Servitude et grandeur militaires/III/3

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Société des amis des livres (p. 182-187).


CHAPITRE III

MALTE



Je ne suis rien, dit-il d’abord, et c’est à présent un bonheur pour moi que de penser cela ; mais si j’étais quelque chose, je pourrais dire comme Louis XIV : J’ai trop aimé la guerre. — Que voulez-vous ? Bonaparte m’avait grisé dès l’enfance comme les autres, et sa gloire me montait à la tête si violemment, que je n’avais plus de place dans le cerveau pour une autre idée. Mon père, vieil officier supérieur, toujours dans les camps, m’était tout à fait inconnu, quand un jour il lui prit fantaisie de me conduire en Égypte avec lui. J’avais douze ans, et je me souviens encore de ce temps comme si j’y étais, des sentiments de toute l’armée et de ceux qui prenaient déjà possession de mon âme. Deux esprits enflaient les voiles de nos vaisseaux, l’esprit de gloire et l’esprit de piraterie. Mon père n’écoutait pas plus le second que le vent de nord-ouest qui nous emportait ; mais le premier bourdonnait si fort à mes oreilles, qu’il me rendit sourd pendant longtemps à tous les bruits du monde, hors à la musique de Charles XII, le canon. Le canon me semblait la voix de Bonaparte, et, tout enfant que j’étais, quand il grondait, je devenais rouge de plaisir, je sautais de joie, je lui battais des mains, je lui répondais par de grands cris. Ces premières émotions préparèrent l’enthousiasme exagéré qui fut le but et la folie de ma vie. Une rencontre, mémorable pour moi, décida cette sorte d’admiration fatale, cette adoration insensée à laquelle je voulus trop sacrifier.

La flotte venait d’appareiller depuis le 30 floréal an VI. Je passai le jour et la nuit sur le pont à me pénétrer du bonheur de voir la grande mer bleue et nos vaisseaux. Je comptai cent bâtiments et je ne pus tout compter. Notre ligne militaire avait une lieue d’étendue, et le demi-cercle que formait le convoi en avait au moins six. Je ne disais rien. Je regardai passer la Corse tout près de nous, traînant la Sardaigne à sa suite, et bientôt arriva la Sicile à notre gauche. Car

la Junon, qui portait mon père et moi, était destinée à éclairer la

route et à former l’avant-garde avec trois autres frégates. Mon père me tenait la main, et me montra l’Etna tout fumant et des rochers que je n’oubliai point : c’était la Favaniane et le mont Éryx. Marsala, l’ancien Lilybée, passait à travers ses vapeurs ; je pris ses maisons blanches pour des colombes perçant un nuage ; et un matin, c’était…, oui, c’était le 24 prairial, je vis, au lever du jour, arriver devant moi un tableau qui m’éblouit pour vingt ans.

Malte était debout avec ses forts, ses canons à fleur d’eau, ses longues murailles luisantes au soleil comme des marbres nouvellement polis, et sa fourmilière de galères toutes minces courant sur de longues rames rouges. Cent quatre-vingt-quatorze bâtiments français l’enveloppaient de leurs grandes voiles et de leurs pavillons bleus, rouges et blancs que l’on hissait, en ce moment, à tous les mâts, tandis que l’étendard de la religion s’abaissait lentement sur le Gozo et le fort Saint-Elme : c’était la dernière croix militante qui tombait. Alors la flotte tira cinq cents coups de canon.

Le vaisseau l’Orient était en face, seul à l’écart, grand et immobile. Devant lui vinrent passer lentement, et l’un après l’autre, tous les bâtiments de guerre, et je vis de loin Desaix saluer Bonaparte. Nous montâmes près de lui à bord de l’Orient. Enfin pour la première fois je le vis.

Il était debout près du bord, causant avec Casa-Bianca, capitaine du vaisseau (pauvre Orient !), et il jouait avec les cheveux d’un enfant de dix ans, le fils du capitaine. Je fus jaloux de cet enfant sur-le-champ, et le cœur me bondit en voyant qu’il touchait le sabre du général. Mon père s’avança vers Bonaparte et lui parla longtemps. Je ne voyais pas encore son visage. Tout d’un coup il se retourna et me regarda ; je frémis de tout mon corps à la vue de ce front jaune entouré de longs cheveux pendants et comme sortant de la mer, tout mouillés ; de ces grands yeux gris, de ces joues maigres et de cette lèvre rentrée sur un menton aigu. Il venait de parler de moi, car il disait : « Écoute, mon brave, puisque tu le veux, tu viendras en Égypte et le général Vaubois restera bien ici sans toi et avec ses quatre mille hommes ; mais je n’aime pas qu’on emmène ses enfants ; je ne l’ai permis qu’à Casa-Bianca, et j’ai eu tort. Tu vas renvoyer celui-ci en France ; je veux qu’il soit fort en mathématiques, et s’il t’arrive quelque chose là-bas, je te réponds de lui, moi ; je m’en charge, et j’en ferai un bon soldat. » En même temps il se baissa, et me prenant sous les bras, m’éleva jusqu’à sa bouche et me baisa le front. La tête me tourna, je sentis qu’il était mon maître et qu’il enlevait mon âme à mon père, que du reste je connaissais à peine parce qu’il vivait à l’armée éternellement. Je crus éprouver l’effroi de Moïse, berger, voyant Dieu dans le buisson. Bonaparte m’avait soulevé libre, et quand ses bras me redescendirent doucement sur le pont, ils y laissèrent un esclave de plus.

La veille, je me serais jeté dans la mer si l’on m’eût enlevé à l’armée ; mais je me laissai emmener quand on voulut. Je quittai mon père avec indifférence, et c’était pour toujours ! Mais nous sommes si mauvais dès l’enfance, et, hommes ou enfants, si peu de chose nous prend et nous enlève aux bons sentiments naturels ! Mon père n’était plus mon maître parce que j’avais vu le sien, et que de celui-là seul me semblait émaner toute autorité de la terre. — Ô rêves d’autorité et d’esclavage ! Ô pensées corruptrices du pouvoir, bonnes à séduire les enfants ! Faux enthousiasmes ! poisons subtils, quel antidote pourra-t-on jamais trouver contre vous ? — J’étais étourdi, enivré ; je voulais travailler, et je travaillai, à en devenir fou ! Je calculai nuit et jour, et je pris l’habit, le savoir et, sur mon visage, la couleur jaune de l’école. De temps en temps le canon m’interrompait, et cette voix du demi-Dieu m’apprenait la conquête de l’Égypte, Marengo, le 18 brumaire, l’Empire… et l’Empereur me tint parole. — Quant à mon père, je ne savais plus ce qu’il était devenu, lorsqu’un jour m’arriva cette lettre que voici.

Je la porte toujours dans ce vieux portefeuille, autrefois rouge, et je la relis souvent pour bien me convaincre de l’inutilité des avis que donne une génération à celle qui la suit, et réfléchir sur l’absurde entêtement de mes illusions.

Ici le Capitaine, ouvrant son uniforme, tira de sa poitrine : son mouchoir premièrement, puis un petit portefeuille qu’il ouvrit avec soin, et nous entrâmes dans un café encore éclairé, où il me lut ces fragments de lettres, qui me sont restés entre les mains, on saura bientôt comment.