Sermons choisis de Sterne/07

La bibliothèque libre.
Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 146-157).


LE PHARISIEN
ET
LE PUBLICAIN.


SERMON VII.


« En vérité je vous dis que cet homme retourne dans sa maison plus justifié que l’autre. » Saint-Luc XVIII. 14.


Ces paroles sont le jugement que notre Seigneur porta sur la conduite et le degré de mérite de deux hommes, le pharisien et le publicain. Il les représente dans cette parabole entrant dans le temple pour prier. La manière dont ils s’acquittent de ce devoir solennel doit être considérée dans la prière même qu’ils adressent à Dieu.

Le pharisien, au lieu de s’humilier devant la majesté vénérable de ce Dieu tout-puissant, le remercie d’un air de triomphe et de suffisance, de ce qu’il ne l’a pas créé semblable aux autres, tortionnaire, adultère, injuste comme ce publicain. Celui-ci est représenté loin du sanctuaire, le cœur touché et plein d’humilité ; il est convaincu du sentiment de son indignité, sa bouche n’ose pas s’ouvrir, mais son cœur murmure tout bas, ô Dieu ! aye pitié d’un pécheur. Cet homme, ajoute le Sauveur, retourne chez lui plus justifié que l’autre.

Quoique la justice de cette décision frappe au premier coup-d’œil, il ne sera pas inutile d’examiner plus particulièrement les raisons sur lesquelles elle est fondée, non-seulement parce que cet examen doit mettre en évidence la droiture de ce jugement ; mais encore parce que le sujet doit me conduire à des réflexions convenables à ce saint temps de carême.

Le pharisien appartenoit à une secte qui, dans le siècle de Jésus-Christ, par son austérité, ses aumônes publiques, et ses prétentions à la piété plus affichées que celles des autres, avoit graduellement usurpé du crédit et de la réputation parmi le peuple. Comme la foule est aisément surprise par les apparences, le caractère des pharisiens étoit parfaitement formé pour opérer de telles surprises. Si vous le regardiez extérieurement, il vous sembloit modelé sur le patron de la bonté et de la perfection ; c’étoit une sainteté de vie peu commune, accompagnée d’une sévérité théâtrale dans les manières, de prodigalités fréquentes aux pauvres ; beaucoup d’actes de religion, beaucoup d’application à l’observance de la loi, beaucoup d’abstinences, beaucoup de prières.

Il est pénible de suspecter de pareilles apparences ; nous n’aurions pas osé le faire si notre Sauveur lui-même ne nous eût tracé en deux mots ce caractère, en nous disant, ce sont des sépulcres blanchis ; ils sont magnifiques au dehors, l’art les a enrichis de tout ce qui peut attirer les regards ; mais fouillez-les, vous les trouverez remplis de corruption, et de tout ce qui peut choquer et dégoûter les curieux. Cette affectation de piété, cette régularité extraordinaire peuvent en imposer ; mais au-dedans tout est irrégulier ; ces prétentions qui semblent promettre quelque chose, sont ternies par un penchant secret aux passions les plus viles, l’orgueil de la spiritualité, le pire des orgueils, l’hypocrisie, l’amour-propre, l’avarice, l’extorsion, la cruauté, la vengeance. Quelle pitié ! que le nom sacré de la religion soit emprunté pour couvrir une telle série de vices, et que le visage charmant de la vertu soit ainsi défiguré, qu’il soit suspecté, parce que des méchans adroits s’en sont quelquefois parés. Le pharisien n’avoit aucun de ces scrupules ; la prière qu’il fit au temple nous peint l’homme ; elle montre avec quelles dispositions il alloit adorer au temple.

« Grand Dieu je te remercie de ce que tu m’as formé d’une autre argile que les gens de mon espèce. Tu les as créés fragiles et vains, et ils deviennent par choix corrompus, et méchans.

» Moi ! tu m’as formé sur un modèle bien différent, et tu as infusé en moi une partie de ton esprit. Vois, je suis élevé au-dessus des tentations et des désirs auxquels la chair est sujette. Je te remercie de m’avoir fait tel, et de ce que je ne suis pas un vaisseau frêle de terre, comme les autres, comme ce publicain ; mais un vase d’élection que tu as sanctifié. »

Après cette paraphrase de la prière du pharisien, vous me demanderez peut-être quelle raison il avoit de sonner si haut son triomphe, et d’insulter aux infirmités du genre humain, et à celles de l’humble publicain prosterné derrière lui ? Quelle raison ? vous auroit-il répondu, je donne la dîme de tout ce que je possède.

Ah ! s’il n’avoit que cela à offrir au Seigneur, c’étoit une foible base à tant d’orgueil et d’amour-propre. L’observation d’une loi matérielle compâtit assez avec le dérèglement des mœurs.

