Servitude et grandeur militaires/I/6

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Société des amis des livres (p. 68-76).

CHAPITRE VI


COMMENT JE CONTINUAI MA ROUTE


Et il arrêta son pauvre mulet, qui me parut charmé que j’eusse fait cette question. En même temps il souleva la toile cirée de sa petite charrette, comme pour arranger la paille qui la remplissait presque, et je vis quelque chose de bien douloureux. Je vis deux yeux bleus, démesurés de grandeur, admirables de forme, sortant d’une tête pâle, amaigrie et longue, inondée de cheveux blonds tout plats. Je ne vis, en vérité, que ces deux yeux, qui étaient tout dans cette pauvre femme, car le reste était mort. Son front était rouge ; ses joues creuses et blanches avaient des pommettes bleuâtres ; elle était accroupie au milieu de la paille, si bien qu’on en voyait à peine sortir ses deux genoux, sur lesquels elle jouait aux dominos toute seule. Elle nous regarda un moment, trembla longtemps, me sourit un peu, et se remit à jouer. Il me parut qu’elle s’appliquait à comprendre comment sa main droite battrait sa main gauche.

— Voyez-vous, il y a un mois qu’elle joue cette partie-là, me dit le Chef de bataillon ; demain, ce sera peut-être un autre jeu qui durera longtemps. C’est drôle, hein ?

En même temps il se mit à replacer la toile cirée de son shako, que la pluie avait un peu dérangée.

— Pauvre Laurette ! dis-je, tu es perdue pour toujours, va !

J’approchai mon cheval de la charrette, et je lui tendis la main ; elle me donna la sienne machinalement et en souriant avec beaucoup de douceur. Je remarquai avec étonnement qu’elle avait à ses longs doigts deux bagues de diamants ; je pensai que c’étaient encore les bagues de sa mère, et je me demandai comment la misère les vait laissées là. Pour un monde entier je n’en aurais pas fait l’observation au vieux Commandant ; mais comme il me suivait des yeux et voyait les miens arrêtés sur les doigts de Laure, il me dit avec un certain air d’orgueil :

— Ce sont d’assez gros diamants, n’est-ce pas ? Ils pourraient avoir leur prix dans l’occasion, mais je n’ai pas voulu qu’elle s’en séparât, la pauvre enfant. Quand on y touche, elle pleure, elle ne les quitte pas. Du reste, elle ne se plaint jamais, et elle peut coudre de temps en temps. J’ai tenu parole à son pauvre petit mari, et, en vérité, je ne m’en repens pas. Je ne l’ai jamais quittée, et j’ai dit partout que c’était ma fille qui était folle. On a respecté ça. À l’armée tout s’arrange mieux qu’on ne le croit à Paris, allez ! — Elle a fait toutes les guerres de l’Empereur avec moi, et je l’ai toujours tirée d’affaire. Je la tenais toujours chaudement. Avec de la paille et une petite voiture, ce n’est jamais impossible. Elle avait une tenue assez soignée, et moi, étant chef de bataillon, avec une bonne paye, ma pension de la Légion d’honneur et le mois Napoléon, dont la somme était double, dans le temps, j’étais tout à fait au courant de mon affaire, et elle ne me gênait pas. Au contraire, ses enfantillages faisaient rire quelquefois les officiers du 7e léger.

Alors il s’approcha d’elle et lui frappa sur l’épaule, comme il eût fait à son petit mulet.

— Eh bien, ma fille ! dis donc, parle donc un peu au lieutenant qui est là : voyons, un petit signe de tête.

Elle se remit à ses dominos.

— Oh ! dit-il, c’est qu’elle est un peu farouche aujourd’hui, parce qu’il pleut. Cependant elle ne s’enrhume jamais. Les fous, ça n’est jamais malade, c’est commode de ce côté-là. À la Bérésina et dans toute la retraite de Moscou, elle allait nu-tête. — Allons, ma fille, joue toujours, va, ne t’inquiète pas de nous ; fais ta volonté, va, Laurette.

