Sermons choisis de Sterne/01

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 51-63).


LE BONHEUR.


SERMON PREMIER.


« Il en est qui disent : qui nous montrera les biens que nous désirons ? Seigneur, tu as empreint sur nous un des rayons de ton visage. » Pseaume 4, ℣. 5 et 6.


L’objet de la poursuite de l’homme est le bonheur. C’est le premier et le plus ardent de ses désirs. Dans toutes les positions de sa vie il le cherche comme un trésor caché ; il le poursuit sous mille formes diverses. Mille fois trompé, il persiste encore ; court, arrête tous ceux qui se rencontrent sur ses pas, et leur demande : oh ! qui de vous me montrera le bien que je désire ? qui me guidera dans cette recherche ? qui me conduira vers le but de tous mes vœux ?

L’un lui dit de le chercher parmi les plaisirs de la jeunesse, dans ces scènes vives et joyeuses, où le bonheur préside toujours, et où il le reconnoîtra sans peine au rire et à la joie qu’il verra éclater dans tous les yeux.

Un second, d’un aspect plus grave, lui désigne ces palais coûteux, bâtis par l’orgueil et la folie, il lui apprend que l’objet de ses recherches y fait son séjour, que le bonheur y vit en société avec les grands, au milieu de la pompe et du luxe, qu’il le reconnoîtra à la variété de ses livrées, et à la magnificence des meubles et des équipages dont il est environné.

L’avare sourit en secret à ce discours ; il lève les yeux au ciel et le bénit. S’étonnant qu’on veuille égarer ainsi volontairement le malheureux voyageur et le jeter dans un vain tourbillon, il le tire à part. Là, il lui apprend que le bonheur n’habita jamais avec l’extravagance, mais qu’il se plaît sous le toit frugal du sage qui connoît le prix de l’argent, et qui sait le ramasser pour une occasion imprévue ; que ce n’est pas l’or prostitué devant les passions qui constitue la félicité, mais plutôt sa parcimonie, le plus bel attribut de l’idole devant qui brûle chaque jour l’encens des hommes prosternés.

L’épicurien rectifie cette erreur en le jetant, s’il est possible, dans une erreur plus grande. S’étant convaincu qu’il n’existe d’autre bonheur que celui des sens, il y rappelle le voyageur, et lui dit : Vainement tu le chercheras ailleurs qu’où l’a mis la nature, dans la satisfaction des goûts qu’elle a créés. Si mon opinion t’est suspecte, appelles-en à ce roi sage qui nous a assurés qu’il n’y a rien de meilleur dans la vie que manger, boire, et se réjouir dans ses œuvres.

L’ambition l’arrête comme il va éprouver cette doctrine facile, le prend par la main, et le conduit dans le monde. Elle lui montre les royaumes de la terre et leur gloire ; elle lui révèle les divers moyens d’augmenter sa fortune, et de s’élever aux honneurs. Elle étale à ses yeux les charmes enchanteurs du pouvoir, et lui demande s’il existe sur la terre un bonheur égal à celui d’être caressé, flatté, courtisé, suivi.

La philosophie enfin le trouve courant rapidement et avec fracas dans sa carrière bruyante ; elle le saisit et lui remontre, que s’il cherche le bonheur, il est bien loin de la voie qui y conduit ; que le dieu, depuis long-temps exilé du tumulte des cours, a choisi une solitude éloignée du commerce des hommes, et que s’il veut le trouver, il doit, laissant les intrigues, rétrograder vers une retraite paisible, où des amusemens simples et des livres instructifs ont fixé la félicité.

Tel est le cercle que l’homme parcourt. Après des essais infructueux, il s’assied enfin triste et fatigué, désespérant de voir jamais ses vœux s’accomplir, ne sachant, après tant de disgrâces, à qui se confier, incertain à quoi il en attribuera la faute, à l’insuffisance de la nature, ou à celle des jouissances du siècle.

En cet état de perplexité, errans sans détermination, et ne pouvant retrouver un refuge en nous-mêmes, abusés, déçus par ceux qui vouloient nous montrer le bonheur : Seigneur, dit le psalmiste, jettes un regard sur nous, éclaires d’en-haut avec un rayon de ta grâce et de ta sagesse la nuit dans laquelle nous vagons, et conduis-nous. Grand Dieu ! ne nous laisse pas sans guide dans cette région ténébreuse où nous cherchons la félicité, éclaire nos yeux, qu’ils ne s’endorment pas du sommeil de la mort ; ouvres-nous les trésors de ta parole et de la religion ; fais-nous connoître le plaisir qu’on trouve à te craindre et à t’aimer ; et conduis-nous à ce hâvre auquel nous aspirons, à ce hâvre des vrais plaisirs, qui doivent satisfaire non-seulement nos désirs momentanés, mais encore nos vœux les plus illimités.

Ce discours se réduit naturellement aux deux points qui partagent notre texte. Qui nous montrera le bonheur ? tel est le premier ; il nous a inspiré quelques réflexions sur les moyens que nous prenons pour atteindre au bonheur, et sur les plans que sa recherche nous fait tracer.

