Sganarelle/Édition Louandre, 1910/Notice de Neuf-Villenaine

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SganarelleouLe Cocu imaginaire
1660



Notice de Neuf-Villenaine

de ces gens-là. — De quoi vous plaignez-vous ? lui dit un plaisant ; l’auteur vous a pris du beau côté ; vous seriez bien heureux d’en être quitte pour l’imagination. »

Cette anecdote prouve mieux que toutes les discussions de la critique, que si Molière avait manqué le but moral, il avait du moins trouvé la vérité.

Cailhava dit que la pièce de Molière est conçue d’après un canevas italien non imprimé : Arlichino cornuto per opinione.



À M. DE MOLIÈRE,
CHEF DE LA TROUPE DES COMÉDIENS DE MONSIEUR, FRÈRE UNIQUE DU ROI[1]


Monsieur,

Ayant été voir votre charmante comédie du Cocu imaginaire, la première fois qu’elle fit paroître ses beautés au public, elle me parut si admirable que je crus que ce n’étoit pas rendre justice à un si merveilleux ouvrage que de ne le voir qu’une fois, ce qui m’y fit rencontrer cinq ou six autres ; et, comme on retient assez facilement les choses qui frappent vivement l’imagination, j’eus le bonheur de la retenir entière, sans aucun dessein prémédité, et je m’en aperçus d’une manière assez extraordinaire. Un jour, m’étant trouvé dans une assez célèbre compagnie, où l’on s’entretenoit et de votre esprit, et du génie particulier que vous avez pour les pièces de théâtre, je coulai mon sentiment parmi celui des autres ; et, pour enrichir par-dessus ce qu’on disoit à votre avantage, je voulus faire le récit de votre Cocu imaginaire : mais je fus bien surpris quand je vis qu’à cent vers près je savois la pièce par cœur, et qu’au lieu du sujet je les avais tous récités : cela m’y fît retourner encore une fois, pour achever de retenir ce que je n’en savois pas. Aussitôt un gentilhomme de la campagne, de mes amis, extraordinairement curieux de ces sortes d’ouvrages, m’écrivit, et me pria de lui mander ce que c’étoit que le Cocu imaginaire ; parce que, disoit-il, il n'avoit point vu de pièce dont le titre promit rien de si spirituel, si elle étoit traitée par un habile homme. Je lui envoyai aussitôt la pièce que j’avois retenue, pour lui montrer qu’il ne s’était pas trompé ; et, comme il ne l’avoit point vu représenter, je crus à propos de lui envoyer les arguments de chaque scène, pour lui montrer que, quoique cette pièce fût admirable, sauteur, en la représentant lui-même, y savoit encore faire découvrir de nouvelles beautés. Je n’oubliai pas de lui mander expressement, et même de le conjurer, de n’en laisser rien sortir de ses mains ; cependant, sans savoir comment cela s’est fait, j’en ai vu courir huit ou dix copies en cette ville, et j’ai su que quantité de gens étoient prêts de la faire mettre sous la presse ; ce qui m’a mis dans une colère d’autant plus grande que la plupart de ceux qui ont décrit cet ouvrage l'ont tellement défiguré, soit en y ajoutant, soit en y diminuant, que je ne l’ai pas trouvé reconnoissable : et comme il y alloit de votre gloire et de la mienne que l’on ne l’imprimât pas de la sorte, à cause des vers que vous avez faits, et de la prose que j’y ai ajoutée, j’ai cru qu’il falloit aller au-devant de ces messieurs, qui impriment les gens malgré qu’ils en aient, et donner une copie qui fût correcte (je puis parler ainsi, puisque je crois que vous trouverez votre pièce dans les formes) ; j’ai pourtant combattu longtemps avant que de la donner, mais enfin j’ai vu que c’étoit une nécessité que nous fussions imprimés, et je m’y suis résolu d’autant plus volontiers que j’ai vu que cela ne vous pouvoit apporter aucun dommage, non plus qu’à votre troupe, puisque votre pièce » été jouée près de cinquante fois.

Je suis, monsieur, votre, etc.


PERSONNAGES


Gorgibus, bourgeois de Paris.

Célie, sa fille.

Lélie, amant de Célie.

Gros-René, valet de Lélie.

Sganarelle, bourgeois de Paris, et cocu imaginaire.

Sa femme.

Villebrequin, père de Valère.

La suivante de Célie.

Un parent de Sganarelle.






Scène première



Gorgibus, Célie, sa suivante.


Célie, sortant toute éplorée et son père la suivant.

Ah ! n’espérez jamais que mon cœur y consente.

Gorgibus

Que marmottez-vous là petite impertinente,
Vous prétendez choquer ce que j’ai résolu,
Je n’aurai pas sur vous un pouvoir absolu,
Et par sottes raisons votre jeune cervelle
Voudrait régler ici la raison paternelle.
Qui de nous deux à l’autre a droit de faire loi,
À votre avis, qui mieux, ou de vous, ou de moi
Ô sotte, peut juger ce qui vous est utile !
Par la corbleu, gardez d’échauffer trop ma bile,
Vous pourriez éprouver sans beaucoup de longueur
Si mon bras sait encor montrer quelque vigueur.
Votre plus court sera Madame la mutine,
D’accepter sans façons l’époux qu’on vous destine.
J’ignore, dites-vous, de quelle humeur il est,



  1. Un nommé Neufvillenaine, qui, en cinq ou six représentations, avoit retenu toute cette comédie, la fit imprimer, et la dédia à Molière ; c’est cette dédicace que nous reproduisons ici.

    Neufvillenaine a cru devoir faire précéder les principales scènes d’arguments qui en expliquaient le sujet. Ces arguments offrent des détails précieux sur le jeu comique de Molière, qui représentait Sganarelle, et sur l’effet que chaque scène et presque chaque vers produisaient sur le public. Nous remarquerons que ces arguments ne déplurent pas à Molière, que même il sembla les adopter, puisque, dans l’unique édition qu’il ail publiée de ses œuvres, il n’a rien changé ni au texte de la pièce, ni aux arguments de son éditeur. Cette édition curieuse est imprimée chez Guillaume de Luynes, en 1666, avec privilége du Roi, sous le titre d’Œuvres de M. de Molière. Elle se compose de deux volumes, ornés chacun d’une vignette fort singulière, représentant Mascarille et Agnes dans leur costume. Le premier volume, de 391 pages, renferme quatre pièces : les Précieuses, le Cocu imaginaire, l’Étourdi et le Dépit amoureux. Le second volume, de 480 pages, renferme cinq pièces : les Fâcheux, l’École des Maris, l’École des Femmes, la Critique de l’École des Femmes et la Princesse d’Élide. (Aimé Martin)