Elle lui prit la main qu’il appuyait sur son épaule, une grosse main noire et ridée ; elle la porta timidement à ses lèvres et la baisa comme une pauvre esclave. Je me sentis le cœur serré par ce baiser, et je tournai bride violemment.

— Voulons-nous continuer notre marche, Commandant ? lui dis-je ; la nuit viendra avant que nous soyons à Béthune.

Le Commandant racla soigneusement avec le bout de son sabre la boue jaune qui chargeait ses bottes ; ensuite il monta sur le marchepied de la charrette, ramena sur la tête de Laure le capuchon de drap d’un petit manteau qu’elle avait. Il ôta sa cravate de soie noire et la mit autour du cou de sa fille adoptive ; après quoi il donna le coup de pied au mulet, fit son mouvement d’épaule et dit : — En route, mauvaise troupe ! — Et nous repartîmes.

La pluie tombait toujours tristement ; le ciel gris et la terre grise s’étendaient sans fin ; une sorte de lumière terne, un pâle soleil, tout mouillé, s’abaissait derrière de grands moulins qui ne tournaient pas. Nous retombâmes dans un grand silence.

Je regardais mon vieux Commandant ; il marchait à grands pas, avec une vigueur toujours soutenue, tandis que son mulet n’en pouvait plus et que mon cheval même commençait à baisser la tête. Ce brave homme ôtait de temps à autre son shako pour essuyer son front chauve et quelques cheveux gris de sa tête, ou ses gros sourcils, ou ses moustaches blanches, d’où tombait la pluie. Il ne s’inquiétait pas de l’effet qu’avait pu faire sur moi son récit. Il ne s’était fait ni meilleur ni plus mauvais qu’il n’était. Il n’avait pas daigné se dessiner. Il ne pensait pas à lui-même, et au bout d’un quart d’heure il entama, sur le même ton, une histoire bien plus longue sur une campagne du maréchal Masséna, où il avait formé son bataillon en carré contre je ne sais quelle cavalerie. Je ne l’écoutai pas, quoiqu’il s’échauffât pour me démontrer la supériorité du fantassin sur le cavalier.

La nuit vint, nous n’allions pas vite. La boue devenait plus épaisse et plus profonde. Rien sur la route et rien au bout. Nous nous arrêtâmes au pied d’un arbre mort, le seul arbre du chemin. Il donna d’abord ses soins à son mulet, comme moi à mon cheval. Ensuite il regarda dans la charrette, comme une mère dans le berceau de son enfant. Je l’entendais qui disait : — Allons, ma fille, mets cette redingote sur tes pieds, et tâche de dormir. — Allons, c’est bien ! elle n’a pas une goutte de pluie. — Ah ! diable ! elle a cassé ma montre, que je lui avais laissée au cou ! — Oh ! ma pauvre montre d’argent ! — Allons, c’est égal : mon enfant, tâche de dormir. Voilà le beau temps qui va venir bientôt. — C’est drôle ! elle a toujours la fièvre ; les folles sont comme ça. Tiens, voilà du chocolat pour toi, mon enfant.

Il appuya la charrette à l’arbre, et nous nous assîmes sous les roues, à l’abri de l’éternelle ondée, partageant un petit pain à lui et un à moi ; mauvais souper.

— Je suis fâché que nous n’ayons que ça, dit-il ; mais ça vaut mieux que du cheval cuit sous la cendre avec de la poudre dessus, en manière de sel, comme on en mangeait en Russie. La pauvre petite femme, il faut bien que je lui donne ce que j’ai de mieux. Vous voyez que je la mets toujours à part ; elle ne peut pas souffrir le voisinage d’un homme depuis l’affaire de la lettre. Je suis vieux, et elle a l’air de croire que je suis son père ; malgré cela, elle m’étranglerait si je voulais l’embrasser seulement sur le front. L’éducation leur laisse toujours quelque chose, à ce qu’il paraît, car je ne l’ai jamais vue oublier de se cacher comme une religieuse. — C’est drôle, hein ?

Comme il parlait d’elle de cette manière, nous l’entendîmes soupirer et dire : Ôtez ce plomb ! ôtez-moi ce plomb ! Je me levai, il me fit rasseoir.

