainsi le Fils donne la vie à qui il veut ?[2] » Ce n’est pas que le Fils ressuscite des morts que ne ressuscite point le Père ; le Père et le Fils ressuscitent les mêmes puisque le Père fait tout par le fils ; mais c’est pour le Chrétien une preuve indubitable qu’aujourd’hui encore il ressuscite des morts. Mais, hélas ! si chacun à des yeux pour voir des morts ressusciter à la manière dont est ressuscité le fils de la veuve dont il vient d’être question dans l’Évangile, il n’y a pour voir les résurrections du tueur que ceux dont le cœur est ressuscité déjà. Il est plus grand de ressusciter pour vivre toujours, que – de ressusciter pour mourir de nouveau.
2. Si la résurrection de ce jeune homme comble de joie la veuve, sa mère ; notre mère la sainte Église se réjouit aussi en voyant chaque jour des hommes ressusciter spirituellement. L’un était mort de corps ; les autres l’étaient d’esprit. On pleurait visiblement la mort visible du premier ; on ne s’occupait, on ne s’apercevait même pas de la mort invisible des derniers. Mais quelqu’un connaissait ces morts, il s’occupa d’eux ; et heureusement, Celui qui seul les connaissait, pouvait les rappeler à la vie. Si en effet le Seigneur n’était venu pour ressusciter ces morts, l’Apôtre ne dirait pas : « Lève-toi, toi qui dors ; lève-toi d’entre les morts et le Christ t’éclairera[3]. » ces mots : « Lève-toi, toi qui dors », tu te figures simplement un homme endormi ;'mais ces autres mots : « Lève-toi d’entre les morts », doivent le faire entendre qu’il est réellement question d’un mort. Des morts même ordinaires ne dit-on pas qu’ils dorment ? Oui, pour Celui qui peut les ranimer ils ne sont qu’endormis. Un mort est pour toi un mort, car il ne s’éveille point quoique tu fasses pour le secouer, pour le pincer, pour le mettre en pièces. Mais pour le Christ qui lui dit : « Lève-toi », ce jeune homme était simplement endormi, puisqu’il se leva aussitôt. Nul n’éveille aussi facilement un homme dans son lit, que le Christ ne tire un mort du tombeau.
3. L’Écriture ne nous parle que de trois morts visibles ressuscités parle Christ. Il est certain qu’il a ressuscité par milliers des morts invisibles ; mais qui sait combien il en a ressuscités de visibles ? Car tout ce qu’il a fait n’est pas écrit. « Jésus a fait beaucoup d’autres choses, dit Jean en termes formels ; si elles étaient écrites, je ne pense pas que le monde entier pût contenir les livres qu’il faudrait composer [4]. » Il est donc sûr que le Sauveur a ressuscité beaucoup d’autres morts ; mais ce n’est pas sans motif qu’il n’est fait mention que de trois. Notre-Seigneur Jésus-Christ, en effet, voulait qu’on vît encore un sens spirituel dans ce qu’il faisait sur les corps. Il ne faisait pas des miracles pour faire des miracles ; il prétendait qu’admirables à l’œil, ses œuvres fussent une instruction pour l’esprit. Un homme voit des caractères sur un livre magnifiquement écrit, mais il ne sait lire ; il loue l’adresse du copiste, il admire la beauté des traits, mais il en ignore la destination et le sens ; ses yeux s’extasient ainsi devant ce que ne comprend pas son esprit. Un autre au contraire admire et comprend, car il ne voit pas seulement ce que tous peuvent voir ; il sait lire encore, ce que ne sait le premier qui n’a point appris. Ainsi parmi les témoins des miracles du Christ, il y en eut qui ne saisissaient point ce qu’ils signifiaient, ce qu’ils révélaient en quelque sorte à l’intelligence ; ceux-là ne les admiraient que comme des faits extérieurs ; mais il y en eut d’autres qui en comprenaient le sens tout en les admirant, et c’est à ceux-ci que nous devons ressembler dans l’école du Sauveur. Si l’on dit en effet qu’il a fait des miracles pour faire des miracles, on peut avancer également qu’en cherchant à cueillir des figues sur le figuier, il ignorait que ce n’en était pas la saison. L’Évangéliste dit positivement que ce n’était pas le moment des figues ; le Sauveur toutefois en cherchait sur cet arbre pour apaiser sa faim. Mais quoi ! le Christ ignorait-il ce que savait un paysan ? Le Créateur de ces arbres méconnaissait-il ce que savait le jardinier ? Il faut donc reconnaître qu’en cherchant des fruits sur cet arbre pour apaiser sa faim, il voulait faire entendre qu’il avait faim d’autre chose et qu’il cherchait une autre espèce de fruits. On le vit de plus maudire ce figuier qu’il trouva couvert de feuilles mais sans aucun fruit, et cet arbre se dessécha. Or comment avait-il démérité en ne portant pas de fruits [5] ? Quel crime peut commettre un arbre en demeurant stérile ? Ah c’est qu’il est des hommes dont la stérilité est¨volontaire, et la volonté les rendant féconds, ils sont coupables de ne pas l’être. Tels étaient les Juifs ; arbres chargés de feuilles et dénués de fruits, ils se vantaient de posséder la loi sans en faire les œuvres.J'ai voulu prouver, par ces développements, que Jésus-Christ Notre-Seigneur faisait des miracles pour nous instruire ; il ne les donnait pas seulement comme des œuvres merveilleuses, magnifiques et divines, i1 voulait encore nous donner par eux quelques leçons.
4. Qu’a-t-il donc prétendu nous enseigner par les trois morts qu’il a ressuscités ? Il a ressuscité d’abord la fille du prince de Synagogue qui le priait de venir la délivrer de sa maladie. Or lorsqu’il y allait, on vint annoncer qu’elle était morte, et comme pour lui épargner des fatigues désormais inutiles on disait au père : « Ta fille est morte, pourquoi tourmenter encore le Maître ? » Mais le Sauveur poursuivit sa route. « Ne crains pas, dit-il au père, crois seulement. » Il arriva à la maison, et trouvant déjà tout préparé pour l’accomplissement du devoir des funérailles : « Ne pleurez pas, dit-il, car cette jeune fille n’est pas morte, elle dort. » Il disait vrai ; cette fille était endormie, mais pour Celui-là seulement qui pouvait l’éveiller. Il l’éveilla et la rendit pleine de vie à ses parents[6]. Il ressuscita aussi ce jeune homme, fils de veuve, qui nous a donné occasion de faire à votre charité ces réflexions, que le Sauveur même daigne nous inspirer. On vient de vous rappeler comment eut lieu cette résurrection. Le Sauveur approchait d’une ville ; il rencontra un convoi qui emportait un mort, et on était déjà sorti de la porte. Touché de compassion à la vue des larmes que répandait cette pauvre mère, déjà veuve et privée maintenant de son fils unique, il fit ce que vous savez « Jeune homme, dit-il, je te le commande, lève-toi. » Ce mort se leva, il se mit à parler, et Jésus le rendit à sa mère. Il ressuscita enfin Lazare, dans le tombeau même. Les disciples savaient Lazare malade, et comme Jésus s’entretenait avec eux et qu’il aimait Lazare : « Lazare, notre ami, dort », dit-il. Mais eux, considérant que le sommeil serait bon au malade ; « Seigneur, répliquèrent-ils, s’il dort, il est guéri. « — Je vous le déclare, reprit alors le Sauveur plus clairement, Lazare, notre ami, est mort.[7]» Ces deux expressions sont justes : Pour vous il est mort, et pour moi il est seulement endormi.