Cet examen nous a conduit à la source, au vrai secret du bonheur. Il est dans le second verset : Seigneur, tu as fait luire sur nous un rayon de ton visage. Non, mes frères, il n’est point de félicité sans la religion, la vertu et l’assistance divine dans la carrière de la vie.

Parlons encore un moment des folies des hommes, et de leur égarement perpétuel.

Il n’est pas de sujet plus épuisé par les déclamations que celui de l’insuffisance de nos plaisirs. Il n’est aucun épicurien réformé depuis le siècle de Salomon jusqu’à nous qui n’ait fait, dans ses momens de repentir et de disgrâces, quelques réflexions douloureuses sur le vide des plaisirs de ce monde, et sur la vanité des vanités que les hommes poursuivent : mais vainement ils ont donné des leçons utiles, on les a toujours regardés, ou comme des gourmands blâsés et sans appétit, inhabiles à goûter les plaisirs de la vie, ou comme des solitaires mélancoliques et misantropes, qui n’ayant jamais su les goûter sont peu propres à les juger.

Est-il merveilleux, par conséquent, que la plus grande partie de ces réflexions, quelque justes qu’elles soient, n’ait fait qu’une impression légère, tandis que l’imagination étoit déjà échauffée par le désir ardent du bonheur ? les plus belles méditations sur la vanité du monde arrêtent si rarement l’homme passionné ! rarement elles opèrent en lui la moitié de la conviction que lui donneront un jour la possession constante et uniforme de l’objet désiré, l’expérience qu’il acquerra, et les observations dont l’exemple des autres enrichira sa propre expérience.

Tâchons de conduire les hommes vers cette issue qu’ils doivent un jour connoître ; et au lieu de nous abandonner à des argumens usés, et à des proverbes sans cesse récités, recourons aux faits. Si nous prouvons que les actions des hommes attestent l’insuffisance de leur plaire, nous aurons mieux établi la vérité de cette partie de notre discours, que ne l’établiroient les argumens spéculatifs de la plus subtile métaphysique.

Eh bien ! si nous jetons un coup-d’œil sur la vie de l’homme, depuis l’âge de la raison jusqu’à celui où elle cède à la décrépitude, nous le trouverons engagé, entraîné dans une telle série d’idées et de désirs, que nous pourrons dire de lui : « la plante de ses pieds n’a pas trouvé une place à se reposer un seul instant. »

Au moment où, débarrassé de ses tuteurs et de ses gouverneurs, il est abandonné à lui-même, et mis sur le chemin du monde, ses premières idées se remplissent naturellement du bonheur qu’il va rencontrer ; elles lui sont suggérées par le spectacle des plaisirs où se laissent entraîner ses compagnons et ses égaux.

Voyez comme son imagination court à la suite du premier feu follet qui flatte ses désirs. Observez les impressions différentes que font sur ses sens la musique, les arts, la parure, la beauté ; comment son esprit léger voltige après les plaisirs : vous diriez qu’il n’en sera jamais rassasié.

Laissons-le quelques années à lui-même, jusqu’à ce que la pointe de son appétit se soit émoussée, et vous allez bientôt ne plus le reconnoître. Engagé dans le tourbillon des affaires, flatté de passer pour un homme d’importance, mettant son bonheur à la réussite de mille projets, pourvoyant enfin à la fortune de ses enfans et des enfans de ses enfans, il vous dira alors que les plaisirs de la jeunesse ne sont faits que pour ceux qui ne savent disposer ni du temps ni d’eux-mêmes ; que quelque brillans qu’ils paroissent à l’homme sans expérience, ils sont si éloignés de l’idée qu’on se fait du bonheur, que c’est beaucoup de leur échapper sans chagrins ; qu’ils laissent derrière eux les suites les plus fâcheuses, et que d’ailleurs il est pénible pour un homme sage d’être sans cesse enfermé dans un cercle importun, duquel il ne peut s’élancer quand il veut. Il vous dira qu’un homme à caractère doit soigner ses enfans veiller à leur intérêt, les placer au-delà du terme des besoins et de la dépendance ; que s’il est quelque félicité sur la terre, elle consiste dans l’accomplissement de ces conditions, et que si Dieu bénissoit ses efforts, il seroit le plus heureux parmi les fils des hommes.

Plein de cette conviction, l’esclave se courbe et se remet au travail. Il court, achète, vend, échange, se lève avec l’aurore, prend à peine un instant de repos, et mange le pain de la sollicitude jusqu’à ce qu’il ait atteint, outrepassé même le but de ses peines. Eh bien ! quand il y touche, s’il veut être sincère, il conviendra aisément que la réalité est au-dessous de la peinture coloriée par son imagination ; que couché sur cet amas de richesses, il ne dort pas plus profondément, ne veille pas plus joyeusement, et qu’en un mot, il n’a ni moins de soucis, ni moins d’anxiétés, qu’au moment de son départ pour le temple de la fortune.

