Shakespeare - Œuvres complètes, Hugo, tome 15 - Introduction

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François-Victor Hugo
Introduction
Textes établis par François-Victor Hugo
Œuvres complètes de Shakespeare
Tome XV : Sonnets – Poëmes – Testament
Paris, Pagnerre, 1872
p. 7-47
Dédicace Sonnets de Shakespeare


INTRODUCTION.


I

L’Angleterre est, de toutes les nations occidentales, celle qui a subi le plus lentement l’influence de la Renaissance. Dans cette île, peuplée de colonies celtiques, germaniques et scandinaves, la contre-révolution classique du Midi devait trouver la résistance de la géographie et de la langue, de la terre et de la race, de la nature et de l’homme.

Isolée par sa situation même, l’Angleterre le fut encore par les événements. Pendant le seizième siècle, elle ne put prendre qu’une part indirecte aux guerres d’Italie : elle n’assista presque que comme témoin à ce grand duel qui eut lieu dans la Péninsule entre les princes de la maison de Valois et les princes de la maison d’Autriche. L’Angleterre ne fut pas, comme la France, mêlée à l’Italie par des invasions périodiques et par une occupation prolongée. Les armées féodales que Charles VIII, Louis XII, François Ier et Henri II entraînèrent successivement au delà des Alpes n’étaient pas simplement des colonnes en marche ; c’était un peuple s’emparant d’un autre peuple ; c’était la race franque prenant possession de la race latine dans l’étreinte violente de quatre générations. L’Angleterre, elle, n’eut ni les douleurs ni les joies de cette conquête : elle n’eut avec l’Italie que le point de contact superficiel de la diplomatie et du commerce.

Aussi la Renaissance ne fut-elle pas en Angleterre, comme en France, un mouvement général, populaire, irrésistible, dans lequel une grande individualité nationale risquait d’être engloutie. Là, pendant longtemps, les réformes qu’elle opéra dans les arts, dans les monuments et dans les costumes restèrent le luxe coûteux de l’aristocratie et de la cour. Jaloux de l’intimité de François Ier avec le Primatice et avec Benvenuto, Henri VIII avait invité Raphaël et le Titien : Raphaël et le Titien avaient dédaigné l’invitation. À défaut des maîtres, le roi d’Angleterre dut se contenter des élèves : pour sculpter le tombeau de son père, en 1519, il se résigna, au refus de Michel-Ange, à prendre Pietro Torregiano, le même que Cellini nous représente, dans ses Mémoires, arrivant à Florence pour embaucher des praticiens, et se vantant partout des tours qu’il avait joués à ces imbéciles d’Anglais. Ce ne fut qu’avec beaucoup de peine, et grâce à l’influence d’Holbein, qu’en 1544, on décida Jean de Padoue à se laisser faire « deviseur des constructions de Sa Majesté. » Tant était grande l’antipathie entre la race artiste du Midi et cette froide race du Nord !

La Renaissance commença par modifier les arts plastiques : elle changea d’abord les habits, puis les meubles, puis les maisons. L’architecture italienne, officielle depuis 1544, ne devint populaire qu’après la destruction de tous les couvents sous Élisabeth. Alors la haute noblesse se mit à copier la royauté ; la petite noblesse, à imiter la haute. Alors, à l’exemple des palais princiers, comme Somerset-House et Nonsuch, on vit, sur les plans de la Renaissance, s’élever les palais seigneuriaux de Buckhurst, de Sussex, de Burleigh, de Hardwick, de Lullworth, de Longford. De même que, dans le costume, le pourpoint s’était substitué à la cotte de mailles, on vit les maisons de plaisance remplacer partout les bastilles féodales ; les châteaux perdirent leur sombre façade du moyen âge et prirent une nouvelle forme ; l’ogive gothique s’arrondit en arcades ; le donjon de Macbeth devint la villa de Juliette. Alors plus de fossés, de pont-levis, de mâchicoulis, de créneaux, de meurtrières, mais partout de larges escaliers, de longues galeries, de magnifiques perrons, des balcons à tenter les Roméos ; des fenêtres romaines invitant l’ardent soleil, des parcs immenses avec des fontaines et des grottes ; des allées à perte de vue où les déesses et les naïades d’Ovide, transportées tout à coup des chaudes régions, allaient frissonner à jamais dans leur nudité de marbre.

C’était peu d’avoir pris possession de la matière, si la Renaissance ne s’emparait de l’idée. Après avoir renouvelé l’architecture, le mobilier, la mode, elle dut renouveler la littérature. Dès le temps de Henry VIII, les doctrines nouvelles avaient été apportées en Angleterre. « À la fin du règne de Henry VIII, écrivait en 1592 le critique Puttenham, parut une nouvelle société de rimeurs de cour dont sir Thomas Wyat et Henry, comte de Surrey, étaient les chefs. Ayant voyagé en Italie, ils s’étaient initiés au mètre harmonieux et au style majestueux de la poésie italienne. Élèves nouvellement sortis des écoles de Dante, de l’Arioste et de Pétrarque, ils polirent les formes familières et rudes de notre poésie vulgaire, et ils peuvent, pour cette raison, être appelés justement les premiers réformateurs du style et du mètre anglais. »

Les dissensions civiles et religieuses qui troublèrent les règnes d’Édouard et de Marie Tudor firent trêve aux discussions littéraires. Ce ne fut que sous Élisabeth, quand le calme matériel fut rétabli, que la contre-révolution classique se déclara hautement. Alors la Renaissance eut ses enthousiastes en Angleterre comme en France. Pour ces ultras littéraires, il ne s’agissait de rien moins que de supprimer le travail de l’esprit humain pendant quinze siècles, de raturer le moyen âge et de dater la civilisation de l’antiquité. Cle n’était pas seulement la littérature qu’il fallait renouveler, c’était la langue ; ce n’était pas seulement le style, c’étaient les mots. Ici le vieil idiome anglo-saxon fut déclaré barbare, comme là le vieil idiome d’oil. À Londres, la langue de Chaucer et de Gower fut condamnée au nom du goût, comme à Paris celle de Marot et de Commines.

Des deux côtés de la Manche, les exaltés de la Renaissance semblaient s’entendre et se donner le mot. En France, la pléiade classique avait, dès 1549, publié son programme littéraire dans le livre de du Bellay, intitulé Défense et illustration de la langue française. S’adressant à la nation entière, elle lui disait :

« Là donc, François, marchez courageusement vers cette superbe cité romaine, et de ces serves dépouilles ornez vos temples et vos autels. Ne craignez plus ces oies criardes, ce fier Manlie et ce traître Camille, qui sous ombre de bonne foi vous surprennent tout nuds, comptant la rançon du Capitole. Donnez en cette Grèce menteresse, et y semez encore un coup la fameuse nation des Gallo-Grecs. Pillez-moi sans conscience les sacrés trésors de ce temple Delphique, ainsi que vous avez fait autrefois, et ne craignez plus ce muet Apollo ni ses faux oracles. Vous souvienne de votre ancienne Marseille, seconde Athènes, et de votre Hercules Gallique tirant les peuples après lui par les oreilles avec une chaîne attachée à sa langue. »

Ce pillage de la Grèce et de l’Italie auquel la pléiade conviait les fils de la Gaule, les Euphuistes (c’est le nom que la nouvelle école prit en Angleterre) y provoquèrent également les barbares Anglo-Saxons. Les Euphuistes pensaient, avec du Bellay, que « sans l’imitation des Grecs et des Romains, ils ne pouvaient donner à leur langue l’excellence et lumière des autres plus fameuses. » Aussi tentèrent-ils de substituer à l’idiome vulgaire un jargon nouveau, saturé de mots étrangers, grecs, latins, français, italiens ou espagnols. C’est ce jargon hybride que Shakespeare fait parler, dans Peines d’amour perdues, à ce grotesque don Adriano d’Armado. La reine Élisabeth, qui connaissait presque toutes les langues méridiouales, accueillit la réforme des Euphuistes avec enthousiasme. À son exemple, toute la cour apprit avec avidité une façon de parler qui l’isolait du peuple. Dans une préface qui parut en 1592, en tête des œuvres dramatiques de Lyly, sir Henry Blount disait, en parlant de l’auteur d’Euphues : « C’est à lui que la nation doit une nouvelle langue… Toutes nos ladies ont été ses disciples, et, à la cour, une beauté qui ne pouvait pas parler l’Euphuisme était aussi peu considérée que celle qui, maintenant, ne parle pas le français. » La pléiade anglaise eut son Ronsard en diminutif dans Lyly, son du Bellay dans sir Philipp Sidney, son Jodelle dans Gascoigne. Ce Gascoigne publia dans l’argot nouveau plusieurs ouvrages, entre autres une Jocaste. Cette tragédie, imitation maniérée d’Euripide, devint si vite incompréhensible, qu’au bout de quelques années on fut obligé d’y ajouter un long glossaire pour la faire comprendre au public : tant avait été rapide la réaction opérée par Shakespeare en faveur de la langue nationale !

