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Seul à travers l’Atlantique/Chapitre IV

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Bernard Grasset (p. 41-56).


CHAPITRE IV

L’Atlantique.


E fut le 6 juin à midi que je levai l’ancre. La grande aventure commençait seulement.

Avant de quitter la France, j’avais fait l’acquisition de cartes qui montrent la direction et l’intensité des vents dans l’Atlantique nord.

Un bateau faisant route sud-ouest à la sortie du détroit de Gibraltar doit rencontrer les alizés du nord-ouest et descendre sous les tropiques. Ensuite il fera route vers l’ouest et attendra d’être au sud des îles Bermudes avant de remonter vers New-York.

La ligne droite n’est pas sur un voilier le plus court chemin d’un point à un autre. Un navire allant de New-York à Gibraltar rencontre des vents d’ouest et n’aura guère à couvrir plus de 3.000 milles marins ; au contraire, de Gibraltar à New-York un voilier aura à parcourir au moins 4.500 milles.

Deux Américains, Slocum et Blackburn, traversèrent l’Atlantique d’Amérique en Europe à des époques différentes, seuls, sur des petits bateaux, en s’arrêtant aux Açores. Leur plus long passage sans escale fut de 2.000 milles.

Jamais personne n’avait tenté seul la traversée de l’Atlantique nord de l’est à l’ouest.

Slocum avait accompli un exploit jamais égalé en restant seul soixante-douze jours en mer dans le Pacifique.

J’ai toujours eu pour ce grand navigateur la plus profonde admiration. Je savais que ma traversée durerait probablement plus qu’aucune des siennes et cependant je partais joyeux à la pensée des difficultés à surmonter.

À bord d’un voilier on ne sait jamais quand on arrivera, et c’est pourquoi je partis avec plus de quatre mois de vivres ; les vents ne me furent guère favorables et j’eus bien souvent à me louer de ma prévoyance.

Je quittai donc Gibraltar le 6 juin à midi. Il faisait très beau. Laissant derrière moi le port, et poussé par une brise légère, j’étais étendu sur le pont, rêvant des jours qui allaient venir.

J’avais une confiance absolue dans mon vaillant navire et ma navigation. J’envisageais avec joie mon passage dans les vents alizés où je trouverais un soleil ardent et les poissons volants des mers tropicales. Je jetai mes derniers regards à la terre, au roc de Gibraltar étincelant de soleil.

La brise augmentait lorsque, sortant de la baie d’Algésiras, je mis le cap sur la sortie du détroit.

Les poissons étaient si nombreux autour de moi que l’eau semblait bouillonner. Des marsouins jouaient autour de mon bateau et les albatros plongeaient. C’était le moment d’essayer le winchester automatique qu’un ami m’avait offert à Gibraltar et bientôt un marsouin coulait, laissant une trace rouge dans l’eau. J’aurais été heureux de pêcher à la traîne, mais j’allais trop vite.

Vers le soir, la brise augmenta, et vers 10 heures c’était une véritable tempête. Le vent hala subitement sud-ouest, et mon grand foc se déchira en lambeaux. Puis vint une pluie torrentielle. Étant fatigué par mes préparatifs de départ, je mis à la cape et décidai de prendre une bonne nuit de repos. Le vent soufflait furieux, mais le Firecrest se conduisait merveilleusement, la barre attachée, dans les eaux si heurtées du détroit, pendant qu’en bas, dans ma cabine, je dormais confiant dans mon navire.

Le lendemain, le vent était toujours sud-ouest. Pendant tout le jour une pluie torrentielle tomba et je continuai à tenir la cape sous une voilure réduite.

J’avais fait réparer le rouleau de mon gui à Gibraltar, mais après quelques jours de mauvais temps, je ne fus pas surpris de constater que la plupart des dents du rouleau étaient brisées. Cet appareil destiné à réduire la surface de ma grande voile m’avait été livré à Cannes quelques jours avant mon départ. La roue avait quatre centimètres de diamètre de moins que je ne l’avais prescrit et le métal n’était pas l’alliage voulu de bronze et de manganèse. Ce défaut de construction, dû à la mauvaise foi du fabricant, rendit mon voyage plus pénible, et m’obligea à amener complètement la grand’voile chaque fois qu’un grain m’obligeait à réduire la voilure.

