Seul à travers l’Atlantique/Chapitre II

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Bernard Grasset (p. 13-25).


CHAPITRE II

« Firecrest ».


vant de commencer le récit de mon voyage, je tiens à vous présenter mon Firecrest. C’est un cotre dessiné par feu Dixon Kemp et construit par P. T. Harris, à Rowhedge, Essex (Angleterre), en 1892. M. Kemp serait certes bien étonné, s’il vivait encore, d’apprendre que son bateau de course, conçu sous les règlements de longueur et surface de voilure du Yacht Club britannique a traversé l’Atlantique et s’est révélé l’une des meilleures embarcations de tous les temps.

C’est un cutter anglais typique, étroit et profond si l’on considère sa longueur.

Il a onze mètres de long et neuf mètres à la flottaison. Son plus grand bau est deux mètres soixante. C’est probablement le bateau le plus étroit qui ait franchi l’Océan. Un mètre quatre-vingts de tirant d’eau est une profondeur exceptionnelle pour sa taille. Son tirant d’eau et les trois tonnes et demie de plomb qu’il porte dans sa quille ajoutées aux trois tonnes de lest intérieur, font qu’il lui est impossible de chavirer. Le pont n’a que deux claires-voies et deux panneaux et peut supporter la pression des vagues qui déferlent à bord.

Il est gréé en cotre, c’est-à-dire qu’il n’a qu’un mât. Et j’entends la grande armée des yachtmen théoriques s’exclamer :



« Un cotre est trop difficile à manier seul. Pourquoi pas un yawl ou un ketch ! » C’est affaire de goût. Personnellement j’aime mieux prendre des ris que changer mes voiles. J’estime que le cotre est le meilleur gréement, parce qu’avec une surface de voiles réduite au minimum il donne un maximum de vitesse.

Il n’y a pas assez de place sur le pont pour un vrai bateau de sauvetage. D’ailleurs, j’aime tellement mon bateau, que je crois que je ne me soucierais guère d’être sauvé s’il devait couler. Mais pour me conformer aux conventions et me permettre d’aller à terre quand je suis à l’ancre dans un port, je transporte le plus petit canot possible. Il a 1m,80 de long, c’est un Berthon analogue à ceux que l’on emploie sur les sous-marins, une fois plié il ne tient aucune place le long des claires-voies.


Illustration de l’ouvrage Seul à travers l’Atlantique, Alain Gerbault. 1e édition 1924.






Le Firecrest est solidement construit en chêne et en bois de teck. Bien qu’il ait trente-deux ans, il est en parfait état et je pourrais m’étendre sur sa résistance. Mais il vaut mieux s’abstenir et décrire l’intérieur de mon gîte flottant.

Il se compose de trois compartiments.

À l’arrière, ma cabine avec deux couchettes, sous lesquelles il y a deux coffres. Un lavabo reçoit l’eau d’un réservoir de 50 litres établi sous le pont. Les boiseries de la chambre sont en acajou et en érable moucheté. Des deux côtés, des casiers sont pleins de livres.

En avant de la cabine et au centre du bateau, un salon aux boiseries d’acajou et d’érable. De chaque côté, des placards renferment mes trophées de tennis. Au centre, une table pliante.

À l’avant, le poste d’équipage avec deux couchettes pliantes et la cuisine. C’est là que je prépare mes repas sur un poêle à pétrole norvégien qui est suspendu à la cardan, afin de rester vertical quand le bateau roule. De nombreux coffres sont remplis de provisions : biscuits de mer, riz, pommes de terre. À bâbord, il y a une pompe communiquant avec deux réservoirs d’eau douce. Comme éclairage, j’ai une lampe à pétrole et des bougies suspendues à la cardan.

Mon bateau est ma seule résidence. J’ai à bord tous les objets familiers que j’aime, mes prix de tennis et mes livres. Qu’importe s’il n’y a pas de vent ! Je ne suis pas pressé.

Je n’ai pas grand’place à bord, mais je puis transporter quatre mètres de littérature, ce qui signifie environ deux cents volumes. Ma bibliothèque est donc forcément limitée, c’est pourquoi mes livres sont tous des livres d’aventure ou de poèmes.

Parmi eux je citerai la Vie de Jésus de Renan, la plus belle aventure qui fut jamais au monde ; les poèmes d’E. A. Poë, artiste incomparable, car il joint à la perfection du rythme la noblesse de la pensée.

Loti, Farrère, Conrad, Stevenson, Connoley, Jack London, Shakespeare et Kipling sont largement représentés ainsi que Verhaeren, Platon, Shelley, Villon, lord Tennyson et John Maesefield.

Lorsque je veux classer mes auteurs préférés, je pense toujours à la manière dont ils ont compris la mer. Le marin qui est en moi critique toujours l’écrivain, et seuls me plaisent entièrement ceux qui furent à la fois de grands marins et de grands poètes.