La conduite du publicain paroît bien différente ; c’est le contraste le plus opposé qu’on puisse imaginer. Avant d’en parler il est juste de donner une idée de son caractère, comme j’ai fait de celui du pharisien. Le publicain étoit de ces gens que les empereurs romains employoient à lever les taxes et les contributions qu’on exigeoit de temps à autres de la Judée, comme nation conquise. Le nom de publicain étoit un terme de reproche et d’infamie parmi les Juifs, soit que cela vînt de la haine qu’ils avoient pour cet emploi, et de la répugnance qu’on a de partager ce qui nous appartient, soit que d’autres causes concourussent à produire cette aversion, ils étoient en général odieux et réprouvés.

La dureté que leur profession exige mêlée à quelques teintes d’insolence naturelle, peut-être même les préjugés et les clameurs du peuple prévenu contre eux, tout cela, dis-je, avoit contribué à former et à fixer cette haine. Il n’est pas douteux cependant qu’ainsi que dans toutes les professions où il y a plus de sujets de tentation que dans les autres, il n’y eût beaucoup de ces publicains dont la conduite étoit irréprochable, et qui traversoient tous les pièges et toutes les occasions qui bordoient leur chemin, sans avoir à rougir une seule fois, et avec le témoignage intérieur d’une bonne conscience.

Tel étoit notre publicain. Les sentimens de candeur et d’humilité que lui inspiroit sa foiblesse, ne peuvent procéder que d’une ame telle que je viens de la décrire.

Il va au temple faire un sacrifice de prières. En s’acquittant de ce devoir, il ne plaide pas en faveur de son mérite, il ne le compare pas orgueilleusement à celui des autres, il ne se justifie pas avec Dieu ; mais respectant le sanctuaire majestueux où sa présence se déploye plus immédiatement, il s’en tient éloigné, il tremble de lever les yeux au ciel ; mais il frappe sa poitrine, et en fait sortir ces mots entrecoupés et soumis ! ô Dieu pardonne-moi mes péchés :

Ciel ! combien la vraie humilité est précieuse et aimable ! quelle différence elle met devant toi entre deux hommes ! l’orgueil n’est pas fait pour une créature aussi imparfaite. L’orgueil spirituel lui convient encore moins, c’est celui qui lui devroit inspirer les moindres prétentions. Hélas ! le meilleur de nous tous pèche sept fois par jour. Si j’étois parfait, disoit Job, je me tairais, je voudrais ignorer ma perfection ; si j’étois parfait, je voudrais me prouver que je suis pervers.

Que je vous recommande donc, mes auditeurs, la vertu de l’humilité religieuse. Elle tombe naturellement de mon sujet, et je ne puis mieux la graver dans vos cœurs qu’en cherchant les causes qui produisent cet orgueil que je déteste, cet orgueil spirituel ; c’est une maladie de l’esprit humain ; il faut la traiter comme celles du corps. On n’en peut découvrir les symptômes et leur appliquer des remèdes que lorsqu’on remonte aux principes, et qu’on a surpris et découvert le foyer vicieux.

Une des premières et des plus universelles causes de l’orgueil spirituel, est celle qui paroît avoir égaré le pharisien, c’est la fausse notion des vrais principes de la religion. Il pensoit sans doute qu’elle étoit toute comprise dans ces deux préceptes, payer les dîmes et jeûner, et que lorsque sa conscience s’en étoit déchargée, il avoit fait tout ce que la loi ordonnoit, et qu’il n’avoit plus qu’à remercier Dieu de l’avoir créé différent des autres. Je n’ai pas besoin de l’interroger ; son erreur m’apprend qu’il croyoit être ce qu’il prétendoit être, un homme religieux et droit. Quoiqu’en effet des vues mondaines et hypocrites dirigeassent devant les hommes ses actes de piété, on ne peut pas supposer que lorsqu’il étoit seul dans le temple, et n’ayant aucun témoin de ce qui se passoit entre Dieu et lui, il eût volontairement et ouvertement osé se moquer du ciel. Cela est à peine vraisemblable. Il devoit donc sa conduite à quelques illusions de son éducation qui avoient imprimé dans son esprit de fausses notions sur les points essentiels du culte. Ces illusions en croissant avoient développé les semences de ses erreurs tant en spéculation qu’en pratique.