Mais ce n’était pas seulement aux mots que les nouveaux réformateurs s’en prenaient, c’était à la pensée. Travestir l’expression ne leur suffisait pas ; ils voulaient cloîtrer l’esprit même. À les entendre, l’antiquité avait tout deviné, tout dit, tout prévu. Il ne restait plus aux générations modernes qu’a admirer et à imiter perpétuellement les générations passées. Selon eux, la religion du beau avait eu son messie dans Aristote. Ce n’était donc pas la nature qu’il fallait étudier ; on n’avait plus qu’à épeler le catéchisme grec, L’humanité devait avoir à jamais le même précepteur qu’Alexandre.

N’est-ce pas une chose étrange que le seizième siècle, qui a détruit la scolastique en philosophie, ait voulu la faire revivre en littérature, et que, tandis que la Réforme religieuse chassait Aristote, la Renaissance littéraire le restaurât ? Oui, de même que l’école théologique du moyen âge, l’école classique du seizième siècle voulait enfermer la pensée humaine dans certaines formules infranchissables. Celle-ci proscrivait la liberté dans l’art, comme celle-là la liberté dans la foi. La même guerre que le nominalisme avait faite à Abailard, l’Académie l’a faite à Corneille.

Ce sont toujours les règles d’Aristote que les critiques, comme les théologiens, invoquent. Scudéry parle comme Duns Scott, La Harpe prêche comme Ockam.

Unité de temps ; unité de lieu ; incompatibilité du sublime et du grotesque, du rire et des pleurs ; la tragédie, prison des princes et des héros ; la comédie, bagne de la bourgeoisie et du peuple : voilà les principes auxquels les scolastiques littéraires prétendaient à jamais soumettre l’art théâtral. Bien peu de personnes savent que les discussions littéraires qui agitèrent tant la grande France évanouie de 1830, divisaient, il y a plus de deux cent soixante ans, l’Angleterre d’Élisabeth. L’insuccès de la tentative euphuiste contre la langue de Shakespeare n’avait pas découragé les classiques. En 1595, ils reparurent triomphalement, tenant à la main un livre intitulé Défense de la Poésie.

Ce livre, dirigé contre le théâtre vivant, était exhumé d’une tombe. L’auteur, sir Philipp Sidney, était mort depuis neuf ans. Un ouvrage signé d’un pareil nom dut être à cette époque un événement considérable. Sidney, neveu de Leicester, proclamé par Élisabeth le premier chevalier de son temps, avait été tué dans les Pays-Bas au service de la cause protestante. On citait de lui ce trait touchant qu’au moment de mourir, ayant une soif ardente, il avait tendu sa gourde à un soldat blessé. Toute l’Angleterre avait assisté à ses funérailles. Sa réputation était européenne. Peu de temps avant sa mort, la diète de Varsovie lui avait offert la couronne de Pologne. Généreuse idée qu’avait eue cette nation héroïque de faire de ce simple gentilhomme l’égal des rois les plus hautains !

On devine quel effet dut faire, en ces circonstances, le livre de Philipp Sidney. Les arrêts littéraires qu’il contenait empruntaient une autorité particulière à cette tombe fameuse. Les envieux purent à leur aise exploiter la Défense de la Poésie contre le drame shakespearien. En effet, ce livre renfermait des sentences comme celle-ci : « On use beaucoup du drame en Angleterre, et on en abuse de la manière la plus pitoyable. Comme une fille grossière qui accuse une mauvaise éducation, le drame met en question l’honneur de la poésie, sa mère. » Comme son collègue de la critique française, Joachim du Bellay, Philipp Sidney ne jurait que par les anciens ; c’était au nom des anciens qu’il accablait les modernes. Shakespeare aurait pu lui dire ce que Corneille disait à Scudéry : Vous vous êtes fait tout blanc d’Aristote ! Sidney était, en effet, un défenseur acharné de l’unité de temps et de l’unité de lieu, « ces compagnes nécessaires de toutes les actions corporelles. » — « Là, disait-il, où la scène devrait toujours représenter un seul lieu, et où le temps le plus long qu’on puisse supposer devrait être d’un jour au plus, selon le précepte d’Aristote et de la commune raison, on imagine sans aucun goût beaucoup de places et beaucoup de journées. » Mais ce n’est pas le seul reproche que le critique classique faisait au nouveau théâtre.

« Toutes leurs pièces, ajoutait-il, ne sont ni de vraies comédies, ni de vraies tragédies. Elles mêlent les rois et les paysans, sans que le sujet le comporte. Elles poussent un paysan sur la scène par la tête et par les épaules, pour lui faire jouer un rôle dans des sujets majestueux, sans décence ni discrétion ; si bien que, ni l’admiration, ni la pitié, ni la vraie gaieté n’est produite par leur tragi-comédie métisse. »

À l’époque où parut le livre posthume de Sidney, Shakespeare avait fait jouer déjà un grand nombre de pièces : les Deux Gentilshommes de Vérone, Peines d’amour perdues, la Sauvage apprivoisée, le roi Jean, Henry IV, la Comédie des Erreurs, le Songe d’une nuit d’été, toutes violations éclatantes des lois d’Aristote. En présence de cet anathème jeté de la tombe contre toute son œuvre, que va faire Shakespeare ? Le moment est solennel. Va-t-il faire comme Corneille fera quarante ans plus tard ? Va-t-il se soumettre au formulaire classique, s’agenouiller devant les règles, renier la nature et confesser la Poétique ? C’est ici que se manifeste d’une manière frappante la différence des deux génies. Tandis que Corneille accepte le dogme despotique des unités, Shakespeare revendique en dépit de tout la liberté de l’art. Corneille mesure son théâtre au mètre d’Aristote ; Shakespeare donne au sien les proportions de la nature. Corneille emprisonne ses héros ; Shakespeare leur donne le temps et l’espace. Corneille ne veut pas que Cinna sorte de Rome. Quand Othello, éperdu d’amour, veut rejoindre et Chypre sa Desdemona, Shakespeare ne lui marchande pas une barque. À l’arrêt prononcé contre lui par l’Académie, Corneille répond : « Je serais le premier qui condamnerait le Cid, s’il péchait contre ces grandes et souveraines maximes que nous tenons d’Aristote. » À la sommation qui lui est faite par les classiques d’avoir à respecter les règles, que répond Shakespeare ? Il évoque, au milieu du Conte d’hiver, la figure du Temps, et il met dans la bouche de cet interprète de l’éternité la réplique souveraine que Voici :

le temps.

Moi qui plais à quelques-uns et qui éprouve tout le monde, moi qui suis la joie des bons et la terreur des méchants, moi qui fais et découvre l’erreur, je prends maintenant sur moi, en ma qualité de Temps, de déployer mes ailes. Ne m’imputez pas à crime si, dans mon vol rapide, je glisse par-dessus seize années, et si je laisse inexplorée la transition de ce vaste intervalle. Car il est en mon pouvoir de renverser la loi, et, dans une heure d’initiative, de faire germer ou de bouleverser une coutume. Laissez-moi passer tel que j’étais avant que fût établi le systéme ancien ou le système aujourd’hui reçu. J’ai été témoin des époques qui ont fait naître ces usages, comme je le serai des modes les plus nouvelles qui désormais régneront.

Telle fut la résistance raisonnée que fit l’auteur d’Hamlet aux sommations des classiques, opposant toujours, comme les grands penseurs révolutionnaires, comme Rabelais, comme Descartes, le bon sens au préjugé, la raison au texte écrit, la nature éternelle aux conventions factices. Mais parce que Shakespeare, résistant aux entraînements exagérés de la Renaissance, repoussa les règles antiques, l’unité de temps, l’unité de lieu, la séparation de la comédie et de la tragédie ; parce qu’en dépit des goûts aristocratiques, il continua de faire paraître sur la même scène le paysan et le prince, et d’y mêler le peuple et la cour ; parce que, malgré l’école euphuiste, qui déclarait barbare le vieil idiome anglo-saxon, il continua de parler la langue nationale ; parce que Shakespeare fit tout cela, est-ce à dire qu’il n’ait pas été influencé ni modifié par la Renaissance ? Est-ce à dire que Shakespeare soit resté insensible devant cette étonnante apparition d’un monde nouveau, révélé tout à coup par la Grèce proscrite et par l’Italie conquise aux générations du moyen âge ?

Eh quoi ! il y aurait eu un siècle, ce grand seizième siècle, où l’on aurait vu successivement Homère, Platon, Sophocle, Eschyle, Euripide, Aristophane, Virgile, Horace, Plaute, Dante, Pétrarque, secouer la poussière funèbre des palimpsestes et ressusciter, dans leur splendeur première, portés à jamais sur les ailes infatigables de l’imprimerie ! et William Shakespeare n’aurait pas été ému de cette prodigieuse Renaissance ! Tandis que les plus humbles têtes en étaient tout illuminées, son front, ce front le plus haut et le plus vaste qui fût, n’aurait pas été éclairé par cette éblouissante aurore ! Quoi ! au milieu de cette froide théogonie chrétienne, l’ardente mythologie antique aurait apparu ; le ciel, rempli jusque-là par le Créateur unique de la Bible, se serait subitement peuplé de mille apparitions nouvelles, essaims de dieux et de déesses que l’humanité avait adorés ; et la muse de Shakespeare n’aurait pas senti à travers les brouillards du Nord les chauds rayons de l’Olympe !