5. Ces trois mots désignent trois espèces de pécheurs, ressuscités par le Christ, maintenant encore. La fille du chef de Synagogue était restée dans la maison de son père, elle n’en avait pas encore été tirée ni emportée publiquement, C’est dans l’intérieur de la demeure qu’elle fut ressuscitée et rendue vivante à ses parents. Quant au jeune homme, il n’était plus dans sa maison, et pourtant il n’était pas encore dans le tombeau ; il avait quitté le foyer, mais il n’était pas encore déposé dans la terre ; et la même puissance qui avait ressuscité la jeune fille encore sur son lit, ressuscita ce jeune homme qu’on avait sorti du, sien, sans l’avoir encore Inhumé. Une troisième chose restait à faire, c’était de ressusciter un mort dans le tombeau : Jésus fit ce miracle sur Lazare. Venons à l’application. Il y a des hommes qui ont le péché dans le cœur, quoiqu’il ne paraisse pas encore dans leur conduite. Ainsi quelqu’un ressent un mouvement de convoitise ; et comme le Seigneur dit lui-même : « Quiconque aura regardé une femme pour la convoiter, a déjà commis l’adultère dans son cœur [8] ; » quoique le corps ne l’ait pas approchée, dès que le cœur consent au crime, il est mort ; mais ce mort reste encore dans sa demeure, et on ne l’a point emporté. Or, il arrive quelquefois, nous le savons et plusieurs l’expérimentent chaque jour, que ce mort soit frappé en entendant la parole de Dieu, comme si le Seigneur lui disait en personne Lève-toi. Il condamne alors le consentement qu’il a donné au mal, et ne respire plus que salut et justice. C’est le mort qui ressuscite dans sa demeure, c’est un cœur qui recouvre la vie dans le sanctuaire de sa conscience, et cette résurrection de l’âme qui s’opère en secret, se produit en quelque sorte au foyer domestique. Il en est d’autres qui après avoir consenti au mal l’accomplissent. Ne dirait-on pas qu’ils emportent un mort, et qu’ils montrent en public ce qui était dans le secret ? Faut-il, toutefois, désespérer d’eux ? Mais ce jeune homme n’a-t-il pas aussi entendu cette parole : « Lève-toi, je te le commande ? » N’a-t-il pas, lui aussi, été rendu à sa mère ? C’est ainsi que même après avoir commis le crime, on ressuscite à la voix du Christ, ou revient à la vie, lorsqu’on se laisse toucher et ébranler par la parole de vérité. On a pu faire un pas de plus vers l’abîme, mais on ne saurait périr éternellement. Il en est enfin qui en taisant le mal s’enchaînent dans des habitudes perverses ; ces habitudes ne leur laissent déjà plus voir la malice de leurs actes ; ils justifient le mal qu’ils font, et s’irritent quand on les reprend, comme ces Sodomites qui répondaient au juste, censeur, de leurs dispositions trop perverses : « Tu es venu chercher ici un asile, et non pas nous donner des lois[9]. » Tel était donc le honteux empire de la coutume, que la débauche leur paraissait vertu et qu’en la leur interdisant on était plutôt blâmé qu’en s’y abandonnant. Ceux qui sont ainsi accablés sous le poids de la coutume, sont déjà comme inhumés ; il y a plus, mes frères, on peut même dire d’eux, comme de Lazare, que déjà ils sentent mauvais. La pierre qui pèse sur le sépulcre est comme la tyrannie, de l’habitude qui pèse sur l’âme, sans lui permettre, ni de se relever, ni de respirer.