— Restez, restez, me dit-il, ce n’est rien ; elle dit ça toute sa vie, parce qu’elle croit toujours sentir une balle dans sa tête. Ça ne l’empêche pas de faire tout ce qu’on lui dit et cela avec beaucoup de douceur.

Je me tus en l’écoutant avec tristesse. Je me mis à calculer que, de 1797 à 1815, où nous étions, dix-huit années s’étaient passées pour cet homme. — Je demeurai longtemps en silence à côté de lui, cherchant à me rendre compte de ce caractère et de cette destinée. Ensuite, à propos de rien, je lui donnai une poignée de main pleine d’enthousiasme. Il en fut étonné.

— Vous êtes un digne homme ! lui dis-je. Il me répondit :

— Eh ! pourquoi donc ? Est-ce à cause de cette pauvre femme ?… Vous sentez bien, mon enfant, que c’était un devoir. Il y a longtemps que j’ai fait abnégation.

Et il me parla encore de Masséna.

Le lendemain, au jour, nous arrivâmes à Béthune, petite ville laide et fortifiée, où l’on dirait que les remparts, en resserrant leur cercle, ont pressé les maisons l’une sur l’autre. Tout y était en confusion, c’était le moment d’une alerte. Les habitants commençaient à retirer leurs drapeaux blancs des fenêtres et à coudre les trois couleurs dans leurs maisons. Les tambours battaient la générale ; les trompettes sonnaient à cheval, par ordre de M. le duc de Berry. Les longues charrettes picardes portaient les Cent-Suisses et leurs bagages ; les canons des Gardes-du-Corps courant aux remparts, les voitures des princes, les escadrons des Compagnies-Rouges se formant, encombraient la ville. La vue des Gendarmes du roi et des Mousquetaires me fit oublier mon vieux compagnon de route. Je joignis ma compagnie, et je perdis dans la foule la petite charrette et ses pauvres habitants. À mon grand regret, c’était pour toujours que je les perdais.

Ce fut la première fois de ma vie que je lus au fond d’un vrai cœur de soldat. Cette rencontre me révéla une nature d’homme qui m’était inconnue, et que le pays connaît mal et ne traite pas bien ; je la plaçai dès lors très haut dans mon estime. J’ai souvent cherché depuis autour de moi quelque homme semblable à celui-là et capable de cette abnégation de soi-même entière et insouciante. Or, durant quatorze années que j’ai vécu dans l’armée, ce n’est qu’en elle, et surtout dans les rangs dédaignés et pauvres de l’infanterie, que j’ai retrouvé ces hommes de caractère antique, poussant le sentiment du devoir jusqu’à ses dernières conséquences, n’ayant ni remords de l’obéissance ni honte de la pauvreté, simples de mœurs et de langage, fiers de la gloire du pays, et insouciants de la leur propre, s’enfermant avec plaisir dans leur obscurité, et partageant avec les malheureux le pain noir qu’ils payent de leur sang.

J’ignorai longtemps ce qu’était devenu ce pauvre chef de bataillon, d’autant plus qu’il ne m’avait pas dit son nom et que je ne le lui avais pas demandé. Un jour, cependant, au café, en 1825, je crois, un vieux capitaine d’infanterie de ligne à qui je le décrivis, en attendant la parade, me dit :

— Eh ! pardieu, mon cher, je l’ai connu, le pauvre diable ! C’était un brave homme ; il a été descendu par un boulet à Waterloo. Il avait, en effet, laissé aux bagages une espèce de fille folle que nous menâmes à l’hôpital d’Amiens, en allant à l’armée de la Loire, et qui y mourut, furieuse, au bout de trois jours.

— Je le crois bien, lui dis-je ; elle n’avait plus son père nourricier !

— Ah bah ! père ! qu’est-ce que vous dites donc ? ajouta-t-il d’un air qu’il voulait rendre fin et licencieux.

— Je dis qu’on bat le rappel, repris-je en sortant. Et moi aussi, j’ai fait abnégation.