Servitude et grandeur militaires/III/9

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Société des amis des livres (p. 269-278).


CHAPITRE IX

UNE BILLE


Quinze jours après cette conversation que la révolution même ne m’avait point fait oublier, je réfléchissais seul à l’héroïsme modeste et au désintéressement, si rares tous les deux ! Je tâchais d’oublier le sang pur qui venait de couler, et je relisais dans l’histoire d’Amérique comment, en 1783, l’Armée anglo-américaine toute victorieuse, ayant posé les armes et délivré la Patrie, fut prête à se révolter contre le congrès qui, trop pauvre pour lui payer sa solde, s’apprêtait à la licencier. Washington, généralissime et vainqueur, n’avait qu’un mot à dire ou un signe de tête à faire pour être Dictateur ; il fit ce que lui seul avait le pouvoir d’accomplir : il licencia l’armée et donna sa démission. — J’avais posé le livre et je comparais cette grandeur sereine à nos ambitions inquiètes. J’étais triste et me rappelais toutes les âmes guerrières et pures, sans faux éclat, sans charlatanisme, qui n’ont aimé le pouvoir et le commandement que pour le bien public, l’ont gardé sans orgueil, et n’ont su ni le tourner contre la Patrie, ni le convertir en or ; je songeais à tous les hommes qui ont fait la guerre avec l’intelligence de ce qu’elle vaut, je pensais au bon Collingwood, si résigné, et enfin à l’obscur capitaine Renaud, lorsque je vis entrer un homme de haute taille, vêtu d’une longue capote bleue en assez mauvais état. À ses moustaches blanches, aux cicatrices de son visage cuivré, je reconnus un des grenadiers de sa compagnie ; je lui demandai s’il était vivant encore, et l’émotion de ce brave homme me fit voir qu’il était arrivé malheur. Il s’assit, s’essuya le front, et quand il se fut remis, après quelques soins et un peu de temps, il me dit ce qui lui était arrivé.

Pendant les deux jours du 28 et du 29 juillet, le capitaine Renaud n’avait fait autre chose que marcher en colonne, le long des rues, à la tête de ses grenadiers ; il se plaçait devant la première section de sa colonne, et allait paisiblement au milieu d’une grêle de pierres et de coups de fusil qui partaient des cafés, des balcons et des fenêtres. Quand il s’arrêtait, c’était pour faire serrer les rangs ouverts par ceux qui tombaient, et pour regarder si ses guides de gauche se tenaient à leurs distances et à leurs chefs de file. Il n’avait pas tiré son épée et marchait la canne à la main. Les ordres lui étaient d’abord parvenus exactement ; mais, soit que les aides de camp fussent tués en route, soit que l’état-major ne les eût pas envoyés, il fut laissé, dans la nuit du 28 au 29, sur la place de la Bastille, sans autre instruction que de se retirer sur Saint-Cloud en détruisant les barricades sur son chemin. Ce qu’il fit sans tirer un coup de fusil. Arrivé au pont d’Iéna, il s’arrêta pour faire l’appel de sa compagnie. Il lui manquait moins de monde qu’à toutes celles de la Garde qui avaient été détachées, et ses hommes étaient aussi moins fatigués. Il avait eu l’art de les faire reposer à propos et à l’ombre, dans ces brûlantes journées, et de leur trouver, dans les casernes abandonnées, la nourriture que refusaient les maisons ennemies ; la contenance de sa colonne était telle, qu’il avait trouvé déserte chaque barricade et n’avait eu que la peine de la faire démolir.

