Sermon sur l’endurcissement

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XVI

SERMON SUR L’ENDURCISSEMENT[1]


Avent de Saint-Germain, premier dimanche, 1er décembre 1669.


Hora est jam nos de somno surgere.
Il est temps désormais que nous nous réveillons de notre sommeil.
(Rom., XIII, 11.)


Le croira-t-on, si je le dis, que presque toute la nature humaine est endormie, et qu’au milieu [de] cette action si vive et si empressée qui paraît principalement à la cour, la plupart languissent au dedans du cœur dans une mortelle léthargie ? Nul ne veille véritablement, que celui qui est attentif à son salut. Et s’il est ainsi, chrétiens, qu’il y en a dans cet auditoire qu’un profond sommeil appesantit ! Qu’il y en a qui en prêtant l’oreille n’entendent pas, et ne voient pas en ouvrant les yeux, et qui peut-être ne se réveilleront pas encore à mon discours ! C’est l’intention de l’Église de les tirer aujourd’hui de ce pernicieux assoupissement. C’est pourquoi elle nous lit, dans les saints mystères de ce jour, l’histoire du jugement dernier, lorsque la nature, étonnée de la majesté de Jésus-Christ, rompra tout le concert de ses mouvements, et qu’on entendra un bruit tel qu’on peut se l’imaginer parmi de si grandes ruines et dans un renversement si effroy[able]. Quiconque ne s’éveille pas à ce bruit terrible est trop profondément assoupi, et il dort d’un sommeil de mort. Toutefois, si nous y sommes sourds, l’Église, pour nous exciter davantage, fait encore retentir à nos oreilles la parole de l’apôtre. Le grand Paul mêle sa voix au bruit confus de l’univers, et nous dit d’un ton éclatant : « Ô fidèles, l’heure est venue de vous éveiller » : Hora est jam nos de somno surgere. Ainsi je ne crois pas quitter l’Évangile, mais en prendre l’intention et l’esprit, quand j’interprète l’épître que l’Église lit en ce jour. Fasse celui pour qui je parle, que j’annonce avec tant de force ses menaces et ses jugements, que ceux qui dorment dans leurs péchés se réveillent et se convertissent ! C’est la grâce que je lui demande par les prières de la sainte Vierge. (Ave.)

C’est une vérité constante que l’Écriture a établie et que l’expérience a justifiée, que la cause de tous les crimes et de tous les malheurs de la vie humaine, c’est le défaut d’attention et de vigilance. Si les justes tombent si souvent après une longue persévérance, c’est qu’ils s’endorment dans la vue de leurs bonnes œuvres. Ils pensent avoir vaincu tout à fait leurs mauvais désirs : la confiance qu’ils ont en ce calme fait qu’ils abandonnent le gouvernail, c’est-à-dire qu’ils perdent l’attention à eux-mêmes et à la prière. Ainsi ils périssent misérablement ; et pour avoir cessé de veiller, ils perdent en un moment tout le fruit de tant de travaux. Mais si l’attention et la vigilance est si nécessaire aux justes, pour prévenir leur chute funeste, combien on ont besoin les pécheurs pour s’en relever et pour réparer leurs ruines. C’est pourquoi de tous les préceptes que le Saint-Esprit a donnés aux hommes, il n’y en a aucun que le Fils de Dieu ait répété si souvent, que les saints apôtres [aient] inculqué avec plus de force, que celui de veiller sans cesse. Toutes les épîtres, tous les évangiles, toutes les pages de l’Écriture sont pleines de ces paroles : « Veillez, priez, prenez garde, soyez prêts à toutes les heures ; parce que vous ne savez pas à laquelle viendra le Seigneur ». En effet, faute de veiller à notre salut et à notre conscience, notre ennemi qui n’est que trop vigilant, et nos passions qui ne sont que trop attentives à leurs objets, nous surprennent, nous emportent, nous mettent entièrement sous le joug, et traînent nos âmes captives devant le redoutable tribunal de Jésus-Christ, avant que nous ayons seulement songé à en prévenir les rigueurs par la pénitence C’est ce dangereux assoupissement que craignait le divin psalmiste, lorsqu’il faisait cette prière : « Éclairez mes yeux, ô Seigneur ! de peur que je ne m’endorme dans la mort. » C’est pour prévenir l’effet de cette mortelle léthargie, que l’apôtre nous dit aujourd’hui : « Mes frères, l’heure est venue de vous réveiller de votre sommeil. »

Et moi, pour suivre ses intentions, je combattrai tout ensemble le sommeil et la langueur ; le sommeil qui vous rend insensibles ; la langueur qui, vous empêchant de vous éveiller tout à fait et de vous lever promptement, vous replonge de nouveau dans le sommeil. [Je] vous montrerai en deux points, premièrement, chrétiens, que ceux-là sont trop nonchalamment et trop malheureusement endormis, qui ne pensent pas à Dieu ni à sa justice ; secondement, que l’heure est venue de nous réveiller de ce sommeil ; et que cette heure, c’est l’heure même où nous sommes, et celle où je vous excite et où je vous parle. Ainsi, après avoir éveillé ceux qui dorment dans leurs péchés, je tâcherai de vaincre les délais de ceux qui disputent trop longtemps avec leur paresse. Voilà simplement et en peu de mots le partage de mon discours. Donnez-moi du moins vos attentions dans un discours où il s’agit de l’attention elle-même.

PREMIER POINT[modifier]

Afin que personne ne croie que ce soit un crime léger de ne penser pas à Dieu, ou d’y penser sans considérer combien c’est une chose terrible de tomber entre ses mains, j’entreprends de vous faire voir que ce crime est une espèce d’athéisme.

Dixit insipiens in corde suo : Non est Deus, dit le psaume LII : « L’insensé a dit en son cœur : il n’y a point de Dieu. » Les coupables en plusieurs façons de cette erreur insensée. Il y a eu premier lieu les athées et les libertins, qui disent ouvertement que les choses vont au hasard et à l’aventure, sans ordre, sans gouvernement, sans conduite supérieure : insensés, qui dans l’empire de Dieu, parmi ses ouvrages, parmi ses bienfaits, osent dire qu’il n’est pas, et ravir l’être à Celui par lequel subsiste toute la nature ! La terre porte peu de tels monstres ; les idolâtres mêmes et les infidèles les ont en horreur ; et lorsque dans la lumière du christianisme on en découvre quelqu’un, on en doit estimer la rencontre malheureuse et abominable. Mais que l’homme sensuel prenne garde que Dieu ne le livre tellement à la tyrannie des sens, qu’à la fin il vienne à croire que ce qui n’est pas sensible n’est pas réel ; que ce qu’on ne voit ni ne touche pas, n’est qu’une ombre et un fantôme ; que les idées sensibles prenant le dessus, toutes les autres ne paraissent douteuses ou tout à fait vaines. Car c’est là que sont conduits insensiblement ceux qui laissent dominer les sens et ne pensent qu’à les satisfaire.