Non, cela n’est pas possible. Pour que le génie de Shakespeare n’eût pas été modifié par la Renaissance, il eût fallu qu’il ne fût pas de son temps. Au seizième siècle, la Renaissance est partout : elle est dans le fauteuil où vous vous asseyez, dans le costume que vous portez, dans la maison où vous demeurez, dans le miroir où vous vous regardez, dans l’assiette où vous mangez. Elle révolutionne l’architecture, la sculpture, la peinture, la musique, la danse, l’escrime et jusqu’à la cuisine. La Renaissance est de tous les bals et de toutes les fêtes. Quand Leicester invite la reine Élisabeth au château de Kenilworth, il croirait manquer aux plus vulgaires convenances s’il n’adressait pas aussi une invitation à quelques divinités mythologiques, comme Orion, Sylvain, Pomone ou Bacchus.

Aussi, ce respect que tous ont pour l’antiquité, Shakespeare ne s’en défend pas. Il admire profondément la Grèce et l’Italie. Seulement cette admiration n’est pas une abdication. Là est la distinction essentielle. Shakespeare glorifie la Renaissance, mais il ne jette pas la pierre au moyen âge. Il ne veut pas que sa race essentiellement septentrionale perde son originalité dans une imitation servile. Le travail de l’humanité pendant les siècles qui ont suivi le Christ lui paraît aussi sacré que le travail de l’humanité pendant les siècles qui l’ont précédé. Pourquoi immoler l’art gothique à l’art antique ? Pourquoi sacrifier la cathédrale d’York au Parthénon, Notre-Dame au Colysée, Dante à Homère ? Shakespeare ne repousse ni la tradition chrétienne, ni le tradition païenne : au contraire, il les réunit pieusement l’une et l’autre. Il ne détruit ni le moyen âge ni la Renaissance : il les résume.

Voyez son œuvre : ne semble-t-il pas que, par le choix même des sujets dont il a rempli son drame, Shakespeare ait voulu, avec l’impartialité du génie, faire une part égale aux deux époques ?

Aux traditions du moyen âge, aux annales scandinaves, écossaises ou saxonnes, a Holinshed, à Hall, à Chaucer, à Saxo-Grammaticus, etc., Shakespeare emprunte le motif de quatorze pièces : le Roi Jean, Richard II, Henry IV (première et deuxième partie), Henry V, Henry VI (première, deuxième et troisième partie), Richard III, Henry VIII, Comme il vous plaira, Macbeth, le Roi Lear, Hamlet.

Aux traditions de la Renaissance, aux chroniques, au théâtre, à l’histoire de la Grèce et de l’Italie antique, aux romans de l’Italie nouvelle, aux contes espagnols, à Homère qu’il lit dans la traduction de Chapman, à Plutarque qu’il étudie dans la traduction de North et dans les commentaires de Montaigne, à Plaute, à Lucien, à Boccace, à Cynthio, à Straparole, à Bandello, au Masaccio de Naples, à Luigi da Porto, à Lollius d’Urbino, à Belleforest, etc., il emprunte le cadre de dix-huit autres pièces : les Deux Gentilshommes de Vérone, les Joyeuses Épouses de Windsor, Mesure pour mesure, le Conte d’hiver, Beaucoup de bruit pour rien, le Marchand de Venise, le Soir des Rois, Tout est bien qui finit bien, la Sauvage apprivoisés, la Comédie des erreurs, la Tempête, Troylus et Cressida, Timon d’Athènes, Coriolan, Jules César, Antoine et Cléopâtre, Roméo et Juliette, Othello.

Parfois Shakespeare confond les deux traditions dans la même création : il lit la chronique Gesta Romanorum et un poëme de Gower, et il retouche Périclès ; il s’inspire de Holinsbed et de Boccace, et il crée Cymbeline.

Chose remarquable que ce mélange dans la même œuvre de deux génies si divers, le génie du moyen âge et le génie de la Renaissance ! Shakespeare accueille avec la même bonne foi dans son drame la religion de l’un et les superstitions de l’autre. Il s’écrierait volontiers, comme Dante au Purgatoire : « O souverain Jupiter, crucifié pour nous sur la terre ! » Dans son œuvre, comme dans celle du poëte florentin, la théogonie païenne semble se confondre avec la théogonie chrétienne en une sorte de panthéisme fantastique. Dans Peines d’amour perdues, la princesse prie naïvement saint Denis de la protéger contre saint Cupidon. Dans le Songe d’une nuit d’été, le demi-dieu Thésée s’écrie tout naturellement : « Bonjour, mes amis, la Saint-Valentin est passée. »

La mythologie et la féerie peuplent à la fois le monde que rêve Shakespeare. C’est à ce monde merveilleux qu’appartiennent cette île enchantée où la Tempête nous jette et cette impossible forêt d’Athènes qu’on voit dans le Songe d’une nuit d’eté. Là, à l’appel de Prospero-Shakespeare, les divinités du Midi se mêlent sans répugnance aux fées et aux génies du Nord. Là, les feux follets, les sylphes, les gnomes, les elfes, les esprits évadés des contrées boréales, folâtrent amoureusement avec les nymphes et le naïades accourues des bois d’Italie. Là, le Thésée de la Fable se rencontre avec le Titania des légendes. Là un Ariel, un simple lutin, ose appeler pour la danse Junon, la plus superbe des déesses !

Shakespeare ne résume pas seulement son siècle ; il résume tous les siècles précédents. Il se sert du travail antérieur de l’humanité, et il le transfigure dans son œuvre. Comme Michel-Ange, qui prend une poignée de terre et en fait une statue, Shakespeare prend des ombres dans l’histoire et dans la légende, et il en fait des vivants. Qu’est-ce qu’Hamlet dans la chronique ? Un spectre. Qu’est-il dans le drame ? Un homme.

La liberté de l’art, voilà le grand principe que Shakespeare garda du moyen âge. Qui se souvient aujourdhui de cette farce religieuse, jouée avec tant de succès devant nos pères et qui s’appelait le Mystère de la Passion ? Ce mystère type, où Satan jouait le rôle de comique, commençait à la chute de l’homme et finissait à sa rédemption par le sacrifice du Christ. Eh bien, cette farce aujourd’hui oubliée, où, en dépit d’Aristote, l’action durait des siècles entiers, où la loi des unités était naïvement violée, où le grotesque se mêlait au sublime, et où le diable coudoyait le bon Dieu, cette farce dont les classiques de la Renaissance se sont tant moqués, Shakespeare la transforme et en fait son drame.

À la Renaissance Shakespeare prend autre chose ; il lui prend le langage imagé, riche, coloré, plein de métaphores, que parle tout le seizième siècle avec Ronsard et avec Tasse : ce langage tout méridional, il le transforme en lui donnant l’énergique accent du Nord, et il en fait son style.

C’est dans cette transfiguration qu’éclate l’originalité du poëte ; c’est là vraiment qu’il est lui. Shakespeare prend la forme dramatique du moyen âge, et il l’anime de ses créations ; il prend le langage figuré de la Renaissance, et il se l’approprie par l’idée. Comme il le dit lui-même dans un des poëmes que nous traduisons plus loin, « tous les mots dont je me sers disent presque mon nom, trahissant leur naissance et leur origine. »

Dans la poésie lyrique, Shakespeare emprunte encore à la Renaissance ; il lui emprunte la strophe favorite de Pétrarque, et il verse dans cette strophe, devenue sienne, toutes les émotions intimes de son âme :

Gli occhi, di ch’io parlai si caldamente,
E le braccia, e le mani, e i piedi, e’l viso
Che m’avean si da me stesso diviso,
E fatte singular da l’altra gente ;

Le crespe chiome d’or puro lucente
E’l lampeggiar de l’angelico viso,
Che solean far in terra un paradiso,
Poca polvere son che nulla sente.

Ed io pur vivo : onde mi dogio e sdegno,
Rimazo senza’l lume ch’amai tanto,
In grand fortune, in desarmato legno.

O ! sia qui fine al mio amoroso canto :
Secca è la vena de l’usato ingegno
E la cetera mia rivolta in pianto
[1].

Le sonnet ! cette strophe musicale et savante dans laquelle le poëte de Vaucluse a chanté et pleuré Laure, Shakespeare aussi va la remplir de ses joies et de ses douleurs, de ses désespoirs et de ses amours. Ce mètre tout méridional, inventé, dit-on, par les troubadours français, que les exigences de la rime rendent presque impossible aux langues du Nord, Shakespeare va l’imposer au sauvage idiome saxon. L’anglais, ce verbe brut, si réfractaire aux assonances, si hérissé de consonnes, Shakespeare va le jeter a la fonte du sonnet, et en retirer une langue chaude, étincelante, harmonieuse, toute ciselée d’antithèses et de concetti, qui sera la langue de Roméo et de Juliette, d’Othello et de Desdemona.

Le sonnet, si nouveau encore pour l’Angleterre au temps de Shakespeare, était déjà depuis trois siècles la forme nationale de l’Italie. Depuis le triomphe de Pétrarque, il n’y avait pas un poëte au delà des Alpes qui se fût permis de soupirer autrement qu’en sonnets ; toutes les déclarations se faisaient par sonnets ; le sonnet était le bouquet de vers que tous les cavaliers bien appris offraient à leurs dames. De leur côté, toutes les belles tenaient à être chantées sur le même rhythme que Laure ; et ce qu’il y a de plus singulier, c’est qu’elles prétendaient aussi être aimées comme elle : platoniquement. Le sonnet n’était pas seulement la poésie des amants, il était surtout la poésie des amants malheureux.