Ma grand’voile commence à se découdre et je dois l’amener pour la réparer avant qu’elle ne se déchire dans toute sa largeur. Le jour suivant était beau et je hissai ma grand’voile réparée et toutes mes voiles de beau temps. À midi, une observation me donna ma position comme 50 milles ouest de Gibraltar.

À 14 heures, ce jour, le cap Spartel, promontoire avancé de la côte africaine, disparut derrière l’horizon. J’étais maintenant seul entre le ciel et l’eau.

J’eus bientôt la satisfaction de rencontrer les vents alizés, qui furent une légère brise d’est le premier jour, et soufflèrent ensuite très frais du nord-est. Depuis le départ, j’attendais avec impatience l’apparition des premiers poissons volants. Aussi, je fus joyeux quand, le 10 juin, un petit poisson éblouissant de lumière sortit de l’eau et vola une centaine de mètres en avant de mon bateau avant de disparaître.

Vent arrière et portant toute sa voilure, mon bateau ne pouvait rester de lui-même sur sa course. En ceci, j’étais moins heureux que le capitaine Slocum, qui put faire de longs parcours vent arrière à bord du Spray sans toucher à la barre.

C’est pourquoi, pendant ces premiers jours de vents alizés, après avoir tenu la barre pendant douze heures, je mis mon navire à la cape pour pouvoir prendre du repos.

Dans la marine, les quarts sont de quatre heures. Tenir la barre pendant douze heures de suite est très dur, surtout vent arrière, car il faut une attention soutenue pour éviter l’empannage, aventure désagréable qui arrive quand le bateau reçoit tout à coup le vent de l’autre bord ; la grand’voile change de bord si brusquement que le poids du gui entre les haubans entraîne souvent la perte du mât.

Voici quelle était la routine de ma vie dans ces premiers jours de vents alizés. Le matin, à 5 heures, je sautais de ma couchette pour cuire mon déjeuner qui comportait invariablement du porridge, du lard, du biscuit de mer, du beurre salé, du thé et du lait stérilisé.

Je découvris bien vite que j’avais été volé par certains fournisseurs de Gibraltar qui m’avaient vendu un baril de bœuf salé dont la partie supérieure contenait d’excellents morceaux, mais dont le reste n’était qu’os et graisse. De même, j’avais commandé une marque connue de thé, et le thé qu’on me livra était un mélange de très pauvre qualité.

Ceci, d’ailleurs, fut une bonne leçon pour moi ; à l’avenir je ne me fierai plus qu’à moi-même et inspecterai minutieusement toute la nourriture que j’embarquerai à bord.

Je faisais la cuisine sur un réchaud Primus à pétrole dans le poste d’équipage. Ce réchaud est suspendu à la cardan, de manière que les casseroles restent horizontales quelle que soit la position du bateau. En pratique, le gîte du navire était souvent si grand que la poêle à frire tombait du réchaud, inondant mes jambes nues d’huile bouillante.

Il était, dans une tempête, souvent très difficile de faire la cuisine. Il y avait loin de la coupe aux lèvres, et le bœuf salé couvrait maintes fois le plancher, et dans un bateau si étroit, qu’un gros marin ne pourrait s’y retourner qu’avec peine, il est difficile de se mouvoir sans entrer parfois fort brutalement en contact avec les parois du navire.

À 6 heures, j’allais sur le pont, déroulais le tour de ma grand’voile, abandonnais la cape et reprenais ma course vent arrière.

Pendant douze heures consécutives, je tenais la barre et, dans les vents alizés, je couvrais de 50 à 90 milles marins par jour. Cette moyenne est excellente pour un yacht de 8 tonneaux. Avec un équipage de deux hommes et des vents plus favorables, j’aurais certainement fait plus de 100 milles de moyenne par vingt-quatre heures.