On en voit d’autres, dit le docte Théodoret, qui ne viennent pas jusqu’à cet excès de nier la Divinité, mais qui, pressés et incommodés dans leurs passions déréglées par ses lois qui les contraignent, par ses menaces qui les étonnent, par la crainte de ses jugements qui les trouble, désireraient que Dieu ne fût pas : bien plus, ils voudraient pouvoir croire que Dieu n’est qu’un nom, ils voudraient pouvoir réduire au néant cette source féconde de l’être, et disent dans leur cœur, non par persuasion, mais par désir : Non est Deus : « Il n’y a point de Dieu. » — « Ingrats et insensés, dit saint Augustin, qui, parce qu’ils sont déréglés, voudraient détruire la règle, et souhaitent qu’il n’y ait ni loi ni justice » : Qui dum nolunt esse justi, nolunt esse veritatem qua damnantur injusti. Je laisse encore ceux-ci, et je veux croire qu’aucuns de mes auditeurs ne sont si dépravés et si corrompus. Je viens à une troisième manière de dire que Dieu n’est pas, de laquelle nous ne pourrons pas nous excuser.

Voici le principe que je pose. Ce à quoi nous ne daignons penser est comme nul à notre égard. Ceux-là donc disent en leur cœur que Dieu n’est pas, qui ne le jugent pas digne qu’on pense à lui sérieusement : à peine sont-ils attentifs à sa vérité, quand on prêche ; à sa majesté, quand on sacrifie ; à sa justice, quand il frappe ; à sa bonté, quand il donne ; enfin, qui le comptent tellement pour rien, qu’ils pensent en effet n’avoir rien à craindre, tant qu’ils n’ont que lui pour témoin. Qui de nous n’est pas de ce nombre ? Qui n’est pas arrêté dans ses entreprises par la rencontre d’un homme qui n’est pas de son secret ni de sa cabale ? et cependant ou nous méprisons, ou nous oublions le regard de Dieu ! N’apportons pas ici l’exemple de ceux qui roulent en leur esprit quelque vol ou quelque meurtre : tout ce qu’ils rencontrent les trouble, et la lumière du jour et leur ombre propre leur fait peur : ils ont peine à porter eux-mêmes l’horreur de leur funeste secret : et ils vivent cependant dans une souveraine tranquillité des regards de Dieu. Laissons ces tragiques attentats ; disons ce qui se voit tous les jours. Quand vous déchirez en secret ceux que vous caressez en public ; quand vous les percez de cent plaies mortelles par les coups incessamment redoublés de votre dangereuse langue ; quand vous mêlez artificieusement le vrai et le faux pour donner de la vraisemblance à vos histoires malicieuses ; quand vous violez le sacré dépôt du secret qu’un ami trop simple a versé tout entier dans votre cœur, et que vous faites servir à vos intérêts sa confiance qui vous obligeait à penser aux siens ; combien de précautions pour ne point paraître, combien regardez-vous à droite et à gauche ! Et si vous ne voyez pas de témoin qui puisse vous reprocher votre lâcheté dans le monde, si vous avez tendu vos pièges si subtilement qu’ils soient imperceptibles aux regards humains, vous dites : Qui nous a vus ? Narraverunt ut absconderent laqueos ; dixerunt : Quis videbit nos ? comme dit le divin psalmiste. Vous ne comptez donc pas parmi les voyants celui qui habite aux cieux ? Et cependant entendez le même psalmiste : « Quoi ! celui qui a formé l’oreille n’écoute-t-il pas, et celui qui a fait les yeux est-il aveugle ? » Qui plantavit aurem non audiet, aut qui finxit oculum non considerat ? Pourquoi ne songez-vous pas qu’il est tout vue, tout ouïe, tout intelligence ; que vos pensées lui parlent, que votre cœur lui découvre tout, que votre propre conscience est sa surveillante et son témoin contre vous-même ? Et cependant sous ces yeux si vifs, sous ces regards si perçants, vous jouissez sans inquiétude du plaisir d’être caché : vous vous abandonnez à la joie et vous vivez en repos parmi vos délices criminelles, sans songer que celui qui vous les défend, et qui vous en a laissé tant d’innocentes, viendra inopinément quelque jour troubler vos plaisirs d’une manière terrible par les rigueurs de son jugement. N’est-ce pas manifestement le compter pour rien, et « dire en son cœur insensé : Il n’y a point de Dieu ? » Dixit insipiens in corde suo : Non est Deus.

Quand je recherche les causes profondes d’un si prodigieux oubli, et que je considère en moi-même d’où vient que l’homme, si sensible à ses intérêts et si attentif à ses affaires, perd néanmoins de vue si facilement la chose du monde la plus nécessaire, la plus redoutable et la plus présente, c’est-à-dire Dieu et sa justice, voici ce qui me vient en la pensée. Je trouve que notre esprit, dont les bornes sont si étroites, n’a pas une assez vaste compréhension pour s’étendre hors de son enceinte : c’est pourquoi il n’imagine vivement que ce qu’il ressent en lui-même, et nous fait juger des choses qui nous environnent par notre propre disposition. Celui qui est en colère croit que tout le monde est ému de l’injure que lui seul ressent, quoiqu’il en fatigue toutes les oreilles. On voit que le paresseux, qui laisse aller toutes choses avec nonchalance, ne s’imagine jamais combien vive est l’activité de ceux qui attaquent sa fortune. Pendant qu’il dort à son aise et qu’il se repose, il croit que tout dort avec lui, et n’est réveillé que par le coup. C’est une illusion semblable, mais bien plus universelle, qui persuade à tous les pécheurs, que pendant qu’ils languissent dans l’oisiveté, dans le plaisir, dans l’impénitence, la justice divine languit aussi, et qu’elle est tout à fait endormie. Parce qu’ils ont oublié Dieu, ils pensent aussi que Dieu les oublie : Dixit enim in corde suo : Oblitus est Deus. Mais leur erreur est extrême : si Dieu se tait quelque temps, il ne se taira pas toujours. « Je veillerai, dit-il, sur les pécheurs, pour leur mal et non pour leur bien » : Vigilalo super eos in malum et non in bonum : « Je me suis tu, dit-il ailleurs ; j’ai gardé le silence, j’ai été patient : j’éclaterai tout à coup ; longtemps j’ai retenu ma colère dans mon sein, à la fin j’enfanterai, je dissiperai mes ennemis, et les envelopperai tous ensemble dans une même vengeance. »