Oui, chose bizarre, le sonnet portait généralement malheur aux rimeurs. Il semble que la fatalité, qui avait poursuivi Pétrarque, s’attachât à ses imitateurs. Quelle existence, en effet, que celle du proscrit de Vaucluse ! Aimer éternellement, aimer infiniment une créature toujours invisible, toujours insaisissable, qui fuit sans cesse devant son amant et qui, à force de fuir, finit par tomber aux bras d’un autre ! Quand on pense que Pétrarque, dans les vingt années qu’a duré son amour, n’a jamais eu avec Laure un tête-à-tête, et que la plus grande faveur qu’il ait obtenue d’elle, ç’a été de pouvoir lui parler un jour dans un jardin et devant témoin ! Ramasser une fleur jetée par elle, s’asseoir sur le banc ou elle s’était assise, apercevoir de loin son ombre, telles furent les joies les plus vives de Pétrarque. Un matin que le pauvre poëte errait dans la campagne, il rencontre une laveuse qui travaillait penchée sur un ruisseau. Il s’approche d’elle, et, apercevant ce qu’elle avait à la main, il se trouble, rougit, pâlit, perd presque connaissance : le linge qu’elle tenait était à Laure ! La laveuse, qui venait de tremper le linge, le retire de l’eau et s’apprête à le tordre : « Laissez-moi vous aider, dit l’autre tout tremblant. — Ah ! lui répond la paysanne, vous êtes Pétrarque ! » Ce fut un tel bonheur pour le poëte de presser ce linge de sa bien-aimée, que, le lendemain, il fit planter un laurier au bord de la fontaine pour perpétuer ce souvenir. Mais ce qu’il y avait de plus extraordinaire, et, ajoutons-le, de plus triste dans cette liaison illustre, c’était que, pendant que Pétrarque se consumait ainsi dans un amour immatériel, Laure ne se croyait nullement obligée à la même abstinence. Tandis que son mélancolique amant couchait si consciencieusement à la belle étoile, Laure faisait onze enfants avec son mari.

Soupirer beaucoup, désirer peu, ne rien demander, telles étaient les conditions que les Cours d’amour du Midi, ces premières académies littéraires toutes composées de femmes, avaient imposées aux disciples de Pétrarque. Alors, pour être un faiseur de sonnets accompli, il ne suffisait pas d’observer ces lois rigoureuses que rappelle Boileau dans son Art poétique. Il ne suffisait pas d’avoir bien soin

Qu’en deux quatrains de mesure pareille,
La rime avec deux sons frappât huit fois l’oreille,
Et qu’ensuite six vers, artistement rangés,
Fussent en deux tercets par le sens partagés.

Le faiseur de sonnets devait s’imposer, comme amant, des règles plus rigoureuses que comme poëte. Après avoir subi les exigences de la rime, il fallait qu’il subît patiemment les cruautés de la belle ; il fallait qu’il continuât sans relâche de courir après l’une comme après l’autre, avec cette condition de toujours manquer la belle et de ne jamais manquer la rime. Alors il eût mieux valu, pour la réputation d’un auteur ; hasarder un enjambement d’un tercet à l’autre qu’un baiser de ses lèvres aux lèvres de sa maîtresse. La continence était la première règle de la prosodie du sonnet. À en croire les belles dames qui tenaient leurs parlements à Avignon, à Toulouse, à Ferrare, à Florence, on eût dit que tous les sonnets à elles adressés devaient finir comme celui d’Oronte :

Belle Philis, on désespère
Alors qu’on espère toujours !

Les peines de cœur devaient poursuivre partout les faiseurs de sonnets. Voyez le premier qui, en Angleterre, ait osé imiter Pétrarque, ce fameux lord Surrey que Henry VIII fit décapiter à Londres, le 19 janvier 1547. Surrey avait, comme on dit, tout ce qu’il faut pour plaire : il était beau, il était jeune, il était spirituel, et, ce qui vaut mieux encore, il était riche ; enfin, séduction suprême, il était lord ! Un jour il s’amourache d’une charmante Irlandaise, la jeune Géraldine, fille de Gérard Fitz-Gérald, comte de Kildar. Que fait-il ? l’imprudent ! Il lui fait sa déclaration dans un sonnet. Immédiatement, il perd toute espèce de charme aux yeux de la belle : beauté, jeunesse, noblesse, esprit, tout cela n’est plus rien pour Géraldine ; ce pauvre Surrey n’a plus aucune chance : il a fait un sonnet ! Dès lors il a beau prier, supplier, il ne peut rien obtenir, pas même la main de sa bien-aimée. — De même que Surrey avait imité Pétrarque, Géraldine tint a imiter Laure. Comme Laure, elle en épousa un autre ; nous nous trompons, elle en épousa trois autres, car elle eut successivement trois maris. Inutile de dire que Surrey ne fut pas un de ces trois-là.

Les femmes mêmes n’étaient pas à l’abri de ces infortunes fatales, quand elles se mêlaient de faire des sonnets. Alors c’était leur tour de languir et d’aimer platoniquement. On n’a pas oublié, au delà des Alpes, l’aventure de cette belle fille du pays Padouan, Gaspara Stampa, « cette Sapho italienne, » qui s’éprit d’un certain comte Collalto. Collalto lui avait promis de l’épouser ; mais, un jour, elle fît la faute de lui rappeler sa promesse en sonnet. Collalto partit pour la France et revint, après trois ans, dire à la malheureuse qu’elle devait renoncer à lui. Gaspara pleura longtemps ; mais, enfin, la nature reprit le dessus. Elle eut alors le bon esprit d’essuyer ses larmes et de se donner à un autre.

À cet insuccès général des faiseurs de sonnets, nous ne prétendons pas dire qu’il n’y eut pas d’exception. Oui, sans doute, il y eut des heureux : comme Bembo, qui put chanter dans la Morosina la mère de ses enfants ; comme Bernardino Rota, qui réussit, après seize ans d’attente, à être le mari de Portia Capece ; ou comme Spenser, qui finit aussi, après de longs mois, par achever ses Amoretti dans un épithalame. Mais, nous le maintenons, ce furent là des bonheurs exceptionnels. L’amour platonique resta la règle pour presque tous. La plus illustre faiseuse de sonnets du seizième siècle, Élisabeth d’Angleterre, a été surnommée la Reine-Vierge.

Le sonnet n’a donc été presque toujours qu’une variante de l’élégie. Malgré cela, et peut-être à cause de cela, la quantité de sonnets produits depuis la mort de Pétrarque a été immense. D’après le calcul de Crescimboni, dans l’Italie seule, pendant le seizième siècle, il n’y eut pas moins de six cent soixante et un faiseurs de sonnets. Qui se souvient aujourd’hui des plus connus de cette longue liste : Costanzo, Camillo Pellegrini, Baldi, Caro, Francesco Copelta, Claudio Tolomei, Ludovico Paterno ? Qu’est devenue la gloire de Casa, ce poëte si célèbre de son temps, pour avoir osé modifier le sonnet de Pétrarque et risquer un enjambement du premier tercet au second ? Audace inouïe qui fit école non-seulement en Italie, mais dans toute l’Europe[2].

Le sonnet, comme tout ce qui venait d’Italie, fut bien vite à la mode en France. Là, la pédanterie de la critique contribua, autant que la coquetterie des femmes, à sa vogue extraordinaire. Dans le livre de du Bellay que nous avons déjà cité, la Pléiade conseillait ainsi aux poëtes futurs de renoncer aux vieilles formes naïves de Villon et de Marot pour prendre les formes plus savantes de la Gréce et de l’Italie :

« Lis donc et relis premièrement, ô poète futur, les exemplaires grecs et latins ; puis, me laisse toutes ces poésies françoises aux jeux Floraux de Toulouse et au Puy de Rouan, comme rondeaux, ballades, chants royaux, chansons et telles autres épiceries qui corrompent le goust de notre langue et ne servent sinon à porter témoignage de notre ignorance. Chante-moi ces odes inconnues encore de la langue françoise, d’un luth bien accordé au ton de la lyre grecque et romaine, et qu’il n’y ait rien ou n’apparoissent quelques vestiges de rare et antique érudition… Sonne-moi ces beaux sonnets, non moins docte que plaisante invention italienne, pour laquelle tu as Pétrarque et quelques modernes Italiens. »

En Angleterre comme en France, tous les poëtes se mirent à sonner ces beaux sonnets : Surrey, Wyat, Philipp Sydney, Raleigh, Spenser, Daniel, Drayton. Ce fut une rage chez la reine d’Angleterre comme chez le roi de France. Que d’Orontes parmi tous ces courtisans ! Voulez-vous voir la cour d’Élisabeth ? Relisez cette charmante comédie de Peines d’amour perdues. Là, tous les amoureux font des sonnets : le prince pour la princesse, Biron pour Rosalinde, Longueville pour Marie, Dumaine pour Catherine. Il n’est pas jusqu’à don Adriano d’Armado qui ne s’écrie, dans sa passion pour la paysanne Jacquinette : « Adieu, valeur ! rouille-toi, rapière ! tais-toi, tambour ! car votre maître est amoureux. Oui, il aime ! Que quelque dieu de la rime impromptue m’assiste, car, j’en suis sûr, je vais devenir faiseur de sonnets. »

Comme à don Adriano, l’amour a fait faire des sonnets à trois poëtes fameux : à Pétrarque en Italie, à Ronsard en France, à Shakespeare en Angleterre.