Pendant ces douze heures de barre, dans les vents très frais, je devais exercer une attention soutenue. Il ne m’était pas possible de lire, et cependant, je ne m’ennuyais jamais. J’admirais la beauté de la mer et des vagues, la tenue de mon navire, et disais tout haut les œuvres de mes poètes préférés : Alan Cunningham, Kipling, John Masefield, Shelley, Verhaeren, Edgar Poe.

Quand venait la nuit, j’étais mort de fatigue. Je réduisais la surface de voilure de la grand’voile, mettant mon navire à la cape, attachant la barre. Je préparais mon deuxième repas de la journée, qui consistait habituellement en bœuf salé et en pommes de terre bouillies dans l’eau de mer, dont elles prenaient une délicieuse saveur. L’air marin me donnait un appétit féroce et naturellement, je ne pouvais me plaindre de mon cuisinier.

Enfin, je tombais épuisé dans ma couchette et dormais durement bercé par les vagues.

Quelques extraits de mon journal donneront une bonne idée de ma vie à bord dans ces premiers jours de vents alizés.

« Lundi 11 juin. — Vent très frais nord-est, nuageux, forte mer. Douze heures 30, prends un ris dans trinquette, enroule deux tours de grand’voile, remplace le deuxième foc par le foc de cape. À 12 heures, distance enregistrée au loch en vingt-quatre heures, dont douze heures à la cape : 90 milles. Fraîche brise devient une tempête environ 10 Beaufort. Dix-neuf heures trente, à la cape.

« Mardi 12 juin. — Sept heures, cap sud-ouest, vent grand frais, nord, distance enregistrée au loch à midi, 75 milles un quart, tempête à midi, mer démontée, à la cape à 13 heures.

« Mercredi 13 juin. — À la cape toute la nuit, 6 heures du matin W. S. W. vent grand frais N. W. ; dans l’après-midi, croise vapeur qui roule fortement.

« Jeudi 14 juin. — Vent nord plus modéré, distance au loch à midi 54 milles. Latitude par observation : 34° 21′.

« Vendredi 15 juin. — Vent frais, ciel bleu, loch à midi, 68 milles. À 13 heures la sous-barbe se brise. La sous-barbe est une manœuvre dormante qui, partant de l’extrémité du beaupré, vient se raidir sur l’étrave et sert à contre-tenir le beaupré contre les efforts de bas en haut qui lui sont transmis par les étais.

« Pour la réparer, je dois me rendre à l’extrémité du beaupré, difficile manœuvre dans une forte mer. Les risques d’être enlevé par une lame sont grands.

« J’avais à travailler avec mes mains, me cramponnant avec les jambes. De temps en temps, le Firecrest tanguait et je disparaissais entièrement dans l’eau, mais la mer était chaude et ce bain forcé nullement désagréable.

« Je me souviens d’avoir lu que le yacht d’un célèbre navigateur solitaire fut trouvé après une tempête à la dérive sans personne à bord. Le livre de bord portait cette inscription : « Je dois me rendre à l’extrémité du beaupré. Reviendrai-je ? »

« Samedi 16 juin. — Vent très frais, loch enregistre à 12 heures : 72 milles. Quatorze heures, la bordure de la grand’voile se déchire et je dois l’amener et hisser la voile de cape.

« 17 juin. — Vent très frais nord, cap sud-ouest ; à 12 heures le vent souffle en tempête puis se calme subitement vers dix-sept heures. D’après mes observations, je suis à environ six cent vingt milles de Gibraltar et quarante milles au sud-ouest de Madère, que je ne peux apercevoir.

« La mer devient calme et le ciel se dégage. J’en profite pour faire sécher mes vêtements et ma literie. »

Le lendemain, par une mer d’huile et calme plat, je suis occupé toute la journée à réparer mes voiles. Après quelques jours de fort temps, il y a toujours beaucoup de travail à bord. C’est un cordage à épisser, une manœuvre à changer. Le travail du matelot est beaucoup plus important que celui du navigateur. Sans connaître la navigation, j’aurais pu très bien traverser l’Atlantique. Si j’avais été un marin inexpérimenté, incapable de réparer mes voiles et mes cordages, je n’aurais pu atteindre d’autre port que celui des navires perdus ; et toutes mes connaissances astronomiques n’auraient pu me servir à rien.