Par conséquent, chrétiens, ne prenons pas son silence pour un aveu, ni sa patience pour un pardon, ni sa longue dissimulation pour un oubli, ni sa bonté pour une faiblesse. Il attend parce qu’il est miséricordieux ; et si l’on méprise ses miséricordes, souvent il attend encore et ne presse pas sa vengeance, parce qu’il sait que ses mains sont inévitables. Comme un roi qui sent son trône affermi et sa puissance établie, apprend qu’il se machine dans son État des desseins de révolte ; — car il est malaisé de tromper un roi qui a les yeux ouverts et qui veille : — il pourrait étouffer dans sa naissance cette cabale découverte ; mais, assuré de lui-même et de sa propre puissance, il est bien aise de voir jusqu’où iront les téméraires complots de ses sujets infidèles, et ne précipite pas sa juste vengeance, jusqu’à ce qu’ils soient parvenus au terme fatal où il a résolu de les arrêter : ainsi, et à plus forte raison, ce Dieu tout-puissant, qui du centre de son éternité développe tout l’ordre des siècles, sage dispensateur des temps devant l’origine des choses, n’a rien à précipiter. Ceux-là se hâtent et se précipitent, dont les conseils sont dominés par la rapidité des occasions et par la fortune. Il n’en est pas ainsi du Tout-Puissant. Les pécheurs sont sous ses yeux et sous sa main. Il sait le temps qu’il leur a donné pour se repentir, et celui où il les attend pour les confondre. Cependant qu’ils mêlent le ciel et la terre pour se cacher dans la confusion de toutes choses ; que ces femmes infidèles et ces hommes corrompus et corrupteurs se couvrent eux-mêmes, s’ils peuvent, de toutes les ombres de la nuit ; que ceux qui s’entendent si bien pour conspirer à leur perte enveloppent leurs intelligences déshonnêtes dans l’obscurité d’une intrigue impénétrable : ils seront découverts au jour arrêté ; leur cause sera portée devant le tribunal de Jésus-Christ, où leur conviction ne poura être éludée par aucune excuse, ni leur peine retardée par aucunes plaintes.

Mais j’ai à vous découvrir de plus profondes vérités. Je ne prétends pas seulement faire appréhender aux pécheurs les rigueurs du jugement dernier, ni les supplices insupportables du siècle à venir. De peur que le repos où ils sont dans la vie présente ne serve à nourrir en leur cœur aveugle et impénitent l’espérance de l’impunité, le Saint-Esprit nous enseigne que leur repos même est une peine. Pécheurs, soyez ici attentifs. Voici une nouvelle manière de se venger, qui n’appartient qu’à Dieu seul ; c’est de laisser ses ennemis en repos, et de les punir davantage par leur endurcissement et par leur sommeil léthargique, que s’il exerçait sur eux un châtiment exemplaire. Il est donc vrai, chrétiens, qu’il arrive souvent qu’à force d’être irrité. Dieu renferme en lui-même toute sa colère ; en sorte que les pécheurs, étant étonnés eux-mêmes de leurs longues prospérités et du cours fortuné de leurs affaires, s’imaginent n’avoir rien à craindre et ne sentent plus aucun trouble dans leur conscience. Voilà ce pernicieux assoupissement, voilà ce sommeil de mort dont j’ai déjà tant parlé. C’est, mes frères, le dernier fléau que Dieu envoie à ses ennemis, c’est le comble de tous les malheurs, c’est la plus prochaine disposition à l’impénitence finale et à la ruine dernière et irrémédiable. Pour l’entendre, il faut remarquer que c’est une excellente maxime des saints docteurs, « qu’autant que les pécheurs sont rigoureux censeurs de leurs vices, autant Dieu se relâche en leur faveur de la sévérité de ses jugements » : In quantum non peperceris tibi, in tantum tibi Deus, crede, parcet. En effet, comme il est écrit que Dieu aime la justice et déteste l’iniquité, tant qu’il y a quelque chose en nous qui crie contre les péchés et qui s’élève contre les vices, il y a aussi quelque chose qui prend le parti de Dieu ; et c’est une disposition favorable pour le réconcilier avec nous. Mais dès que nous sommes si malheureux que d’être tout à fait d’accord avec nos péchés, dès que, par le plus indigne des attentats, nous en sommes venus à ce point que d’abolir en nous-mêmes la sainte vérité de Dieu, l’impression de son doigt et de ses lumières, la marque de sa justice souveraine, en renversant cet auguste tribunal de la conscience qui condamnait tous les crimes, c’est alors que l’empire de Dieu est détruit, que l’audace de la rébellion est consommée, et que nos maux n’ont presque plus de remède. C’est pourquoi ce grand Dieu vivant, qui sait que le souverain bonheur c’est de le servir et de lui plaire, et que ce qui reste de meilleur à ceux qui se sont éloignés de lui par leurs crimes, c’est d’être troublés et inquiétés du malheur de lui avoir déplu ; après qu’on a méprisé longtemps ses grâces, ses inspirations, ses miséricordieux avertissements, et les coups par lesquels il nous a frappés de temps en temps, non encore pour nous punir à toute rigueur, mais seulement pour nous réveiller, prend enfin cette dernière résolution pour se venger des hommes ingrats et trop insensibles : il retire ses saintes lumières, il les aveugle, il les endurcit ; et leur laissant oublier ses divins préceptes, il fait qu’en même temps ils oublient et leur salut et eux-mêmes. Encore que cette doctrine paraisse assez établie sur l’ordre des jugements de Dieu, il faut que je vous montre dans son Écriture le progrès d’un si grand mal. Le prophète Isaïe nous le représente tenant en sa main une coupe, qu’il appelle la coupe de sa colère : Bibisti de manu Domini calicem iræ ejus. Elle est, dit-il, remplie d’un breuvage qu’il veut faire boire aux pécheurs, mais d’un breuvage fumeux comme un vin nouveau, qui leur monte à la tête et qui les enivre. Ce breuvage qui enivre les pécheurs, qu’est-ce autre chose, messieurs, que leurs péchés mêmes et leurs désirs emportés, auxquels Dieu les abandonne ? Ils boivent comme un premier verre, et peu à peu la tête leur tourne ; c’est-à-dire que, dans l’ardeur de leurs passions, la réflexion à demi éteinte n’envoie que des lumières douteuses : ainsi l’âme n’est plus éclairée comme auparavant ; on ne voit plus les vérités de la religion, ni les terribles jugements de Dieu, que comme à travers d’un nuage épais. C’est ce qui s’appelle dans les Écritures « l’esprit de vertige », qui rend les hommes chancelants et mal assurés. Cependant ils déplorent encore leur faiblesse ; ils jettent quelque regard du côté de la vertu qu’ils ont quittée. Leur conscience se réveille de temps en temps ; je ne sais quoi leur dit dans le fond du cœur : Ô piété ! ô innocence ! ô sainteté du baptême ! ô pureté du christianisme ! Les sens l’emportent sur la conscience : ils boivent encore, et leurs forces se diminuent, et leur vue se trouble. Il leur reste néanmoins quelque connaissance et quelque souvenir de Dieu. Buvez, buvez, ô pécheurs ! buvez jusqu’à la dernière goutte, et avalez tout jusqu’à la lie. Mais que trouveront-ils dans ce fond ? « Un breuvage d’assoupissement, dit le saint prophète, qui achève de les enivrer, jusqu’à les priver de tout sentiment » : Usque ad fundum calicis soporis bibisti, et potasti usque ad fœces. Et voici un effet étrange : « Je les vois, poursuit Isaïe, tombés dans les coins des rues, si profondément assoupis, qu’ils semblent tout à fait morts » : Filii tui projecti sunt, dormierunt in capite omnium viarum. C’est l’image des grands pécheurs, qui, s’étant enivrés longtemps du vin de leurs passions et de leurs délices criminelles, perdent enfin toute connaissance de Dieu et tout sentiment de leur mal ; ils pèchent sans scrupule ; ils s’en souviennent sans douleur ; ils s’en confessent sans componction ; ils v retombent sans crainte ; ils y persévèrent sans inquiétude ; ils y meurent enfin sans repentance.