II

Les sonnets de Shakespeare sont encore aujourd’hui une énigme pour les historiens et pour les critiques. La dédicace mystérieuse qui les accompagnait dans la première édition, le désordre involontaire ou préconçu dans lequel ils parurent, l’obscurité de certains passages ont donné lieu à mille interprétations diverses. Les uns ont déclaré que ces sonnets étaient uniquement adressés à une femme ; les autres, qu’ils étaient adressés uniquement à un homme ; ceux-ci en ont attribué l’inspiration à un personnage bizarre qui n’aurait été ni homme, ni femme, ou plutôt qui aurait été l’un et l’autre ; ceux-là y ont vu autant de petits poëmes séparés, adressés à diverses personnes ; d’autres enfin, et ce sont les plus nombreux, ont soutenu qu’ils étaient dédiés à des créatures imaginaires, n’ayant jamais existé que dans le cerveau du poëte. Déroutée par tant de contradictions, la postérité, si curieuse pourtant de tout ce qui porte le nom de Shakespeare, a fini par perdre patience : ne pouvant résoudre l’énigme, elle a donné sa langue aux chiens et jeté par dépit ce livre impertinent qu’elle ne comprenait pas. C’est ainsi que les sonnets qui, au temps d’Élisabeth, étaient plus celèbres que les drames même de Shakespeare[3], sont aujourd’hui tombés dans un oubli complet. Un écrivain distingué de l’Angleterre nous disait dernièrement qu’il n’y avait peut-être pas cent de ses compatriotes qui les eussent lus en entier. Quant à la France, nous aurons tout dit sur son indifférence par ce simple fait que, depuis deux cent cinquante ans qu’a paru le texte original, en voici aujourd’hui seulement la première traduction complète.

Nous l’avouons, en lisant ces admirables poésies où le plus grand poëte du moyen âge a, suivant l’expression de Wordsworth, donné la clef de son cœur, nous nous sommes indigné de cet oubli de la postérité, et nous aurions cru manquer à un devoir si nous n’avions pas au moins essayé de réparer ce qui nous semblait presque une ingratitude. D’ailleurs, nous nous sentions attiré vers cette œuvre étrange par le mystère même qui avait rebuté tant d’autres.

À force de relire ces poëmes, en apparence décousus, nous finîmes par y retrouver les traces de je ne sais quelle unité perdue. Il nous sembla que les sonnets avaient été jetés pêle-mêle dans l’édition de 1609, comme ces cartes des jeux de patience dont les enfants s’amusent à remettre en ordre les fragments. Nous fîmes comme les enfants : nous nous mîmes patiemment à rapprocher, dans ces poésies, les morceaux en apparence les plus éloignés, et nous réunîmes ensemble tous ceux que le sens adaptait les uns aux autres. Tel sonnet, par exemple, marqué le xxie dans l’édition de 1609 et dans toutes les éditions modernes, nous parut faire suite à un autre marqué le cxxxe ; tel autre qui, dans ces mêmes éditions, n’avait aucun sens après le xxxiie sonnet, devenait parfaitement intelligible après le cxlive. Nous n’avons pas hésité à faire presque partout ces transpositions nécessaires. Ainsi restitués à leur unité logique et rationnelle, les sonnets, tout en conservant chacun son charme lyrique intrinsèque, auront pour le lecteur un intérêt nouveau, l’intérêt dramatique.

Les sonnets de Shakespeare contiennent en effet tout un drame. Exposition, complications, péripéties, dénoûment, rien ne manque à ce drame intime où figurent trois personnages : le poëte, sa maîtresse et son ami. Là le poëte paraît, non sous le nom que le genre humain lui donne, mais sous celui qu’il recevait dans la vie privée : ce n’est plus William Shakespeare, c’est Will que nous voyons. Ce n’est plus l’auteur dramatique qui parle, c’est l’ami, c’est l’amant. Ce n’est plus l’homme public, c’est l’homme. Quant aux deux autres personnages, ils restent anonymes. Comment s’appelle cette femme, cette brune aux yeux noirs que Shakespeare honore de son amour ? Comment s’appelle ce jeune homme qu’il glorifie de son amitié ? L’auteur n’a pas voulu dire leurs noms.

Dans le premier sonnet, au moment où l’action commence, nous voyons Shakespeare amoureux. Comment l’est-il devenu ? En quel lieu, à quel moment a-t-il vu pour la première fois celle qu’il aime ? Est-ce au bal qu’elle lui est apparue, comme Roméo à Juliette, ou à l’église, comme Laure à Pétrarque ? On l’ignore. Ce que nous savons tout de suite, et ce qui nous rassure un peu pour la patience de notre amoureux, c’est que celle qu’il aime n’a pas de préjugés : elle n’est ni prude, ni cruelle. Dans l’océan de ses caprices, l’amour de Will Shakespeare ne sera qu’une goutte de pluie. « Dans le nombre, un ne se remarque pas, dit-il, à sa bien-aimée ; laisse-moi donc passer inaperçu dans la foule. » On le voit, Will est modeste ; il a pour idéal d’être traité comme tout le monde. Mais il a beau supplier pendant trois sonnets, la belle fait une exception pour lui, elle lui résiste !

Attristé de cette distinction, Will veut en savoir le motif : « Voyons, demande-t-il, m’aimez-vous ? — Je ne vous hais pas. » — Shakespeare est devenu si humble qu’il regarde cette réponse comme une concession. Au ve sonnet, nous voyons Will assis près de celle qu’il aime, tandis qu’elle joue nonchalamment sur le clavecin quelque nouveau morceau de Dowland, le compositeur en vogue. Oh ! regardez un peu Shakespeare : comme il est heureux en ce moment ! comme il écoute ! comme il oublie tout dans cette double extase de la musique et de l’amour ! tout, les injures de Greene et les attaques de la critique euphuiste, et les jalousies de Burbage, et les huées et les pommes cuites a lui jetées par la cabale des montreurs d’ours ! Regardez ce beau et fier visage ou le fard de la dernière farce est a peine essuyé : comme il rayonne à présent ! comme ce front immense s’illumine ! comme les narines de ce nez aquilin se dilatent ! comme ces yeux profonds rayonnent ! Quel bonheur d’entendre la femme aimée faire de la musique ! Shakespeare est tellement ravi que lui, le poëte des harmonies éternelles, il devient jaloux de cette épinette. Il envie « ces touches effrontées » qui sautent ainsi aux mains de son adorée. « Soit ! lui dit-il, donne-leur tes doigts à baiser, mais donne-moi tes lèvres. »

Mais Will a beau supplier ; c’est comme s’il chantait. Tandis qu’il soupire après un baiser, la coquette fait des avances à d’autres. Oui, chose triste à dire, tandis que cet homme de rien sublime, qui a fait Othello et Hamlet, est à ses pieds, cette femme promet tout à un autre, sans doute à quelque beau gentilhomme comme celui que nous apercevons dans Peines d’amour perdues : « Un galant qui attache les filles avec une épingle sur sa manche, un singe de la mode, un monsieur le Charmant ! » Oh ! comme Shakespeare souffre alors ! avec quel désespoir il dit à sa bien-aimée : « Dis-moi que tu aimes ailleurs, mais ne fais pas les yeux doux à d’autres devant moi ! »

Au viie sonnet, cependant, Will finit par perdre patience. Son humilité tourne visiblement à l’exaspération. « Sois prudente, s’écrie-t-il ; ne me réduis pas au désespoir, car je deviendrais fou, et, dans ma folie, je pourrais mal parler de toi. » Ainsi notre amoureux passe brusquement de la supplication à l’intimidation. Mais, elle, elle n’en tient pas compte : elle ne croit pas à la révolte possible de cet homme jusqu’ici agenouillé. Shakespeare insiste : il l’avertit encore du danger qu’elle court : « Prends garde ! tu n’es pas assez belle pour être si cruelle. » Ceci n’est plus une déclaration d’amour ; c’est presque une déclaration de guerre. Mais l’imprudente persiste dans ses dédains entêtés, et un beau matin, au lieu de l’élégie accoutumée, voici le sonnet qu’elle reçoit : « Les yeux de ma maîtresse n’ont rien de l’éclat du soleil ; le corail est beaucoup plus rouge que le rouge de ses lèvres ; si la neige est blanche, certes, sa gorge est brune… J’ai vu des roses : de Damas rouges et blanches, mais je n’en ai pas vu de pareilles sur ses joues ; et certains parfums sont plus délicieux que celui qui s’exhale de ma maîtresse. » Si nous ne nous trompons, ceci est bel et bien une épigramme. Or, il est des femmes sur qui le sarcasme a plus de prise que la prière, et celle-ci est du nombre. Elle fait une scène à Will ; « Vous ne m’aimez pas ! lui crie-t-elle. » — « Cruelle, lui répond-il malicieusement, peux-tu dire que je ne t’aime pas, moi qui adore tes défauts même ? » Will s’aperçoit que ce ton railleur réussit plus que l’autre ; aussi, il n’en change plus. Tous les sonnets qui suivent offrent un curieux mélange d’adorations et de sarcasmes. Il semble que Shakespeare veuille se venger sur la femme qu’il aime de l’amour qu’elle lui inspire, tant il l’accable à la fois de tendresses et d’injures. « Mes yeux savent ce qu’est la beauté, et pourtant ils prennent ce qu’il y a de pire pour ce qu’il y a de meilleur… Ils sont mouillés dans une baie que sillonnent toutes les proues… Mon cœur prend pour un parc réservé ce qu’il sait être le champ commun ouvert à tous (xve sonnet). Lorsque ma bien-aimée me jure qu’elle est faite de pureté, je la crois, bien que je sache qu’elle ment (xvie sonnet)… Celle dont mes yeux prévenus radotent est belle, que prétend le monde en affirmant qu’elle ne l’est pas (xviiie sonnet) ? »