Il était donc debout, à la tête du pont d’Iéna, couvert de poussière, et secouant ses pieds ; il regardait, vers la barrière, si rien ne gênait la sortie de son détachement, et désignait les éclaireurs pour envoyer en avant. Il n’y avait personne dans le Champ-de-Mars, que deux maçons qui paraissaient dormir, couchés sur le ventre, et un petit garçon d’environ quatorze ans, qui marchait pieds nus et jouait des castagnettes avec deux morceaux de faïence cassée. Il les raclait de temps en temps sur le parapet du pont, et vint ainsi, en jouant, jusqu’à la borne où se tenait Renaud. Le capitaine montrait en ce moment les hauteurs de Passy avec sa canne. L’enfant s’approcha de lui, le regardant avec de grands yeux étonnés, et tirant de sa veste un pistolet d’arçon, il le prit des deux mains et le dirigea vers la poitrine du capitaine. Celui-ci détourna le coup avec sa canne, et l’enfant ayant fait feu, la balle porta dans le haut de la cuisse. Le capitaine tomba assis, sans dire mot, et regarda avec pitié ce singulier ennemi. Il vit ce jeune garçon qui tenait toujours son arme des deux mains, et demeurait tout effrayé de ce qu’il avait fait. Les grenadiers étaient en ce moment appuyés tristement sur leurs fusils ; ils ne daignèrent pas faire un geste contre ce petit drôle. Les uns soulevèrent leur capitaine, les autres se contentèrent de tenir cet enfant par le bras et de l’amener à celui qu’il avait blessé. Il se mit à fondre en larmes ; et quand il vit le sang couler à flots de la blessure de l’officier sur son pantalon blanc, effrayé de cette boucherie, il s’évanouit. On emporta en même temps l’homme et l’enfant dans une petite maison proche de Passy, où tous deux étaient encore. La colonne, conduite par le lieutenant, avait poursuivi sa route pour Saint-Cloud, et quatre grenadiers, après avoir quitté leurs uniformes, étaient restés dans cette maison hospitalière à soigner leur vieux commandant. L’un (celui qui me parlait) avait pris de l’ouvrage comme ouvrier armurier à Paris, d’autres comme maîtres d’armes, et, apportant leur journée au capitaine, ils l’avaient empêché de manquer de soins jusqu’à ce jour. On l’avait amputé ; mais la fièvre était ardente et mauvaise ; et comme il craignait un redoublement dangereux, il m’envoyait chercher. Il n’y avait pas de temps à perdre. Je partis sur-le-champ avec le digne soldat qui m’avait raconté ces détails les yeux humides et la voix tremblante, mais sans murmure, sans injure, sans accusation, répétant seulement : C’est un grand malheur pour nous.

Le blessé avait été porté chez une petite marchande qui était veuve et qui vivait seule dans une petite boutique et dans une rue écartée du village, avec des enfants en bas âge. Elle n’avait pas eu la crainte, un seul moment, de se compromettre, et personne n’avait eu l’idée de l’inquiéter à ce sujet. Les voisins, au contraire, s’étaient empressés de l’aider dans les soins qu’elle prenait du malade. Les officiers de santé qu’on avait appelés ne l’ayant pas jugé transportable, après l’opération, elle l’avait gardé, et souvent elle avait passé la nuit près de son lit. Lorsque j’entrai, elle vint au-devant de moi avec un air de reconnaissance et de timidité qui me firent peine. Je sentis combien d’embarras à la fois elle avait cachés par bonté naturelle et par bienfaisance. Elle était fort pâle, et ses yeux étaient rougis et fatigués. Elle allait et venait vers une arrière-boutique très étroite que j’apercevais de la porte, et je vis, à sa précipitation, qu’elle arrangeait la petite chambre du blessé et mettait une sorte de coquetterie à ce qu’un étranger la trouvât convenable. — Aussi j’eus soin de ne pas marcher vite, et je lui donnai tout le temps dont elle eut besoin.

— « Voyez, monsieur, il a bien souffert, allez ! » me dit-elle en ouvrant la porte.

Le capitaine Renaud était assis sur un petit lit à rideaux de serge, placé dans un coin de la chambre, et plusieurs traversins soutenaient son corps. Il était d’une maigreur de squelette, et les pommettes des joues d’un rouge ardent ; la blessure de son front était noire. Je vis qu’il n’irait pas loin, et son sourire me le dit aussi. Il me tendit la main et me fit signe de m’asseoir. Il y avait à sa droite un jeune garçon qui tenait un verre d’eau gommée et le remuait avec la cuillère. Il se leva et m’apporta sa chaise. Renaud le prit, de son lit, par le bout de l’oreille, et me dit doucement, d’une voix affaiblie :

« Tenez, mon cher, je vous présente mon vainqueur. »

Je haussai les épaules, et le pauvr e enfant baissa les yeux en rougissant. — Je vis une grosse larme rouler sur sa joue.

— « Allons ! allons ! dit le capitaine en passant la main dans ses cheveux. Ce n’est pas sa faute. Pauvre garçon ! il avait rencontré deux hommes qui lui avaient fait boire de l’eau-de-vie, l’avaient payé, et l’avaient envoyé me tirer son coup de pistolet. Il a fait cela comme il aurait jeté une bille au coin de la borne. — N’est-ce pas, Jean ? »

Et Jean se mit à trembler et prit une expression de douleur si poignante qu’elle me toucha. Je le regardai de plus près : c’était un fort bel enfant.

— « C’était bien une bille aussi, me dit la jeune marchande. Voyez, monsieur. » Et elle me montrait une petite bille d’agate, grosse comme les plus fortes balles de plomb, et avec laquelle on avait chargé le pistolet de calibre qui était là.

— « Il n’en faut pas plus que ça pour retrancher une jambe d’un capitaine, me dit Renaud.