Ouvrez donc les yeux, ô pécheurs ! et connaissez l’état où vous êtes. Pendant que vous contentez vos mauvais désirs, vous buvez un long oubli de Dieu ; un sommeil mortel vous gagne, vos lumières s’éteignent, vos sens s’affaiblissent. Cependant il se fait contre vous, dans le cœur de Dieu, « un amas de haine et de colère » : Thesaurizas tibi iram, comme dit l’apôtre ; sa fureur longtemps retenue fera tout à coup un éclat terrible. Alors vous serez réveillés par un coup mortel, mais réveillés seulement pour sentir votre supplice intolérable. Prévenez un si grand malheur ; éveillez-vous, l’heure est venue : Hora est jam nos [de somno surgere]. Éveillez-vous pour écouter l’avertissement, de peur qu’on ne vous éveille pour écouter votre sentence. Ne tardez pas davantage : cette heure où je vous parle doit être, si vous êtes sages, l’heure de votre réveil. C’est ma seconde partie.

SECOND POINT[modifier]

Jésus-Christ commande à ses ministres de dénoncer à tous ceux qui diffèrent de jour en jour leur conversion qu’ils seront surpris infailliblement dans les pièges de la mort et de l’enfer ; et qu’à moins de veiller à toutes les heures, il viendra une heure imprévue qui ne [leur] laissera aucune ressource. Écoutez, non la parole des hommes, mais la parole de Jésus-Christ même, en saint Matthieu et en saint Luc : « Veillez parce que vous ne savez pas à quelle heure viendra votre Seigneur. Car sachez que si le père de famille était averti de l’heure à laquelle le voleur doit venir, sans doute il veillerait et ne laisserait pas percer sa maison. Vous donc aussi soyez toujours prêts, parce que le Fils de l’Homme viendra à l’heure que vous ne pensez pas. Qui est le serviteur fidèle et prudent que son maître a établi sur tous ses serviteurs, afin qu’il leur distribue dans le temps leur nourriture ? Heureux est ce serviteur, si son maître à son arrivée le trouve agissant de la sorte ! Je vous dis en vérité qu’il l’établira sur tous ses biens. Mais si ce serviteur est méchant, et qu’il dise en son cœur : Mon maître n’est pas prêt à venir, et qu’il commence à maltraiter ses compagnons, et à manger et à boire, et à s’enivrer : le maître de ce serviteur viendra au jour auquel il ne s’attend pas, et à l’heure qu’il ne sait pas, et il le séparera, et lui donnera le partage des infidèles et des hypocrites. C’est là qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents. »

Cette parabole de l’Évangile nous découvre en termes formels deux vérités importantes : la première, que Jésus-Christ a dessein de nous surprendre ; la seconde, que le seul moyen qu’il nous donne pour éviter la surprise, c’est de veiller sans relâche. Tel est le conseil de Dieu, et la sage économie que ce grand Père de famille a établie dans sa maison. Il a voulu avoir des serviteurs vigilants et perpétuellement attentifs. C’est pourquoi il a disposé de sorte le cours imperceptible du temps que nous ne sentons ni sa fuite ni les larcins qu’il nous fait ; en sorte que la dernière heure nous surprend toujours. Il faut ici nous représenter cette illusion trompeuse du temps, et la manière dont il se joue de notre faible imagination. Le temps, dit saint Augustin, est une faible imitation de l’éternité. Celle-ci est toujours la même : ce que le temps ne peut égaler par sa consistance, il tâche de l’imiter par la succession. S’il nous dérobe un jour, il en rend subtilement un autre semblable, qui nous empêche de regretter celui que nous venons de perdre. C’est ainsi que le temps nous joue et nous cache sa rapidité. C’est aussi peut-être en cela que consiste cette malice du temps dont l’apôtre nous avertit par ces mots : « Rachetez le temps, dit-il, parce que les jours sont mauvais », c’est-à-dire, trompeurs et malicieux. En effet, le temps nous trompe toujours ; parce qu’encore qu’il varie sans cesse, il montre presque toujours un même visage, et que l’année qui est écoulée semble ressusciter dans la suivante. Toutefois une longue suite nous découvre toute l’imposture. Les rides sur notre front, les cheveux gris, les infirmités ne nous font que trop remarquer quelle grande partie de notre être est déjà abîmée et engloutie. Mais dans de si grands changements le temps affecte toujours quelque imitation de l’éternité : car, comme c’est le propre de l’éternité de conserver les choses dans le même état, le temps, pour en approcher, ne nous dépouille que peu à peu, et nous mène aux extrémités opposées par une pente si douce et tellement insensible, que nous nous trouvons engagés au milieu des ombres de la mort, avant que d’avoir songé comme il faut à notre conversion. Ézéchias ne sent point écouler son âge, et dans la quarantième de ses années il croit qu’il ne fait que naître : Dum adhuc ordirer, succidit, me : « Il a coupé la trame de mes jours que je ne faisais que commencer. » Ainsi la malignité trompeuse du temps fait que nous tombons tout à coup, et sans y penser, entre les mains de la mort. Pour nous garantir de cette surprise, Jésus-Christ ne nous a laissé qu’un seul moyen dans la parabole de l’Évangile, c’est celui d’être toujours attentifs et vigilants : « Veillez, dit-il, sans cesse, parce que vous ne savez à quelle heure viendra le Seigneur. »

