Seul à travers l’Atlantique/Chapitre VIII

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Bernard Grasset (p. 95-105).


CHAPITRE VIII

Journées d’orages.


nfin, vint la pluie. Je n’ai pas de mots pour dire ma joie à l’approche de l’orage.

Des nuages sombres se rassemblèrent vers l’occident, la nuit du 4 août. Dans la pénombre, ils se levaient majestueusement au-dessus de la mer comme d’immenses montagnes noires, semblant vouloir écraser mon petit navire dans un affreux désastre.

Mais je pouvais rire en face d’eux, car je connaissais la robustesse de mon vaillant Firecrest. Qu’importe la tempête, si je peux avoir de l’eau… Des éclairs zigzaguaient parmi les amas de nuages et éclairaient par moments l’océan d’une lumière sinistre.

J’étais assis sur le pont, admirant le déploiement de ces forces naturelles. Aussi impressionnant que cela pût être pour un marin, je n’avais aucune crainte de ce qui allait venir. Après les longs jours torrides et sans vent, j’envisageais avec joie le changement qui se préparait.

Le grand rideau de nuages arrivait en roulant de l’occident, éteignant les étoiles les unes après les autres, comme pour cacher une tragédie qui allait se jouer dans cette petite partie du monde et dont le Firecrest et moi attendions le dénouement. Il n’y avait rien à faire que réduire ma voilure et me préparer à attraper la pluie qui devait tomber. Bientôt j’entendis le bruit des gouttes précipitées sur le pont et je me souvins du vieux proverbe de marin qui recommande de se méfier quand la pluie arrive avant le vent ; mais le Firecrest était prêt à tout. L’orage arriva comme un tourbillon et coucha presque entièrement mon navire ; mais, quand le premier coup de vent passa, je fus capable, en utilisant ma grand’voile comme une sorte de poche, de recueillir l’eau de pluie que je laissai s’écouler dans un baril au pied du mât. Les grains continuèrent toute la nuit. Je parvins à recueillir plus de 50 litres : C’était plus important pour moi que la pêche. Je me sentais maintenant assuré de ne jamais manquer de nourriture ni d’eau, car le ciel et la mer m’apportaient l’un et l’autre.

J’étais tout à fait satisfait, même heureux. Je n’avais aucune hâte d’arriver à New-York et je me sentais chez moi sur l’océan.

Le vent est toujours ouest, ce qui veut dire très lente progression, mais je ne m’en soucie pas. Voilà plus de trois semaines que je n’ai eu un temps favorable en dépit des flèches pleines de promesses de la carte des vents. J’ai suffisamment de poisson et d’eau pour mes besoins actuels, et de nombreux nuages noirs encerclent l’horizon, promettant plus de pluie.

J’ai mangé trop de poisson dans les derniers jours. Je souffre : mes lèvres sont enflées et mes jambes me font très mal. Le Firecrest tangue fortement dans une mer très dure et fait à peine quelques progrès.

Le 8 août, le vent et la mer augmentent, mais à midi j’avais couvert 66 milles dans les dernières vingt-quatre heures, ce qui n’était pas mal.

Je remarque des nuages assez gros dans l’air, se déplaçant en sens inverse du vent, et j’en conclus qu’une période de mauvais temps va venir. Le laçage qui attache la grand’voile par en haut se casse et j’ai de nouveau beaucoup de travail.

Deux mois s’étaient écoulés depuis que j’avais quitté Gibraltar, le 6 juin. Jusque-là mon voyage s’était déroulé comme je l’avais prévu, chaque jour quelque chose de nouveau arrivait et la vie n’était jamais monotone. Les privations que j’endurais n’étaient que celles qu’un ancien marin considérait comme faisant partie de la journée de travail dans la vieille marine à voile.

J’avais trouvé que je pouvais bien manier mon navire. Nous étions bons compagnons. Il faisait sa part du travail et moi la mienne. Je me sentais de plus en plus attaché à lui et admirais sa vaillance.

À vrai dire, 1.500 milles me séparaient encore du port de New-York, mais j’avais suffisamment de nourriture et d’eau.

Je ne savais pas quel temps j’allais rencontrer vers la côte nord d’Amérique, mais je gardais pleine confiance quoi qu’il pût arriver. Les tempêtes et l’ouragan qui attendaient la venue de mon petit cotre et de ses vieilles voiles allaient pourtant dépasser en violence tout ce que j’avais pu prévoir.

La navigation de mon navire était sans aucun doute une importante partie de mon voyage transatlantique, mais c’était le travail le moins fatigant. Je trouvais beaucoup plus essentiel d’être un bon matelot, d’être capable de réparer mes voiles et mes cordages que de prendre ma latitude et ma longitude.

Je préférais de beaucoup être appelé Alain le matelot que capitaine. Je crois qu’un marin qui ne saurait pas trouver sa position pourrait traverser l’océan seul, à condition de savoir manier son navire. Naviguant droit vers l’ouest à la boussole, il ne manquera pas l’Amérique. Il devra la rencontrer quelque part.

Un écrivain américain, Frank Norris, donne dans un de ses livres, le Matelot de la dame Loulou, une très curieuse description de la navigation d’un bateau. Il nous montre l’héroïne de son livre, couchée sur le pont, essayant d’amener, avec le sextant, une étoile vers l’horizon, puis se précipitant dans la cabine pour couvrir de chiffres, pendant toute la nuit, les quatre côtés de la table de loch… Au matin, dit-il, elle avait trouvé sa position et réglé le chronomètre.

Aussi attrayante que cette description puisse paraître au profane, elle est fort loin de la vérité.

Certainement Frank Norris n’eût jamais écrit cela s’il avait été un marin. En prenant une observation, le navigateur d’une petite embarcation doit se tenir aussi haut que possible au-dessus du pont pour diminuer l’erreur d’observation ; au lieu de regarder le soleil ou une étoile, on regarde à travers le télescope du sextant vers l’horizon et l’on voit dans un miroir la réflexion de l’astre.

Une fois que l’observation est prise, il ne faut que quelques minutes pour trouver la position. J’utilisais un sextant et un chronomètre. Ayant des connaissances mathématiques suffisantes, j’employais les plus modernes procédés de navigation qui sont adoptés sur les paquebots et dans la marine de guerre.

La difficulté est de prendre une observation dans une tempête et par une forte mer, car le pont glisse sous les pieds et le navire roule et tangue fortement ; les deux mains sont nécessaires pour tenir le sextant et le navigateur solitaire doit se maintenir avec ses pieds pour ne pas tomber à la mer. C’est alors qu’il me fut très utile d’être toujours pieds nus.

Je suis prêt, l’instrument en mains. Où est l’horizon ? Une vague énorme apparaît dans mon champ de vision et l’horizon semble subitement s’être élevé verticalement vers le ciel. C’est seulement, lorsque je suis au sommet d’une vague, que je peux voir l’horizon réel. Avant d’avoir pris mon observation, une nouvelle vague se brise à bord et moi et mon sextant, disparaissons dans l’écume. La minute suivante, j’ai pris l’observation, mais j’ai perdu mon équilibre et je dois tout lâcher pour ne pas passer par-dessus bord. Enfin l’observation est prise et je peux me précipiter dans la cabine pour noter l’heure au chronomètre.

Maintenant je n’ai plus qu’à consulter mes tables de navigation ; mais il faut encore avoir quelque esprit mathématique pour être capable de calculer pendant la tempête, au milieu des fortes secousses du navire.

Certainement, sur un petit bateau, si l’on peut trouver sa position à dix milles près, on peut se flatter d’avoir une excellente approximation.