Il avoit été élevé comme le reste de sa secte à observer avec le raffinement le plus scrupuleux et l’exactitude la plus religieuse les pratiques les moins essentielles de la religion, ses fréquentes ablutions, ses jeûnes, ses rites externes qui n’ont aucun mérite en eux-mêmes, mais à se dispenser en même-temps d’accomplir les points le plus importans de la loi, ceux qui sont d’une obligation éternelle et immuable. C’étoient des aveugles mal assurés, qu’un moucheron embarrassoit, et qui auroit avalé un chameau. C’étoient de ces gens que notre Sauveur reprenoit par une comparaison familière et domestique ; ils nettoyoient le dehors de la coupe, mais ils souffroient que le dedans, la partie la plus importante, fût pleine de corruption. D’après cette connoissance du caractère et des principes du pharisien, il est aisé d’apprécier sa conduite dans le temple. Un tel effet devoit produire cette cause.

De tout temps cela est arrivé par une fatalité attaché aux abus qui se sont glissés dans les cultes religieux ; ils dégénèrent insensiblement en cérémonies externes, eux qui devroient toujours consister dans la pureté et l’intégrité de l’aine. Comme ces rites sont aisément mis en pratique, et qu’on peut atteindre à leur perfectibilité sans une grande résistance de la chair et du sang, il est naturel qu’ils jettent ceux qui les profanent dans l’intime conviction de leur mérite, et dans le mépris de celui des autres ; ils se pénètrent de leur sainteté, et se targuent facilement de leur relation avec la divinité, et de leur position vis-à-vis d’elle. Voilà la vraie définition de l’orgueil spirituel.

Quand le véritable esprit de la piété s’éteint ainsi dans les ténèbres de quelques cérémonies fastueuses, la célébration du sacrifice qui devoit apporter les plus grands avantages, ressemble plus, avec ses décorations scéniques, à une représentation théâtrale, qu’à un sacrifice humble et solennel offert par la poussière et la cendre devant le trône du Tout-Puissant. Il est bien plus facile dans le système mécanique d’avoir des prétentions à la sainteté, que lorsque le caractère de la piété doit se reconnoître au combat perpétuel de l’homme contre ses passions. Il est plus aisé à un espagnol superstitieux de signer son front et de murmurer ses prières qu’à un protestant humble de subjuguer les élans de la colère, de l’intempérance, de la vengeance, et de paroître devant son créateur avec les dispositions qui lui conviennent. L’opération de se laver d’eau bénite n’est pas si difficile que celle de tenir son ame pure et chaste, nette d’aucune action, d’aucune pensée impure. Il est plus court de s’agenouiller et de recevoir l’absolution de ses fautes que de la mériter, non pas des mains des hommes, mais de celle de Dieu qui voit notre cœur, et qu’on ne peut tromper. L’action de garder le seul temps du carême, et de s’abstenir certains jours de la semaine de la chair, n’est pas si pénible que celle de s’abstenir de ses œuvres dans tous les temps ; ce point coûte sans doute davantage à ces riches épicuriens qui convoquent tous les arts autour de leur table, et qui se livrent tellement à leurs appétits mortifiés, que leurs festins de jeûne les punissent plus par les excès que par les privations.

On pourroit pousser plus loin la comparaison, mais ce que nous avons dit suffit pour montrer combien les méprises sont illusoires et dangereuses ; combien elles sont propres à égarer et à renverser des esprits foibles, toujours prompts à se laisser surprendre à la pompe facile des cérémonies. Cela est si évident que dans notre église même, dont la sobriété en cette partie est connue, et qui n’en a conservé que ce qui sert à exciter et à entretenir nos adorations, on remarque un tel penchant vers la religion sensuelle, et une foiblesse si grande pour les cérémonies dans le commun du peuple surtout, que chaque jour mille prennent l’ombre pour la substance, et changeroient volontiers la réalité pour l’apparence.

Tels étoient les abus de l’église juive, faute de savoir distinguer les moyens de la religion même ; la partie physique et cérémonielle avoit enfin dévoré la morale, €t n’en avoit laissé que le squelette. Les bouffonneries de la superstition viendront un jour à bout de ruiner le christianisme même.

Que me reste-t-il à vous dire ? Rectifiez, mes frères, ces méprises grossières et ridicules, et placez la religion sur sa véritable base, en la ramenant vers cette raison primitive qui nous dicta ses premières obligations. Souvenez-vous que Dieu est un esprit, et qu’il lui faut un culte conforme à sa nature : Adorez-le en esprit et en vérité ; le plus parfait sacrifice que vous puissiez lui offrir est celui d’un cœur droit et humilié, quoiqu’il soit nécessaire d’observer les cérémonies de la religion, il ne faut pas comme le Pharisien en rester-là et en omettre les devoirs essentiels, mais se rappeler toujours que les pratiques instrumentales auxquelles nous sommes obligés ne sont qu’un pur mécanisme, qui nous conduit au grand but de la religion, celui de purifier nos cœurs, conquérir nos passions, et nous rendre en un mot meilleurs chrétiens et meilleurs citoyens. Ainsi soit-il.