En réalité, cette ironie du poëte marque le désespoir de l’amant. Le rire est sur les lèvres, mais le sanglot est au fond du cœur. « Oh ! s’écrie-t-il comme malgré lui, au xxe sonnet, de quelle puissance tiens-tu cette faculté toute-puissante de dominer mon cœur du haut de ton imperfection ? » Dans ce combat extraordinaire qu’il livre à sa passion, Will Shakespeare appelle vainement la vérité à son aide. Il a beau se dire : Cette femme est laide ! il la trouve charmante. Il a beau se dire : Elle ment ! il la croit. Il a beau se dire : Elle a un tas d’amants ! il la trouve chaste. Chose singulière que ces démentis continuels donnés par la passion à l’évidence ! Que de fois n’a-t-on pas ri de ces insensés qui, devant une courtisane, se croient devant une vierge, et qui, épris de Marion de Lorme, se figurent l’être de Jeanne d’Arc ? Et pourtant ce sont de nobles erreurs après tout, car elles naissent de l’insatiable besoin d’idéal que l’amour donne à l’âme.

Ces illusions-là ne nous étonnent pas dans un grand cœur comme Shakespeare : c’est en vain qu’il essaie de s’en défendre. Lui, ce misanthrope sublime qui s’est peut-être peint dans Timon d’Athènes, il est dominé, lui aussi, par cette passion pour une coquette, et le voilà qui pousse le cri lamentable d’Alceste :

Ah ! que si de vos mains je rattrape mon cœur,
Je bénirai le ciel de ce rare bonheur.
Je ne le cèle pas, je fais tout mon possible
À rompre de ce cœur l’attachement terrible.
Mais mes plus grands efforts n’ont rien fait jusqu’ici,
Et c’est pour mes péchés que je vous aime ainsi.

La Célimène de Shakespeare a la répartie prompte comme celle de Molière. « N’avez-vous pas de honte de m’aimer ainsi ! lui dit-elle. Vous oubliez que vous êtes marié et que vous avez juré fidélité à une autre. Vous violez votre serment. Ah ! j’ai horreur du parjure ! » Et la voilà qui, dans ce reproche de parjure, rappelle au poëte éperdu tout ce passé disparu, la chaumière de Wilmcote, le lit nuptial de Stratford, et cet intérieur austère où la femme du poëte veille sur trois berceaux !

Mais le doux fantôme de la famille brusquement évoqué n’arrête pas l’amoureux. Mal lui en a pris à cette femme d’accuser Will de parjure — « Ah ! lui réplique-t-il durement, compare seulement ma vie à la tienne, et tu verras qu’elle ne mérite pas cette réprobation ; ou, si elle la mérite, ce n’est pas de tes lèvres qui ont profané leurs ornements écarlates et scellé de faux engagements d’amour aussi souvent que les miennes (xxie siècle sonnet.) »

Après cette foudroyante réplique, la triste créature semble à bout de résistance. Elle est vaincue, sinon convaincue. Sans doute elle a compris le danger qu’il y aurait pour elle à prolonger une lutte ou son adversaire a toujours le dernier mot. Elle se donne enfin, et le xxve siècle Sonnet est, dans son équivoque anacréontique, le cri de victoire de Shakespeare.

Mais ce triomphe n’est pas de longue durée. Au moment où Will croit avoir trouvé le bonheur, une effroyable catastrophe se prépare pour lui. En effet, on l’entend tout à coup, au xxviie siècle sonnet, jeter une exclamation de douleur : « Maudit soit le cœur qui fait gémir mon cœur de la double blessure faite à mon ami et à moi ! » N’entrevoyez-vous pas d’ici l’horrible représaille ? Cette femme, que Shakespeare croit posséder, ne s’est donnée à lui que pour se venger. À peine l’a-t-il eue qu’elle se dérobe et se jette aux bras d’un autre. Et savez-vous qui elle veut pour amant ? Ce n’est pas le premier venu, comme d’habitude ; ce n’est pas tel petit-maître ou tel gros financier pris au hasard. Cela serait déjà bien assez cruel, dites-vous. Non, la vengeance ne serait pas suffisante ainsi. Celui qu’il faut à cette Célimène, celui qu’elle veut séduire, c’est ce tout jeune homme que Shakespeare vient de lui présenter, c’est l’ami intime du poëte !

Pour avoir une idée de la façon dont Shakespeare aime cet ami, il faut avoir lu les cent et quelques sonnets qu’il lui adresse plus tard. Qu’on se figure, réunis dans le même cœur, le dévouement du vassal pour le suzerain, l’admiration du paria pour le brahmine, l’affection de l’amant pour la maîtresse, la reconnaissance du protégé pour le protecteur, la tendresse du père pour le fils, et l’on pourra à peine se rendre compte du sentiment que Shakespeare éprouve pour cet ami. Il l’appelle de tous les noms possibles : son doux enfant, son bien-aimé, le lord de son amour, son dieu ! Eh bien, c’est justement cet ami de Shakespeare que la maîtresse de Shakespeare veut pour amant. « Cruelle, lui dit le poëte au xxviie siècle sonnet, ce n’était pas assez de m’avoir enlevé à moi-même, tu as accaparé mon autre moi-même ! » Mais le pauvre Will ne sait pas encore à quoi s’en tenir sur la double infidélité de son ami et de sa maîtresse ; il n’a pas encore cette preuve que le More de Venise réclame d’Iago en lui serrant la gorge. Le xxixe siècle sonnet est l’expression de cette anxiété. « J’ai deux amours, l’un, ma consolation, l’autre, mon désespoir, qui, comme deux esprits, ne cessent de me tenter. Mon bon ange est un homme vraiment beau, et mon mauvais est une femme fardée… Mon démon femelle tache de séduire mon bon ange… Mais mon bon ange est-il devenu démon ? Je puis le soupçonner sans l’affirmer directement. » Quelle situation poignante que celle de Shakespeare alors ! Ce qu’il éprouve, ce n’est pas la douleur d’Alceste, jaloux d’Oronte qu’il hait, c’est le désespoir d’Othello, jaloux de son cher Cassio ! Alceste, au moins, peut encore survivre à sa douleur ; il peut encore chercher sur terre un endroit écarté

Où d’être homme d’honneur on ait la liberté.

Mais Othello, jaloux à la fois de sa femme et de son meilleur ami, ne peut pas survivre à tant de tortures ; il faut qu’il tue et qu’il meure !

Ces angoisses intolérables qu’il a si merveilleusement décrites dans son drame, il y eut un moment où l’auteur d’Othello les éprouva lui-même. Ces doutes, ces défiances, ces crédulités enfantines, Ces soupçons infatigables qui se font cauchemar, la nuit, et vision, le jour, il les a subis !

La jalousie, cet épouvantail des heureux, la jalousie, cette chauve-souris des crépuscules d’amour, Shakespeare l’a vue voler dans l’azur de ses illusions, et il s’est senti prendre aux cheveux par ces griffes hideuses !

Enfin, l’incertitude cesse. L’ami qui l’avait trompé avoue tout en pleurant. Que fait Shakespeare ? Il trouve dans la tendresse infinie de son cœur un dénoûment sublime. Il pardonne.

Il ne fait pas une récrimination, pas un reproche ; il n’a pas une parole amère. « Le chagrin de l’offenseur, dit-il tristement à son ami au xxxie siècle sonnet, n’apporte qu’un faible soulagement à celui qui porte la lourde croix de l’offense. Ah ! mais les larmes que tu verses sont la riche rançon de tous tes torts. » Et il ajoute dans le sonnet suivant : « N’aie plus de chagrin de ce que tu as fait. Les roses ont des épines, et les fontaines d’argent, la fange… ; Tous les hommes font des fautes ! » Shakespeare cherche ainsi dans son génie la consolation de son cœur ; il voit toujours les choses de haut : il a cette indulgence souveraine que donne aux grands hommes le spectacle d’un horizon supérieur.

