Servitude et grandeur militaires/II/11

La bibliothèque libre.
Société des amis des livres (p. 146-148).


CHAPITRE XI

FIN DE L’HISTOIRE DE L’ADJUDANT


Ici le bon Adjudant se leva pour prendre le portrait, qu’il nous fit passer encore une fois de main en main.

— La voilà, disait-il, dans le même costume, ce bavolet et ce mouchoir au cou ; la voilà telle que voulut bien la peindre madame la princesse de Lamballe. C’est ta mère, mon enfant, disait-il à la belle personne qu’il avait près de lui sur son genou ; elle ne joua plus la comédie, car elle ne put jamais savoir que ce rôle de Rose et Colas, enseigné par la Reine.

Il était ému. Sa vieille moustache blanche tremblait un peu, et il y avait une larme dessus.

— Voilà une enfant qui a tué sa pauvre mère en naissant, ajouta-t-il ; il faut bien l’aimer pour lui pardonner cela ; mais enfin tout ne nous est pas donné à la fois. Ç’aurait été trop, apparemment, pour moi, puisque la Providence ne l’a pas voulu. J’ai roulé depuis avec les canons de la République et de l’Empire, et je peux dire que, de Marengo à la Moscowa, j’ai vu de bien belles affaires ; mais je n’ai pas eu de plus beau jour dans ma vie que celui que je vous ai raconté là. Celui où je suis entré dans la Garde Royale a été aussi un des meilleurs. J’ai repris avec tant de joie la cocarde blanche que j’avais dans le Royal-Auvergne ! Et aussi, mon lieutenant, je tiens à faire mon devoir, comme vous l’avez vu. Je crois que je mourrais de honte, si, demain à l’inspection, il me manquait une gargousse seulement ; et je crois qu’on a pris un baril au dernier exercice à feu, pour les cartouches de l’infanterie. J’aurais presque envie d’y aller voir, si ce n’était la défense d’y entrer avec des lumières.

Nous le priâmes de se reposer et de rester avec ses enfants, qui le détournèrent de son projet ; et, en achevant son petit verre, il nous dit encore quelques traits indifférents de sa vie : il n’avait pas eu d’avancement parce qu’il avait toujours trop aimé les corps d’élite et s’était trop attaché à son régiment. Canonnier dans la Garde des consuls, sergent dans la Garde Impériale, lui avaient toujours paru de plus hauts grades qu’officier de la ligne. J’ai vu beaucoup de

grognards pareils. Au reste, tout ce qu’un soldat peut avoir de

dignités, il l’avait : fusil d’honneur à capucines d’argent, croix d’honneur pensionnée, et surtout beaux et nobles états de service, où la colonne des actions d’éclat était pleine. C’était ce qu’il ne racontait pas.

Il était deux heures du matin. Nous fîmes cesser la veillée en nous levant et en serrant cordialement la main de ce brave homme, et nous le laissâmes heureux des émotions de sa vie, qu’il avait renouvelées dans son âme honnête et bonne.

— « Combien de fois, dis-je, ce vieux soldat vaut-il mieux avec sa résignation, que nous autres, jeunes officiers, avec nos ambitions folles ! » Cela nous donna à penser.

— « Oui, je crois bien, continuai-je, en passant le petit pont qui fut levé après nous ; je crois que ce qu’il y a de plus pur dans nos temps, c’est l’âme d’un soldat pareil, scrupuleux sur son honneur et le croyant souillé par la moindre tache d’indiscipline ou de négligence ; sans ambition, sans vanité, sans luxe, toujours esclave et toujours fier et content de sa Servitude, n’ayant de cher dans sa vie qu’un souvenir de reconnaissance.

— Et croyant que la Providence a les yeux sur lui ! » me dit Timoléon, d’un air profondément frappé et me quittant pour se retirer chez lui.