Ici l’on ne peut s’étonner assez de l’aveuglement des hommes, qui ne sont pas moins audacieux que le fut autrefois l’apôtre saint Pierre, lorsqu’il osa démentir la Vérité même. On ne lit point sans étonnement la témérité de ce disciple qui, lorsque Jésus-Christ lui dit nettement qu’il le reniera trois fois, ose lui répondre en face : « Non, je ne vous renierai pas. » Mais cessons de nous étonner de son audace qu’il a expiée par tant de larmes : étonnons-nous de nous-mêmes et de notre témérité insensée. Jésus-Christ nous a dit à tous en paroles claires ; Si vous ne veillez sans cesse, je vous surprendrai. Et nous osons lui répondre : Non, Seigneur, nous dormirons à notre aise ; cependant nous vous préviendrons de quelques moments, et une prompte confession nous sauvera de votre colère. Quoi ! le Fils de Dieu aura dit que la science des temps est l’un des secrets que son Père a réservés en sa puissance, et nous voudrons percer ce secret impénétrable, et fonder nos espérances sur un mystère si caché, et qui passe de si loin notre connaissance ! Quand Jésus-Christ viendra en sa majesté pour juger le monde, mille événements terribles précéderont, toute la nature se remuera devant sa face, et cependant l’univers, menacé de sa ruine totale par un si grand ébranlement, ne laissera pas d’être surpris. Il est écrit que ce dernier jour viendra comme un voleur ; et qu’il arrivera sur tous les hommes, comme un lacet où ils seront pris inopinément : tant la sagesse de Dieu est profonde à nous cacher ses conseils ! Et nous croirons pouvoir sentir et apercevoir la dissolution de ce corps fragile qui porte sa corruption en son propre sein ! Nous nous trompons, nous nous abusons, nous nous flattons nous-mêmes trop grossièrement. La mort ne viendra pas de loin avec grand bruit pour nous assaillir. Elle s’insinue avec la nourriture que nous prenons, avec l’air que nous respirons, avec les remèdes mêmes par lesquels nous tâchons de nous en défendre. Elle est dans [notre] sang et dans [nos] veines ; c’est là qu’elle a mis ses secrètes et inévitables embûches, dans la source même de la vie. C’est de là qu’elle sortira, tantôt soudaine, tantôt à la suite d’une maladie déclarée ; mais toujours surprenante, et trop peu prévue. L’expérience le fait assez voir ; et Jésus-Christ nous a dit dans son Évangile que Dieu l’a voulu de la sorte. C’est par un dessein prémédité « qu’il nous a caché notre dernier jour ; afin, dit saint Augustin, que nous prenions garde à tous les jours » : Latet ultimus dies, ut observentur omnes dies. Puisqu’il a entrepris de nous surprendre si nous ne veillons, serons-nous plus industrieux à le prévenir, qu’il ne sera prompt à frapper son coup ? Ou croyons-nous avoir contre lui d’autres précautions et d’autres moyens que celui qu’il nous a donné de veiller toujours ? Quelle folie ! quel aveuglement ! quel étourdissement d’esprit ! et quel nom donnerons-nous à une si haute extravagance ? Permettons néanmoins aux hommes, si vous le voulez, de goûter paisiblement le plaisir de vivre ; accordons que la jeunesse puisse se promettre de longs jours, et ne lui envions pas la triste espérance de vieillir. Pensez-vous qu’on doive fonder sa future conversion sur cette attente ? Détrompez-vous, chrétiens, et apprenez à vous mieux connaître. Telle est la nature de votre âme et de votre volonté, qu’elle ne peut, étant née libre, être forcée par ses objets, mais elle s’engage elle-même. Elle se fait comme des liens de fer et une espèce de nécessité par ses actes : c’est ce qui s’appelle l’habitude, dont je ne m’étendrai pas à vous décrire la violence trop connue et trop expérimentée. Je veux donc bien vous confesser qu’il y a une certaine ardeur des passions, et une force trop violente de la nature, que l’âge peut tempérer. Mais cette seconde nature qui se forme par l’habitude, mais cette nouvelle ardeur encore plus tyrannique qui naît de l’accoutumance, le temps ne fait que l’accroître et l’affermir davantage. Quelle folie de laisser fortifier un ennemi qu’on veut vaincre ! Ainsi nous nous trompons déplorablement, lorsque nous attendons du temps le remède à nos passions, que la raison nous présente en vain. Si nous n’acquérons par vertu et par un effort généreux la facilité de les vaincre, c’est une folie manifeste de croire que l’âge nous la donne. Et comme dit sagement l’Ecclésiastique, « la vieillesse ne trouvera pas ce que la jeunesse n’a pas amassé » : Quæ in juventute tua non congregasti, quomodo in senectute tua invenies ? Et il n’est pas nécessaire de rappeler ici de bien loin, ni les deux vieillards de Babylone, impudents calomniateurs de la pudique Susanne, ni la déplorable vieillesse de Salomon, autrefois sage. L’expérience du présent nous sauve le soin de rechercher les exemples des siècles passés. Jetez vous-mêmes les yeux sur vos proches, sur vos amis, sur tous ceux qui vous environnent ; vous ne verrez que trop tous les jours que les vices ne s’affaiblissent pas avec la nature, et que les inclinations ne se changent pas avec la couleur des cheveux. Au contraire, si nous laissons dominer la colère, la vieillesse, bien loin de la modérer, la tournera en aigreur par son chagrin. Et quand on donne tout au plaisir, on ne voit, dit saint Basile, dans l’âge plus avancé, que des idées trop présentes, des désirs trop jeunes et, pour ne rien dire de plus, des regrets qui renouvellent tous les crimes. Par conséquent ne différez pas, et éveillez-vous tout à l’heure : Hora est jam. Car quelle autre heure voulez-vous prendre ? En découvrez-vous quelqu’une qui soit plus commode ou plus favorable ? Vous qui, refusant à présent de vous convertir, dites que vous vous convertirez quelque jour, désabusez-vous : connaissez le secret de votre cœur, et entendez le ressort qui fait mouvoir une machine si délicate.