Telle est la générosité du poëte offensé qu’il se fait, comme il le dit lui-même ; l’avocat de l’offenseur. Quant à la femme qui l’a trompé ; Shakespeare a le courage de ne plus la voir ; mais ce n’est pas sans un serrement de cœur qu’il s’y résigne : « Pourtant, s’écrie-t-il au xxxve siècle sonnet, on peut dire que je l’ai bien aimée ! » C’est la dernière parole qu’il lui adresse. Dès ce moment, il ne parle plus d’elle. Cette femme adorée est désormais pour lui comme morte. De l’injure qu’il a reçue, le poëte se venge par le silence.

Trompé en amour, Shakespeare se jette éperdu dans l’amitié. C’est à l’amitié qu’il demande ce bonheur impossible qu’il a vainement cherché ailleurs. Il renonce désormais à cette affection matérielle qui a les instincts changeants de la bête : ce qu’il cherche, c’est une affection immuable, inépuisable, idéale. Par un de ces retours soudains, si fréquents chez les natures absolues, il passe tout à coup d’un extrême à l’autre : il était épris d’une courtisane, le voilà qui s’éprend d’une âme ; dans son désespoir d’avoir tant aimé par la chair, il se met à n’aimer que par l’esprit. « Donne ton corps aux femmes, dit-il à son ami dans le xxxixe siècle sonnet, mais donne-moi ton âme. À moi ton amour, à elles les trésors de jouissance de ton amour. » Dans ces termes-là, ce ne sont plus deux amis qui se serrent la main, ce sont deux âmes qui s’épousent. « Oh ! puissé-je, s’écrie le poëte plus loin, ne jamais mettre d’obstacle au mariage de nos âmes fidèles[4] ! »

Ce mariage, Shakespeare ne veut pas seulement qu’il soit heureux ; il veut qu’il soit éternel. La grande préoccupation du poëte, celle qu’on retrouve à chaque page dans ses sonnets, c’est la brièveté de cette vie. Vieilli avant l’âge par la misère, la lutte et le chagrin, il n’a qu’une idée, c’est de combattre l’action délétère du temps. « Je déclare la guerre au temps, dit-il fièrement quelque part. » Chose remarquable, cet homme, que tant de critiques ont accusé de ne s’être pas soucié de l’avenir, ne songe qu’à l’avenir. Pour lui, vivre n’est rien, se survivre est tout ; et se survivre, non-seulement dans l’autre monde, mais dans celui-ci.

En effet, l’homme ici-bas a deux moyens de prolonger son existence, la procréation physique et la procréation intellectuelle, la famille et la poésie. Par la famille, l’homme reproduit indéfiniment son image ; par la poésie, il immortalise sa mémoire. Par la famille, il perpétue sa beauté matérielle ; par la poésie, il éternise sa beauté immatérielle. Son corps se survit dans la génération physique ; son âme, dans la génération morale. Créer moralement, créer physiquement, voilà donc la double mission de l’homme sur la terre.

C’est cette double perpétuité que Shakespeare veut assurer à son ami. — À toi, lui répète-t-il sous toutes les formes, de perpétuer ton corps ; à moi, de perpétuer ton âme. Marie-toi et je te chanterai. Fais des enfants, toi ! moi je te ferai des vers. « Ainsi tu vivras deux fois : dans tes fils et dans mes rimes[5]. » Les quarante derniers sonnets sont le développement de cette idée. Bien n’est plus grand, selon nous, que cette confiance du poëte dans sa propre puissance et que la manière toute simple avec laquelle il promet à son ami l’immortalité. Ah ! c’est que, pour Shakespeare, la poésie a un caractère auguste et religieux : elle a, comme l’amour, cette faculté mystérieuse d’engendrer. La muse aussi est mère.

Nous n’avons pas eu la prétention d’analyser ici les sonnets de Shakespeare : on n’analyse pas de pareilles œuvres, on les lit. Nous avons voulu seulement appeler l’attention du public sur la partie dramatique que les sonnets contiennent, et indiquer à grands traits l’enchaînement moral qui les relie les uns aux autres ; nous avons voulu prouver ainsi, en dépit des dénégations de la critique puritaine et doctrinaire, que ces poëmes ne sont pas, malgré leur désordre apparent, des inspirations jetées au hasard, et montrer jusqu’à l’évidence cette unité cachée qui jusqu’ici n’avait été que confusément entrevue.

Mais, nous objectera-t-on, si cette unité a jamais existé réellement, comment se fait-il qu’elle n’ait pas été respectée ? Pourquoi ces mêmes sonnets, que vous nous présentez aujourd’hui dans un ordre logique, ont-ils été livrés tout d’abord au public dans un désordre incompréhensible ?

Pour répondre à cette objection, il est nécessaire, en premier lieu, d’éclaircir un point, resté jusqu’ici très-obscur, de l’histoire littéraire du seizième siècle. À qui les sonnets de Shakespeare furent-ils dédiés ? Sur ce point important, les antiquaires, les critiques et les commentateurs ont accumulé les conjectures les plus contradictoires. On sait déjà que les sonnets ont été publiés pour la première fois en 1609. Voici la dédicace énigmatique qui les précédait :

to
the only begetter of these ensuing sonnets,

Mr. W. H.,
all happiness
and
that eternity promised by our ever living poet,
wisheth
the well wishing adventurer.
in setting forth.
T. T.
à
l’unique acquéreur de ces sonnets,

M. W. H.
puisse-t-il avoir tout le bonheur
et
cette éternité que lui promit notre poète immortel.
c’est le souhait
bien sincère de celui qui aventure
cette publication
.
T. T.

Tout le monde est d’accord sur ceci, que les deux T désignent l’éditeur Thomas Thorpe. Mais que signifient ces initiales W. H. ? quel est ce W. H. auquel notre poëte a promis l’éternité ? Sur ce point quatre hypothèses principales ont été mises en avant. Parlons d’abord des deux moins probables.

Le commentateur Farmer, prenant pour un argument une simple coïncidence d’initiales, a prétendu que ce W. H. était William Harte, le neveu du poëte ; d’autres critiques, se fondant sur un vers du xxxixe siècle sonnet qui prêtait à l’équivoque, ont prétendu que c’était un certain William Hews, parfaitement inconnu d’ailleurs. Mais ces deux opinions ne tiennent pas devant une lecture quelque peu attentive des sonnets. Shakespeare représente en effet l’homme auquel il les dédie comme un personnage puissant, riche, noble, dont il se dit le vassal et qu’il appelle son lord ; il le peint, en outre, comme un protecteur des arts que tous les poëtes de son temps se plaisaient à chanter. Or, comment admettre que ce protecteur des arts, célébré par tous les poëtes, soit resté complètement inconnu comme ce William Hews ? Comment supposer, d’un autre côté, que Shakespeare se soit déclaré le vassal, le serf, l’adorateur agenouillé de ce William Harte, le fils de sa sœur Jeanne, le même auquel il lègue cinq livres dans son testament ?

D’après la troisième hypothèse, soutenue successivement par quatre commentateurs, MM. Bright, Boaden, Brown et Hunter, et adoptée par le célèbre historien Hallam, les initiales W. H. désigneraient William Herbert, comte de Pembroke. Les partisans de cette hypothèse rappellent que la première édition complète des pièces de Shakespeare a été dédiée par Heminge et Condell au comte de Pembroke, et que dans la dédicace, écrite en 1623 (c’est-à-dire sept ans après la mort du poëte), William Herbert est désigné, ainsi que son frère Philippe, comme ayant poursuivi Shakespeare vivant de sa faveur. Cette conjecture, qui semble plausible au premier abord, est réfutée par un fait bien simple : la date même de la naissance du comte de Pembroke. William Herbert est né en 1580. Or, les sonnets, quoique publiés en 1609, étaient déjà célèbres en Angleterre en 1598, quand Meres en fit l’éloge dans son Trésor de l’esprit. En supposant qu’ils aient été tous composés dans la seule année 1597, William n’aurait eu encore que dix-sept ans, ce qui rend déjà l’hypothèse assez invraisemblable. Mais les sonnets n’ont pas été tous écrits dans la même année ; ils ont été composés à diverses époques de la vie du poëte. Shakespeare mentionne lui-même un intervalle de plusieurs années entre ses premiers sonnets et ses derniers. Ainsi il dit au cxiiie siècle sonnet : « Notre amour était tout nouveau quand j’avais coutume de le fêter de mes chants ; » et il ajoute au cxxe siècle : « Le parfum de trois avrils a été brûlé à la flamme de trois juins depuis que je vous ai vu pour la première fois. » Le cxie siècle sonnet commence par ce vers : « Où es-tu, Muse, pour avoir oublié si longtemps de parler de celui qui te donne toute ta puissance ? » Conséquemment, en admettant seulement un espace de trois ans entre le premier sonnet et le dernier, c’est en 1594 que Shakespeare aurait commencé a célébrer sa liaison avec William Herbert. Or, en 1594, William Herbert avait treize ou quatorze ans. Est-ce donc un enfant de treize ou quatorze ans qui aurait pu enlever au poëte sa maîtresse ? Est-ce un enfant de quatorze ans que Shakespeare aurait adjuré si vivement de se marier ? Est-ce un enfant de quatorze ans enfin qui aurait pu être le Mécène de toute une littérature[6] ?