Peut-être, me direz-vous, ne lui manque-t-il que quelque dignité, ou quelque titre magnifique ; peut-être s’écrie-t-il en lui-même, oh ! si je pouvois y parvenir, grand Dieu que je serois heureux ! ce seroit la même chose. Cette dignité, ce titre qui couronneroient sa tête de splendeur, n’ajouteroient pas une coudée à sa félicité. Ce qu’il désire repose sur son imagination légère ; à mesure qu’il a couru vers son objet, le fantôme a volé, a fui devant lui ; et pour me servir d’une comparaison familière, on a beau hâter son char, les roues sont toujours à une égale distance entre elles.

Mais si je me suis perpétuellement abusé dans les voies du bonheur en amassant des richesses, voyons si je ne le trouverai pas en les dépensant. Oui, je vais entreprendre de grands ouvrages, élever des palais, construire des jardins, planter des vignes, conduire des eaux. Je vais assembler des esclaves, des domestiques, des artisans, des artistes, et présider à leurs travaux. Abandonnant ainsi ses projets utiles, l’homme s’éloigne du commerce des gens d’affaires, et réalise sa fortune ; il va la dépenser. Le voilà en conséquence abbatant et réédifiant, achetant des statues et des tableaux, déracinant ici pour replanter là, applanissant les montagnes et comblant les vallées, changeant le lit des rivières en plaines fertiles, et les plaines en rivières : il dit à celui-ci marche, et il marche ; il dit à cet autre fais cela, et il le fait ; tout ce que son esprit conçoit, son or l’exécute. Quand ses plans seront réalisés, il touchera sans doute à l’accomplissement de ses désirs, il atteindra le sommet du bonheur humain. Ah ! je vous répondrai pour lui, qu’il a outrepassé les bornes d’un simple amusement, que les plaisirs ont été bien souvent mêlés de chagrins, et que le repentir arrache de sa bouche le même aveu qui échappa à Salomon, quand il dit : J’ai regardé autour de moi les travaux que mes mains ont accomplis, et j’ai vu que tout étoit vanité et vexation d’esprit, il ne m’en reste aucun avantage sous le soleil.

Il se peut encore qu’il ait été plus loin qu’il ne se l’étoit proposé, qu’il se soit laissé entraîner à des dépenses ruineuses, et qu’il ne lui reste d’autre expérience à faire que celle de l’avarice ; point d’autre bonheur que celui de ramasser une seconde fois sordidement, et de resserrer avec inquiétude ce qu’il a dépensé sans discernement.

Dans le dernier acte de la vie, voyez le vieillard tremblotant ; enfermé, séparé du monde entier, tombant insensiblement dans le mépris, employant des jours sans plaisirs, et des nuits sans sommeil à la poursuite d’un objet dont son cœur rétréci ne jouira jamais. Écoutons-le murmurer, en pâlissant sur son trésor, de ce que ses yeux ne seront jamais rassasiés, ou dire en soupirant : Hélas ! pour qui travaillé-je ! pour qui me privé-je du repos ?

Je viens d’esquisser la peinture des maux de la vie humaine, et de la manière dont le bonheur échappe à nos embrassemens. À Dieu ne plaise cependant que je nie la réalité des plaisirs, moi qui n’ai pas nié celle des peines. Mon dessein est seulement de faire connoître la différence qu’il y a entre les plaisirs et le bonheur. La félicité ne peut pas exister sans plaisirs, mais la proposition inverse n’est pas véritable, et nous sommes créés de telle façon, que voyant passer devant nos yeux cette multiplicité d’objets qui les fascinent, nous en saisissons quelques-uns, et nous manquons tous les autres, sans jamais jouir de la plénitude du bonheur, et de cette température égale qui le constitue.

Il ne se trouve que dans la religion, la conscience et la vertu, et l’espoir d’une autre vie. Cet espoir enrichit tous nos projets sans nous faire craindre aucune disgrâce : il est fondé sur un rocher dont la base est aussi profonde que celle du ciel et de l’enfer. Quelques-uns parmi nous, dans le pèlerinage de la vie, ont été assez heureux pour trouver sur leur chemin une fontaine limpide qui a étanché, pour un moment, la soif ardente du bonheur ; mais notre Sauveur qui connoissoit si bien le monde, quoiqu’il n’en jouit pas, nous apprend que quiconque boira de cette eau sera encore altéré ; l’expérience nous atteste cette vérité, la raison nous la confirme à jamais, et Salomon devient encore l’exemple des hommes.

Jamais alchimiste pâle et desséché ne chercha avec plus de travaux et d’ardeur la pierre qui devoit l’enrichir que ce grand homme, le bonheur. Il étoit un des plus savans observateurs de la nature, il avoit en lui tous les pouvoirs et toutes les instructions, et cependant après mille spéculations vaines, nous l’entendons affirmer qu’il n’avoit pu extraire le bonheur du creuset de ses expériences, et que tout s’étoit échappé en fumée ou en vanité.

Que celui qui veut le trouver ne le cherche désormais que dans la crainte de Dieu, et l’observation de ses commandemens. Ainsi soit-il.