Je sais que vous êtes libre ; mais toutefois, pour vous exciter, il faut quelque raison qui vous persuade : et quelle raison plus pressante aurez-vous alors, que celle que je vous propose ? Y aura-t-il un autre Jésus-Christ, un autre Évangile, un autre paradis, un autre enfer ? Que verrez-vous de nouveau qui soit capable de vous ébranler ? Pourquoi donc résistez-vous maintenant ? Pourquoi donc voulez-vous vous imaginer que vous céderez plus facilement en un autre temps ? D’où viendra cette nouvelle force à la vérité, ou cette nouvelle docilité à votre esprit ? Quand cette passion qui vous domine à présent, quand ce secret tyran de votre cœur aura quitté l’empire qu’il a usurpé, vous n’en serez pour cela ni plus dégagé, ni plus maître de vous-même. Si vous ne veillez sur vos actions, il ne fera que céder la place à un autre vice, au lieu de la remettre au légitime Seigneur, qui est Dieu. Il y laissera, pour ainsi dire, un successeur de sa race, enfant comme lui de la même convoitise ; je veux dire, les péchés se succéderont les uns aux autres, et si vous ne faites quelque grand effort pour interrompre la suite de cette succession malheureuse, qui ne voit que d’erreur en erreur, et de délai en délai, elle vous mènera jusqu’au tombeau ? Connaissez donc que tous ces délais ne sont qu’un amusement manifeste, et qu’il n’y a rien de plus insensé que d’attendre la victoire de nos passions du temps qui les fortifie.

Mais je n’ai pas dit encore ce que les pécheurs endormis ont le plus à craindre. Pour eux ils n’appréhendent que la mort subite ; et comme ils veulent se persuader, malgré l’expérience et tous les exemples, que leur vigueur présente les en garantit, ils découvrent toujours du temps devant eux. Mortels téméraires et peu prévoyants, qui croyons que la justice divine n’a qu’un moyen de nous perdre ! Non, mes frères, ne le croyez pas. Nous sommes souvent condamnés et souvent punis terriblement, avant que la vengeance se déclare, avant même que nous la sentions. On ne dit pas toujours aux criminels la misère de leur triste état ; souvent on les voit pleins de confiance, pendant que leur mort est résolue. Leur sentence n’est pas prononcée mais elle est déjà écrite dans l’esprit des juges. Tel s’est trouvé perdu à la cour et entièrement exclu des grâces, dont le crédit subsistait apparemment. Si la justice des hommes a ses secrets et ses mystères, la justice divine n’aura-t-elle pas aussi les siens ? Oui, sans doute, et bien plus terribles. Mais il faut l’établir par les Écritures. Écoutez donc ce qui est écrit au Deutéronome : « Sachez que le Seigneur votre Dieu punit incontinent ceux qui le haïssent, et ne diffère pas à les perdre, leur rendant dans le moment même ce qu’ils méritent » : Reddens odientibus se statim…, ut disperdat eos, et ultra non differat, protinus eis restituens quod merentur. Pesez ces mots : incontinent, sans différer, dans le moment même. Est-il vrai que Dieu punisse toujours de la sorte ? Il n’est pas vrai, si nous regardons la vengeance qui éclate : il est vrai, si nous regardons les peines cachées que Dieu envoie à ses ennemis ; peines si grandes et si terribles, que je vous ai démontrées dans ma première partie. Celui qui pèche est puni sans retardement ; parce que la grâce se retire dans le moment même ; parce que sa foi diminue ; qu’un péché en attire un autre, et qu’on tombe toujours plus facilement après qu’on est affaibli par une première chute. Telles sont les peines affreuses qui suivent le crime dans l’instant qu’il est commis. C’est que ces hommes corrompus perdent toute crainte de Dieu, c’est-à-dire tout le frein de leur licence ; ces femmes achèvent de perdre tout ce qui leur reste de modestie, c’est-à-dire tout l’ornement de leur sexe ; enfin le crime n’a plus pour nous une face étrange qui nous épouvante ; mais il est devenu malheureusement familier et n’étonne plus notre âme endurcie. N’appelez-vous pas cela un grand supplice ? Quoi ! dit le grand saint Augustin, si lorsque nous péchons, nous étions frappés d’une soudaine maladie, si nous perdions la vue, si nos forces nous abandonnaient, nous croirions que Dieu nous punit, et nous aurions un saint empressement d’apaiser sa juste fureur par une prompte pénitence. Ce n’est pas la vue corporelle, mais c’est la lumière de l’âme qui s’éteint en nous : ce n’est pas cette santé fragile que nous perdons ; mais Dieu nous livre à nos passions, qui sont nos maladies les plus dangereuses. Nous ne voyons plus, nous ne goûtons plus les vérités de la foi. Aveugles et endurcis, nous tombons dans un assoupissement et dans une insensibilité mortelle ; et pendant que Dieu nous y abandonne par une juste punition, nous ne sentons pas sa main vengeresse, et nous croyons qu’il nous pardonne et qu’il nous épargne. Que nous sert de vivre et de subsister aux yeux des hommes, si cependant nous sommes morts, perdus devant Dieu et devant ses anges ? Nomen habes quod vivas, et mortuus es : « On vous appelle vivant ; mais en effet vous êtes mort. » Pour faire mourir un arbre, il n’est pas toujours nécessaire qu’on le déracine. Voyez ce grand chêne desséché qui ne pousse plus, qui ne fleurit plus, qui n’a plus de glands ni de feuilles ; il a la mort dans le sein et dans la racine ; il n’en est pas moins ferme sur son tronc ; il n’en étend pas moins ses vastes rameaux. Chrétien, dont le cœur est endurci, voilà ton image. Bois aride, Dieu n’a pas encore frappé ta racine et ne t’a pas précipité de ton haut pour te jeter dans le feu ; mais il a retiré l’esprit de vie.