6. Il est dit de Lazare : « C’est un mort de quatre jours. » C’est que réellement il y a comme quatre degrés qui conduisent l’âme à cette affreuse habitude dont je vous entretiens. Le premier est comme un sentiment de plaisir qu’éprouve le cœur ; le second est le consentement ; l’action, le troisième ; et l’habitude enfin, le quatrième. De fait, il est des hommes qui rejettent si vigoureusement les pensées mauvaises qui se présentent à leur esprit, qu’ils n’y sentent aucune délectation. Il en est qui y goûtent du plaisir, mais sans consentement : ce n’est pas encore la mort, c’en est toutefois comme le commencement. Mais si an plaisir vient se joindre le consentement, on est coupable. Après avoir consenti au mal, on le commet ; puis le péché devient habitude ; on est alors comme dans un état désespéré, on « est un mort de quatre jours, sentant déjà mauvais. » C’est alors que vient le Seigneur. Tout lui est facile, mais il veut te faire sentir combien pour toi la résurrection est difficile. Il frémit en lui-même, il montre combien il faut de cris et de reproches pour ébranler une habitude invétérée. À sa voix, néanmoins, se rompent les chaînes de la tyrannie, les puissances de l’enfer tremblent, Lazare revient à la vie. Le Seigneur, en effet, délivre de l’habitude perverse les morts même de quatre jours. Quand le Christ voulait le ressusciter, Lazare après ses quatre jours était-il pour lui autre chose qu’un homme endormi Mais que dit-il ? Considérez les circonstances de cette résurrection. Lazare sortit vivant du tombeau, mais sans pouvoir marcher. « Défiez-le, dit alors le Seigneur à ses disciples, et le laissez aller. » Ainsi le Sauveur ressuscita ce mort, et les disciples rompirent ses liens. Reconnaissez donc que la Majesté divine se réserve quelque chose dans cette résurrection. On est plongé dans une mauvaise habitude et la parole de vérité adresse de sévères reproches. Mais combien ne les entendent pas ! Qui donc agit intérieurement dans ceux qui les entendent ? Qui leur souffle la vie dans l’âme ? Qui les délivre de cette mort secrète et leur donne cette secrète vie ? N’est-il par vrai qu’après les reproches et les réprimandes le pécheur est livré à ses pensées et qu’il commence à se dire combien est malheureuse la vie qu’il mène, combien est déplorable l’habitude perverse qui le tyrannise ? C’est alors que honteux de lui-même il entreprend de changer de conduite. N’est-il pas alors ressuscité ? Il, a recouvré la vie, puisque ses désordres lui déplaisent. Mais – avec ce commencement de vie nouvelle, il ne saurait marcher ; il est retenu par les liens de ses fautes et il a besoin qu’on le délie et qu’on le laisse aller. C’est la fonction dont le Sauveur a chargé ses disciples en leur disant : « Ce que vous délierez sur la terre, sera aussi délié dans le ciel [10]. »
7. Ces réflexions, mes bien-aimés, doivent porter ceux qui ont la vie à l’entretenir en eux, et ceux qui ne l’ont pas à la recouvrer. Le péché n’est-il que conçu dans le cœur sans s’être encore révélé par aucun acte ? Qu’on se repente, qu’on redresse ses idées. O mort, lève-toi dans le sanctuaire de la conscience. A-t-on accompli déjà un dessein mauvais ? On ne doit pas désespérer non plus. Si le mort n’est pas ressuscité dans sa demeure, qu’il ressuscite quand il est sorti. Qu’il se repente de ses actes et recouvre au plus tôt la vie. O mort, ne descends pas dans les profondeurs du tombeau, ne te laisse pas recouvrir par la pierre sépulcrale de l’habitude. Mais n’ai-je pas devant moi un malheureux déjà chargé de la froide et dure pierre, déjà accablé sous le poids de l’accoutumance, mort de quatre jours qui exhale l’infection ? Que lui non plus ne désespère pas. O mort, tu es enseveli bien bas, mais le Christ est grand. Il sait de sa voix puissante entrouvrir les pierres tumulaires, rendre par lui-même la vie intérieure aux morts et les faire délier par ses disciples. O morts, faites donc pénitence ; car en ressuscitant après quatre jours, Lazare ne conserva plus rien de l’infection première.
Ainsi donc, vivez, vous qui vivez, et vous qui êtes morts, quelle que soit celle de ces trois classes de morts où vous vous reconnaissiez, empressez-vous de ressusciter au plus tôt.

  1. Luc. 7, 11-15
  2. Jn. 5, 21
  3. Eph. 5, 14
  4. Jn. 21, 27
  5. Mat. 21, 18-19 ; Mrc, 11, 13
  6. Mrc. 5, 22-43
  7. Jn. 11, 11-44
  8. Mat. 5, 28
  9. Gen. 19, 9
  10. Mat. 18, 18