— Vous ne devez pas le faire parler beaucoup, » me dit timidement la marchande.

Renaud ne l’écoutait pas :

« Oui, mon cher, il ne me reste pas assez de jambe pour y faire tenir une jambe de bois. »

Je lui serrais la main sans répondre ; humilié de voir que, pour tuer un homme qui avait tant vu et tant souffert, dont la poitrine était bronzée par vingt campagnes et dix blessures, éprouvée à la glace et au feu, passée à la baïonne tte et à la lance, il n’avait fallu que le soubresaut d’une de ces grenouilles des ruisseaux de Paris qu’on nomme : Gamins.

Renaud répondit à ma pensée. Il pencha sa joue sur le traversin, et, me serrant la main :

« Nous étions en guerre, me dit-il ; il n’est pas plus assassin que je ne le fus à Reims, moi. Quand j’ai tué l’enfant russe, j’étais peut-être aussi un assassin ? — Dans la grande guerre d’Espagne, les hommes qui poignardaient nos sentinelles ne se croyaient pas des assassins, et, étant en guerre, ils ne l’étaient peut-être pas. Les catholiques et les huguenots s’assassinaient-ils ou non ? — De combien d’assassinats se compose une grande bataille ? — Voilà un des points où notre raison se perd et ne sait que dire. C’est la guerre qui a tort et non pas nous. Je vous assure que ce petit bonhomme est fort doux et fort gentil ; il lit et écrit déjà très bien. C’est un enfant trouvé. — Il était apprenti menuisier. — Il n’a pas quitté ma chambre depuis quinze jours, et il m’aime beaucoup, ce pauvre garçon. Il annonce des dispositions pour le calcul ; on peut en faire quelque chose. »

Comme il parlait plus péniblement et s’approchait de mon oreille, je me penchai, et il me donna un petit papier plié qu’il me pria de parcourir. J’entrevis un court testament par lequel il laissait une sorte de métairie misérable qu’il possédait, à la pauvre marchande qui l’avait recueilli, et, après elle, à Jean, qu’elle devait faire élever, sous condition qu’il ne serait jamais militaire ; il stipulait la somme de son remplacement, et donnait ce petit bout de terre pour asile à ses quatre vieux grenadiers. Il chargeait de tout cela un notaire de sa province. Quand j’eus le papier dans les mains, il parut plus tranquille et prêt à s’assoupir. Puis il tressaillit, et, rouvrant les yeux, il me pria de prendre et de garder sa canne de jonc. — Ensuite il s’assoupit encore. Son vieux soldat secoua la tête et lui prit une main. Je pris l’autre, que je sentis glacée. Il dit qu’il avait froid aux pieds, et Jean coucha et appuya sa petite poitrine d’enfant sur le lit pour le réchauffer. Alors le capitaine Renaud commença à tâter ses draps avec les mains, disant qu’il ne les sentait plus, ce qui est un signe fatal. Sa voix était caverneuse. Il porta péniblement une main à son front, regarda Jean attentivement, et dit encore :

« C’est singulier ! — Cet enfant-là ressemble à l’enfant russe ! » Ensuite il ferma les yeux, et, me serrant la main avec une présence d’esprit renaissante :

« Voyez-vous ! me dit-il, voilà le cerveau qui se prend, c’est la fin. »

Son regard était différent et plus calme. Nous comprîmes cette lutte d’un espri t ferme qui se jugeait contre la douleur qui l’égarait, et ce spectacle, sur un grabat misérable, était pour moi plein d’une majesté solennelle. Il rougit de nouveau et dit très haut :

« Ils avaient quatorze ans… — tous deux… — Qui sait si ce n’est pas cette jeune âme revenue dans cet autre corps pour se venger ?… »

Ensuite il tressaillit, il pâlit, et me regarda tranquillement et avec attendrissement :

« Dites-moi !… ne pourriez-vous me fermer la bouche ? Je crains de parler… on s’affaiblit… Je ne voudrais plus parler… J’ai soif. »

On lui donna quelques cuillerées, et il dit :

« J’ai fait mon devoir. Cette idée-là fait du bien. »

Et il ajouta :

« Si le pays se trouve mieux de tout ce qui s’est fait, nous n’avons rien à dire ; mais vous verrez… »

Ensuite il s’assoupit et dormit une demi-heure environ. Après ce temps, une femme vint à la porte timidement, et fit signe que le chirurgien était là ; je sortis sur la pointe du pied pour lui parler, et, comme j’entrais avec lui dans le petit jardin, m’étant arrêté auprès d’un puits pour l’interroger, nous entendîmes un grand cri. Nous courûmes et nous vîmes un drap sur la tête de cet honnête homme, qui n’était plus…