Craignez donc, pécheurs endormis, craignez le dernier endurcissement. Éveillons-nous, il est temps. Pourquoi endurcissez-vous vos cœurs comme Pharaon ? Éveillez-vous sans délai, puisque chaque délai aggrave vos peines. Car attendez-vous à vous éveiller que vous soyez retourné parmi vos plaisirs ? Et quand faut-il que le chrétien veille, sinon quand Jésus-Christ parle ? Faites réflexion sur vous-mêmes : pensez-vous être bien loin de cette mortelle léthargie, de cet endurcissement funeste, dont vous êtes menacés si terriblement par tant d’oracles de l’Écriture ? Songez à vos premières chutes : votre cœur vous frappait alors : Percussit [autem] cor David eum. Vos remords étaient plus vifs et vos retours à Dieu plus fréquents. Vous périssiez, mais souvent vous versiez des larmes sur votre perte, et vos tristes funérailles étaient du moins honorées de quelque deuil. Maintenant vous paraissez confirmés dans votre crime : les saints avertissements ne vous touchent plus : les sacrements vous sont inutiles. Craignez enfin, chrétiens, que Dieu ne vous livre au sens réprouvé, et que votre âme ne devienne un vaisseau cassé et rompu qui ne puisse plus contenir la grâce. C’est de quoi sont menacés par le Saint-Esprit ceux qui profanent les sacrements par leurs rechutes, et qui entretiennent leurs mauvais désirs par leur complaisance. « Je les briserai, dit le Seigneur, comme un pot de terre, et les réduirai tellement en poudre qu’il ne restera pas le moindre fragment, sur lequel on puisse porter une étincelle de feu, ou puiser une goutte d’eau. » Étrange état de cette âme cassée et rompue ! Elle s’approche du sacrement de pénitence et de ce fleuve de grâce qui en découle, il ne lui en demeure pas une goutte d’eau. Elle écoute de saints discours qui seraient capables d’embraser les cœurs : elle n’en rapporte pas la moindre étincelle. C’est un vaisseau tout à fait brisé et rompu ; et si elle ne fait un dernier effort pour rappeler l’esprit de la grâce et pour exciter la foi endormie, elle périra sans ressource.

Ah ! mes frères, j’espère de vous de meilleures choses, encore que je parle ainsi. Quoi ! ma parole est-elle inutile ? L’esprit de mon Dieu n’agit-il pas ? ne se remue-t-il pas quelque chose au fond de vos cœurs ? Ah ! s’il est ainsi, vous vivez et votre santé n’est pas déplorée. Ne perdons pas ce moment de force ; donnez des regrets, donnez des soupirs ; ce sont les signes de vie que le céleste médecin vous demande. Après, laissez agir sa main charitable. « Car pourquoi voulez-vous périr ? Je ne veux point la mort de celui qui meurt : convertissez-vous et vivez, dit le Seigneur tout-puissant. » Et quare moriemini, domus Israël ? quia nolo mortem morientis, [dicit Dominus Deus], revertimini et vivite.

Mais je n’ai rien fait, chrétiens, d’avoir peut-être un peu excité votre attention au soin de votre salut, par la parole de Jésus-Christ et de l’Évangile, si je ne vous persuade de vous occuper souvent de cette pensée. Toutefois, ce n’est pas l’ouvrage d’un homme mortel de mettre dans l’esprit des autres ces vérités importantes : c’est à Dieu de les y graver. Et comme je n’ai rien fait aujourd’hui que vous réciter ses saintes paroles, je produirai encore en finissant ce qu’il a prononcé de sa propre bouche, chapitre vi, Deutéronome : « Écoutez, Israël. Le Seigneur votre Dieu est le seul Seigneur. Vous l’aimerez de tout votre cœur, de toute votre âme et de toute votre force. Mettez dans votre cœur mes paroles et les lois que je vous donne aujourd’hui ; racontez-les à vos enfants et méditez-les en vous-même, soit que vous soyez assis dans votre maison, soit que vous marchiez dans le chemin, en vous couchant et en vous levant, qu’elles vous soient toujours présentes ; que mes préceptes roulent sans cesse devant vos yeux, en sorte que vous ne les perdiez jamais de vue. » Movebuntur inter oculos tuos : non comme un objet mort qui n’émeut pas, mais comme un objet mouvant qui éveille les sens. Telle est la loi inviolable des anciens. Pesez-en toutes les paroles. Elle leur commande d’avoir Dieu et ses saints commandements dans le cœur ; d’en parler souvent afin d’en rafraîchir la mémoire ; d’y avoir toujours un secret retour, de ne s’en éloigner point parmi les affaires, et néanmoins de prendre un temps pour y penser à repos dans son cabinet avec une application particulière ; de s’éveiller et de s’endormir dans cette pensée, afin que, notre ennemi étant toujours attentif à nous surprendre, nous soyons toujours en garde contre ses embûches. Ne me dites pas que cette attention n’est d’usage que pour les cloîtres et pour la vie retirée. Ce précepte formel a été écrit pour tout le peuple de Dieu. Les juifs, tout charnels et grossiers qu’ils sont, reconnaissent encore aujourd’hui que cette obligation indispensable leur est imposée. Si nous prétendons, chrétiens, que ce précepte ait moins de force dans la loi de grâce, et que les chrétiens soient moins obligés à cette attention que les juifs, nous déshonorons le christianisme, et faisons honte à Jésus-Christ et à l’Évangile. Le faux prophète des Arabes, dont le paradis est tout sensuel, et dont toute la religion n’est que politique, n’a pas laissé de prescrire à ses malheureux sectateurs d’adorer cinq fois le jour ; et vous voyez combien ils sont ponctuels à cette observance. Les chrétiens se croiront-ils dispensés de penser à Dieu, parce qu’on ne leur a point marqué des heures précises ? C’est qu’ils doivent veiller et prier toujours. Le chrétien doit veiller et prier sans cesse et vivre toujours attentif à son salut éternel. Ne pensez pas que cette pratique vous soit impossible ; le passage que j’ai récité vous en donne un infaillible moyen. Si Dieu ordonne aux Israélites de s’occuper perpétuellement de ses saints préceptes, il leur ordonne auparavant de l’aimer et de prendre à cœur son service. Aimez, dit-il, le Seigneur, et mettez en votre cœur ses saintes paroles. Tout ce que nous avons à cœur nous revient assez de soi-même, sans forcer notre attention, sans tourmenter notre esprit et notre mémoire. Demandez à une mère s’il faut la faire souvenir de son fils unique. Faut-il vous avertir de songer à votre fortune et à vos affaires ? Lorsqu’il semble que votre esprit soit ailleurs, n’êtes-vous pas toujours vigilants et toujours trop vifs et secrètement attentifs sur cette matière, sur laquelle le moindre mot vous éveille ? Si vous pouviez prendre à cœur votre salut éternel et vous faire une fois une grande affaire de celle qui devrait être la seule, nos salutaires avertissements ne vous seraient pis un supplice, et vous penseriez de vous-mêmes mille fois le jour à un intérêt de cette importance. Mais, certes, ni nous n’aimons Dieu, ni nous ne songeons à nous-mêmes, et ne sommes chrétiens que de nom. Excitons-nous enfin, et prenons à cœur notre éternité.