J’aime passionnément Jack London, le grand maître du conte et de l’histoire courte, qui eut une vie mouvementée et belle et sut toujours écrire avec puissance et simplicité. Bien qu’embarqué tout jeune à bord d’un trois-mâts barque, et malgré une croisière qu’il fit dans le Pacifique à bord de son yacht le Snark, Jack London ne fut jamais au fond de l’âme un marin. Il fut cependant toute sa vie un amoureux de l’aventure et du grand air, et c’est pourquoi je l’aime et l’admire.

Je me souviens qu’un jour, à la suite d’une tempête, je jetai par-dessus bord tous mes livres d’Oscar Wilde dont le peu de sincérité ne pouvait plaire au simple matelot que j’étais devenu. Je ne conservai avec moi que la ballade de la Geôle de Reading.

Stevenson était tout proche de London par son amour de la vie au grand air et de l’aventure. Lui aussi ne fut jamais un marin dans l’âme, et si l’on excepte son remarquable poème Christmas at Sea il ne décrivit jamais la vie et les souffrances des matelots.

Victor Hugo a souvent d’étonnantes descriptions. Celle de la tempête dans l’Homme qui Rit a produit sur moi une profonde impression. Cependant, presque tous les termes techniques sont faux. Le cyclone tourne dans le sens inverse de celui qu’exige la nature. Ainsi, certains tableaux de peintres sont admirables, bien qu’ils violent toutes les lois de la perspective.

Shakespeare et Kipling furent d’excellents peintres de la mer connaissant à fond tous les termes maritimes. Les erreurs techniques dans leurs œuvres sont fort peu nombreuses. Cependant Shakespeare fait partir les navires de ports de Bohême et Kipling commet une erreur similaire dans son fameux poème de la route vers Mandaley. Kipling est parfois un poète admirable ; par l’opposition et le contraste entre les vers il parvient à faire dire aux mots beaucoup plus qu’ils ne veulent dire. Parmi ses poèmes marins je préfère The last chantey.

Jones Connoley sut décrire merveilleusement la vie des pêcheurs de la côte, et ses nombreuses histoires de marins sont remarquables.

Pierre Loti est un de mes écrivains préférés. Pêcheur d’Islande et Mon frère Yves sont à la place d’honneur ; et pourtant Pierre Loti considère souvent la mer en officier du haut de la passerelle d’un navire.

Herman Melville écrivit il y a près d’un siècle de remarquables livres sur la mer, et l’on commence seulement à le découvrir.

Conrad sut décrire en artiste les tempêtes et les typhons. Cependant, bien que j’aime beaucoup Jeunesse, il n’est pas un de mes auteurs préférés, car à mes yeux il présente tous les défauts des écrivains slaves. La psychologie de ses héros est beaucoup trop compliquée. Lui-même ne sut jamais écrire avec assez de simplicité pour me plaire tout à fait.

Dans une petite ville de Californie s’est retiré un ancien marin appelé Bill Adams. Il occupe les loisirs que lui laisse la culture de son verger à écrire des contes maritimes et des entretiens sur l’amitié que le divin Platon n’aurait pas désavoués. Malgré beaucoup d’imperfections littéraires, il est à mes yeux un des plus grands écrivains de la mer. Quelques-uns de ses contes sont de petits chefs-d’œuvre.

Enfin dans un rayon au-dessus de ma couchette, sont quelques livres de chevet. Ce sont tous mes livres favoris : des poèmes et des ballades. La ballade est en effet la forme poétique la plus propre à dépeindre la vie des marins. Et si François Villon avait été marin, il nous aurait donné les plus beaux poèmes de la mer.

Il y a là toutes les anciennes complaintes de matelots et les vieux chants de la marine en bois qui servaient à accompagner la manœuvre des voiles.

Il y a la ballade de l’ancien marinier de Samuel Taylor Coloridge qui n’a d’égale dans la langue anglaise, pour la beauté de la composition et la perfection du rythme, que le poème du Corbeau, d’Edgar Allan Poe.

Il y a enfin John Masefield, le poète que j’aime entre tous, avec ses poèmes et ballades d’eau salée parmi lesquelles je dois citer Fièvre marine et la complainte du Cap Horn. Ayant longtemps vécu à bord de voiliers, il sut mieux que tout autre décrire la mer et la vie des marins.

Et pourtant, bien des siècles avant, Antiphile de Byzance avait déjà écrit :

« Oh ! avoir une natte au plus mauvais coin du bateau, entendre résonner sur ma tête les panneaux de cuir sous le choc des embruns !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Donne ! Prends ! Jeux et bavardages de matelots.

« J’avais tout ce bonheur, moi qui suis de goûts simples. »