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Seul à travers l’Atlantique/Chapitre XVII

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Bernard Grasset (p. 209-218).


APPENDICE

à l’usage de ceux qui connaissent la mer.


Ce chapitre un peu technique, qui s’adresse surtout aux yachtsmen, traite des enseignements de ma traversée et des modifications que je compte faire subir au Firecrest avant ma prochaine croisière.

Ayant avec lui bravé de nombreuses tempêtes, ayant réalisé cette traversée que j’avais longtemps rêvée, j’ai naturellement pour mon vaillant navire la plus grande admiration. Cependant je ne suis pas dogmatique et je ne prétends pas que Firecrest était parfait. — En fait, il n’existe pas de yacht parfait. — Chaque type, chaque forme de coque, chaque gréement présente des avantages et des inconvénients. Le bon marin est celui qui connaît les qualités et les défauts de son navire, ses réactions dans la tempête, et qui sait quel effort limite il peut lui demander. Il est souvent de bons navires, il n’est pas toujours de bons marins, et on pourrait citer les vers de Kipling :

Le jeu est plus que le joueur,
Le navire est plus que l’équipage.

Comme on peut le voir d’après ses lignes, Firecrest est un navire assez étroit pour sa longueur, et d’un tirant d’eau relativement considérable. Ayant en outre une forte quille en plomb, il est pratiquement inchavirable, mais l’effort supporté par le mât est certainement plus grand que sur un bateau large et peu profond.

Il tient très bien la cape et avance au plus près, même dans de fortes mers. Par contre, vent arrière, il est certainement plus délicat à manœuvrer qu’un bateau à arrière très large.

Mes principaux ennuis pendant ma traversée furent les suivants :

Les voiles étaient trop vieilles, le rouleau en bronze pour le gui beaucoup trop faible, le beaupré trop long. La sous-barbe cassait constamment. L’eau se conservait très mal dans les barils en chêne. La grand’voile était assez difficile à amener et à hisser pendant une tempête par suite de l’encombrement du gui et de la corne.

Après avoir longuement étudié ces inconvénients, j’apporte à mon navire quelques modifications.

D’abord il me sera possible de me procurer des voiles neuves. Je conserverai un rouleau pour le gui, qui sera non plus en bronze mais en fer galvanisé et du modèle des bateaux pilotes du canal de Bristol. Le Firecrest ne sera plus gréé en cotre franc mais en bermudien, ce qui me permettra de réduire la longueur de mon beaupré de quatre-vingt-dix centimètres. Le beaupré sera fixe ainsi que la sous-barbe qui sera une barre de fer forgé et ne transmettra pas ainsi à la partie supérieure du mât des efforts de flexion.

Le gui sera creux, d’un diamètre de quinze centimètres, construit par Mac Gruer et formé de cinq épaisseurs de bois cimentées ensemble.

Une des difficultés de ma traversée avait été pour moi, quand je voulais hisser la grand’voile par gros temps, de faire passer la corne entre les balancines. Le poids de la corne rendait souvent aussi très difficile la manœuvre d’amener la grand’voile.

Si je voulais utiliser la voile de cape, il me fallait amener le gui sur le pont, ce qui est une manœuvre très difficile et dangereuse, même avec un bon équipage. Le poids réduit du gui creux facilitera beaucoup la manœuvre d’amener la voile, et me permettra de ne plus utiliser de voile de cape. Le gréement bermudien supprime d’ailleurs tous les inconvénients de la corne. Un chemin de fer le long du gui me permettra de rentrer complètement et très vite la grand’voile, et d’avoir ainsi deux voilures l’une de petit temps et l’autre de gros temps qui remplacera la voile de cape.

Le mât de flèche sera creux — et j’utiliserai des cercles de mât jusqu’aux jottereaux. La grande simplicité du gréement bermudien m’a beaucoup séduit. L’idéal serait d’avoir seulement deux voiles, grand’voile et foc, et pas de beaupré. Cependant je conserverai un foc et une trinquette et deux étais.

L’eau ne sera plus renfermée dans des barils en chêne mais dans des réservoirs en fer galvanisé. Dans ma prochaine grande traversée, je n’emporterai pas de viande sauf du lard fumé ou bacon. Pas de conserves en boîtes sauf du lait, du riz, des pommes de terre, du beurre salé, des confitures et du biscuit. Le nouveau réchaud à pétrole sous pression que j’emploierai est entièrement démontable et m’évitera les ennuis de ma première traversée.

J’emporte cette fois en outre une arbalète à poissons, des armes à feu, un petit cinéma et deux kilomètres de films contenus par rouleau de vingt-cinq mètres dans quatre-vingts boîtes en zinc, un appareil à pellicules entièrement métallique.

Une autre question un peu technique que je n’ai pu traiter au cours de mon récit est celle de la navigation. Je me servirai encore d’un sextant à micromètre sans vernier du type utilisé par l’amirauté britannique à bord de ses torpilleurs. Ce sextant ne donne que la demi-minute qui est une approximation inférieure à l’erreur d’observation due à la faible hauteur de l’œil au-dessus de l’horizon. J’utilise les tables du lieutenant Johnson, R. N., qui permettent avec une approximation suffisante des calculs très rapides. J’emploie aussi les nouvelles méthodes de navigation de la Summers Line.

Je n’emporte pas de chronomètres proprement dits, mais deux montres de torpilleurs du type en usage dans la marine.

Un autre des inconvénients du Firecrest est sa taille. Je l’aime tellement que je le conserverai toujours, mais si je devais me faire construire un navire pour une traversée semblable, je le ferais faire beaucoup plus petit. Bien construit, il pourrait très bien tenir la mer, et éviterait au navigateur solitaire une grande fatigue physique.

J’ai dessiné dernièrement les lignes générales d’un tel yacht, qui correspond à peu près à mon idéal de ce que doit être une embarcation de cinq tonneaux pouvant être facilement manœuvrée par un ou deux hommes.

D’une longueur de huit mètres cinquante de bout en bout et d’une lar







geur de deux mètres quatre-vingts, il a, comme les anciens bateaux des Vikings et les bateaux plus récents de Colin Archer, une forte portion de quille droite qui donne une grande stabilité à la mer. Entièrement ponté sauf un cockpit étanche et un roof solide sans claire-voie, il peut tenir la cape sans rien craindre des paquets de mer. Le constructeur Janin à qui j’avais montré mon projet fut si enthousiaste de l’idée qu’il décida de la réaliser et de construire ce type de yacht en grande série. Ce bateau répond à un besoin en France, il permet de naviguer sans équipage professionnel. Il présente un grand logement pour sa taille (1m,80 pour le roof). Trois amateurs pourraient y habiter confortablement sans avoir l’ennui de rentrer le soir pour trouver un hôtel.

Ils pourraient par exemple avec des risques minimes croiser l’été dans la Manche sur les côtes anglaise et française, remonter la Seine jusqu’à Paris et s’amarrer près du pont de la Concorde, puis descendre jusqu’à Marseille et faire une croisière en Sicile.

Il m’est agréable de penser que, si un malheur arrive au Firecrest, je pourrai avoir dans un délai rapide un navire pour continuer mon voyage et je serais en même temps très heureux si le producteur de ce monotype pouvait développer en France le goût de la croisière et de l’aventure maritime.