Grand roi, qui surpassez de si loin tant d’augustes prédécesseurs, que nous voyons infatigablement occupé aux grandes affaires de votre État qui embrassent les affaires de toute l’Europe ; je propose à ce grand génie un ouvrage plus important et un objet bien plus digne de son attention : c’est le service de Dieu et votre salut. Car, Sire, que vous servira d’avoir porté à un si haut point la gloire de votre France, de l’avoir rendue si puissante par mer et par terre, et d’avoir fait, par vos armes et par vos conseils, que le plus célèbre, le plus ancien, le plus noble royaume de l’univers soit aussi en toutes manières le plus redoutable ; si, après avoir rempli tout le monde de votre nom et toutes les histoires de vos faits, vous ne travaillez à des œuvres qui soient comptées devant Dieu et qui méritent d’être écrites au livre de vie ? Votre Majesté n’a-t-elle pas vu dans l’évangile de ce jour l’étonnement du monde alarmé dans l’attente du jour effroyable où Jésus-Christ paraîtra en sa majesté ? Si les astres, si les éléments, si ces grands ouvrages, que Dieu semble avoir voulu bâtir si solidement pour les faire durer toujours, sont menacés de leur ruine, que deviendront les ouvrages qu’auront élevés des mains mortelles ? Ne voyez-vous pas ce feu dévorant qui précède la face du juge terrible, qui abolira en un même jour et les villes, et les forteresses, et les citadelles, et les palais, et les maisons de plaisance, et les arsenaux, et les marbres, et les inscriptions, et les titres, et les histoires, et ne fera qu’un grand feu et peu après qu’un amas de cendre de tous les monuments des rois ? Peut-on s’imaginer de la grandeur en ce qui ne sera un jour que de la poussière ? Il faut remplir d’autres fastes et d’autres annales.

Dieu, messieurs, fait un journal de notre vie ; une main divine écrit ce que nous avons fait et ce que nous avons manqué de faire. Notre histoire nous sera un jour représentée et sera représentée à tout l’univers. Songeons donc à la faire belle. Effaçons par la pénitence ce qui nous y couvrirait de confusion et de honte. Éveillons-nous, l’heure est venue. Les raisons de nous presser deviennent tous les jours plus fortes : la mort avance, le péché gagne, l’endurcissement s’accroît ; tous les moments fortifient le discours que je vous ai fait, et il sera plus pressant encore demain qu’aujourd’hui. L’apôtre le dit à la suite de mon texte : Propior est nostra salus. « Notre salut est tous les jours plus proche. » Si notre salut s’approche, notre damnation s’approche aussi ; l’un et l’autre marchent d’un pas égal. Car « comment échapperons-nous, dit le même apôtre, si nous négligeons un tel salut ? » Quomodo nos effugiemus si tantam neglexerimus salutem ? Faisons donc notre salut, puisque Dieu nous envoie un tel Sauveur : Jésus-Christ va venir au monde « plein de grâce et de vérité « ; soyons fidèles à sa grâce et attentifs à sa vérité, afin que nous participions à sa gloire. Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit.

Quelques-unes des principales oraisons funèbres prononcées par Bossuet achèveront splendidement ce volume, presque exclusivement consacré à la carrière oratoire de ce grand homme. À l’oraison funèbre de Henriette de France et à celle de Henriette d’Angleterre, qui par leur date (1669, 1670) appartiennent de droit au présent volume, nous avons cru devoir ajouter celles qui, dans l’ordre chronologique, viennent plus tard. Encore devinons-nous faire un choix et, fidèles à une sorte de classement séculaire, nous arrêter de préférence aux deux premiers et au dernier de ces discours (les deux Henriette et le grand Condé). Ce n’est pas que ce classement n’ait une part d’arbitraire, des amateurs du goût le plus fin donnant leur préférence à l’oraison funèbre de la princesse Palatine. Mais le moyen de tout citer d’une œuvre aussi riche ?

Dans une édition scolaire des oraisons funèbres, qui est ou qui devrait être entre les mains de tous les lettrés, Jacquinet a fort bien défini l’idée que Bossuet se faisait de ce genre que, du reste, il aimait peu. « Bossuet, dit-il, vers la fin de sa glorieuse carrière de prédicateur (1669) prend possession avec éclat de l’oraison funèbre : elle se renouvelle, ou plutôt devient tout autre sous sa main : forme et fond, tout est changé. Si l’orateur consent à glorifier dans la chaire le souvenir d’une créature mortelle, ce n’est là qu’une partie de sa tâche, et ce n’est pas, tant s’en faut, la principale… Enseigner, instruire, faire pénétrer, à l’occasion d’un éloge, une grande leçon au cœur d’un auditoire chrétien ; mettre dans tout son jour, au milieu d’une solennité funèbre, une de ces hautes vérités religieuses sur la vie, sur la mort, sur les destinées éternelles de l’âme, qui jamais n’ont plus de chance d’être écoutées qu’en présence d’un tombeau, telle est l’œuvre que surtout et avant tout il veut accomplir. L’orateur et le prêtre se confondent dans un même effort. »

Même conçue de la sorte, on ne peut, sans une injustice assez puérile, demander à l’oraison funèbre « ni la complète impartialité de l’histoire proprement dite, ni la minutieuse ressemblance du portrait ». « C’est un éloge, dit encore Jacquinet, mais un éloge donné après une attentive et pénétrante étude du modèle ; pris sur le vif en quelque sorte ; expressif et caractéristique autant que méritoire et grâce à cette mesure même ; constamment digne et probe ; vrai enfin, et là où il cesse d’être vrai d’exactitude, vrai encore de sincérité et de bonne foi. »

  1. Nous avons le manuscrit.