D’après la quatrième conjecture, émise pour la première fois par le commentateur Drake, les lettres W. H. seraient les initiales transposées de Henry Wriothesly, comte de Southampton. À notre avis, toutes les présomptions sont en faveur de cette conjecture. On sait déjà, en effet, que c’est au comte de Southampton que Shakespeare a dédié ses deux poëmes, Vénus et Adonis et Le Viol de Lucrèce. Le commentateur Drake a déjà appelé l’attention sur l’analogie qui existe entre la dédicace de Lucrèce commençant par ces mots : « L’amour que j’ai voué a votre seigneurie est sans fin ; » et le xxxvie siècle sonnet commençant par ces mots : « Lord de mon amour ! » Nous signalerons deux autres analogies aussi frappantes. Dans la dédicace des sonnets, l’éditeur T. T. parle à M. W. H. du bonheur et de l’éternité que lui promit le poëte. Or, dans cette même dédicace de Lucrèce, Shakespeare souhaite à Southampton une longue vie, prolongée à jamais par le bonheur. C’est le même vœu exprimé presque dans les mêmes mots. Nous avons noté, en outre, plusieurs passages des sonnets qu’on trouve répétés presque littéralement dans Vénus et Adonis. Nous sommes donc convaincu, pour notre part, que le poéme de Vénus et Adonis n’est que la formule symbolique de l’idée si longuement développée dans les derniers sonnets : la nécessité du mariage. Dans ce poëme, où Shakespeare nous montre Adonis obsédé par les sollicitations de Vénus, c’est-à-dire la beauté tentée par l’amour, Adonis est, selon nous, la personnification de Southampton lui-même. Or, une chose singulière, c’est que Shakespeare dit justement à son mystérieux ami dans le lxve siècle sonnet :

Describe Adonis, and the counterfeit
Is poorly imitated after you.

Qu’on décrive Adonis, et le portrait ne sera qu’une pauvre imitation de vous.

Henry Wriothesly, comte de Southampton, naquit le 6 octobre 1573. Il avait donc de vingt à vingt-cinq ans à l’époque où les sonnets furent composés. C’est bien l’âge qu’on doit donner à ce tout jeune homme que Shakespeare appelle parfois paternellement : « Sweet boy, mon doux enfant ! » Tout le portrait que le poëte nous fait de son ami concorde parfaitement avec celui que l’histoire nous a laissé de Southampton. Southampton était beau, riche, noble ; son père, ancien partisan de Marie Stuart, mort des 1581, était de ces seigneurs de vieille roche qui avaient conservé, en dépit de la despotique Élisabeth, les antiques croyances catholiques et les mœurs féodales. « Le comte, dit Markham, avait pour suite, non pas quatre laquais, mais une troupe d’au moins cent gentilshommes et vassaux bien montés ; il ne se faisait pas précéder dans les rues par douze singes en livrée, mais par des huissiers à chaînes d’or ; non par des papillons bariolés, toujours courant comme si quelque monstre les poursuivait, mais par de grands beaux gaillards, marchant toujours du même pas, qui gardaient sa personne. » On retrouve quelque chose de cette fidélité aux vieilles traditions dans cette haine des modes nouvelles dont Shakespeare félicite son ami dans plusieurs de ses sonnets. Le jeune Henry de Southampton, élevé rigidement par sa mère au collége Saint-John, maître ès arts à l’âge de seize ans, avait gardé de ses fortes études un goût passionné pour les lettres. Il était bien, en effet, ce Mécène des poëtes que Shakespeare chante dans ses sonnets. Nashe, le pamphlétaire, lui disait dans la dédicace de ses livres[7] : « Incompréhensible est la hauteur de votre esprit… Il est perdu sans retour le livre qui naufrage sur le rocher de votre jugement. » Le poëte Markham, en lui dédiant une tragédie, l’appelait, dans un sonnet, « la lampe brillante de vertu à la clarté de laquelle les hommes mélodieux puisent leur inspiration. » Cambden écrivait de lui qu’il était aussi célèbre par son amour de la littérature que par ses exploits militaires. Sir John Beaumont vantait en vers « cet amour de la science que Southampton exprimait dans sa conversation et par ses égards pour ceux qui avaient un nom dans les arts, en vers et en prose. » Le vieux Florio, dédiant au comte son Monde des mots, lui disait en 1598 : « Vraiment je me reconnais débiteur non-seulement de toute ma science, mais de tout ce que je suis, et de plus encore, envers votre généreuse seigneurie à la paye et sous la protection de laquelle j’ai vécu plusieurs années. Sur moi et sur beaucoup d’autres, le glorieux et gracieux rayon de votre honneur a répandu la vie avec la lumière. » Voilà bien ce noble Mécène « sous le patronage duquel toutes les plumes répandaient la poésie. » Ne reconnaît-on pas Henry de Southampton dans ce M. W. H. qui, au dire du poëte des sonnets, ajoutait des plumes à l’aile de la science[8] ?

Une fois ceci établi, que Henry de Southampton est bien l’homme auquel furent adressés et dédiés les sonnets, le mystère avec lequel ceux-ci furent publiés s’explique aisément. On verra à la fin des sonnets avec quelle insistance Shakespeare presse son jeune ami de se marier. Il lui représente sous toutes les formes et avec une incroyable profusion d’images la nécessité du mariage. Or, on sait qu’en 1598, peu de temps après que ces sonnets furent composés, Southampton épousa, malgré la défense formelle de la reine, une femme dont il était épris depuis plusieurs années[9], la belle mistress Varnon, proche parente du comte d’Essex. La reine Élisabeth qui, pour des raisons diverses, n’avait jamais voulu ou pu se marier, était plus sévère encore pour la virginité d’autrui que pour la sienne. Ainsi que le roi de Navarre, dans Peines d’amour perdues, elle avait imposé le célibat comme loi à toute sa cour ; elle voulait, elle aussi, que son palais fût « une petite académie consacrée au repos et à la contemplation. » Comme le roi de la comédie à ses courtisans, Élisabeth avait défendu à Essex et à Southampton d’approcher d’une femme. Le pauvre Southampton se trouvait donc placé, comme Longueville et Dumaine, entre son respect pour la volonté royale et sa passion pour sa belle, entre sa loyauté et son amour. La poésie venait en aide à la beauté pour entraîner le comte à la rébellion ; Shakespeare plaidait pour le mariage presque aussi éloquemment que mistress Varnon. Dans ses sonnets, dans son poëme allégorique de Vénus et Adonis, dans sa comédie de Peines d’amour perdues, Shakespeare, montrant à Southampton les charmes de la femme, lui disait : « Marie-toi ! » Mais la reine, lui montrant la Tour de Londres, lui disait : « Ne te marie pas. » Or, c’était une chose grave que de désobéir à la reine-vierge. Walter Scott a admirablement peint, dans Kenilworth, la terreur du favori Leicester qui, pour dissimuler jusqu’au bout son union secrète avec Amy Robsart, finit, le misérable ! par la faire tuer dans un guet-apens. C’est sous l’empire de cette même terreur qu’était placé Southampton. Dans une situation aussi critique, le malheureux courtisan résista pendant quatre années aux tentations de l’amour. Mais Shakespeare était là qui lui disait, comme Biron dans la comédie :

Les femmes lancent les étincelles du vrai feu promèthéen, elles sont tous les livres, tous les arts, toutes les académies : elles enseignent, elles élèvent, elles font vivre le monde entier. Sans elles il n’y a personne qui devienne parfait. Fou que vous êtes de renoncer aux femmes !

Ah ! comment résister indéfiniment aux vers éloquents de Shakespeare ? Comment résister toujours aux yeux doux de la belle Varnon ? C’en était trop pour l’infortuné célibataire. Comme dans Peines d’amour perdues, la nature finit par l’emporter ; et Southampton finit, comme Longueville, par épouser sa bien-aimée. Toutefois le denoûment fut beaucoup plus grave dans l’histoire que dans la comédie. Le roi de Navarre, coupable lui-même du crime d’aimer, finit par pardonner à Longueville. Mais la reine d’Angleterre fut impitoyable ; elle envoya Southampton contempler à la Tour de Londres la lune de miel ; et peu s’en fallut, sous prétexte d’un complot imaginaire, que l’ami de Shakespeare n’expiât sur l’échafaud son mariage insurrectionnel.

On comprend maintenant comment les libraires, fort peu audacieux en général, mirent si peu d’empressement à publier les sonnets où cette union téméraire avait été conseillée et où Shakespeare attaquait avec tant de hardiesse le célibat ordonné par la reine. Ce ne fut qu’après la mort d’Élisabeth, quand la terreur inspirée par la fille de Henry VIII fut passée, que les sonnets de Shakespeare trouvèrent un éditeur. Mais alors la haute position qu’occupait Southampton et des considérations de famille durent empêcher qu’on ne livrât sans réserve à la publicité le drame intime où figurait un des premiers personnages de l’Angleterre. Pour dérouter la curiosité des contemporains, l’éditeur imagina la mystérieuse dédicace où les initiales de Henry Wriothesly, comte de Southampton, étaient maintenues, mais interverties ; il fit mieux encore : il publia les sonnets dans un désordre prémédité qui en rompait l’unité logique et les rendait presque incompréhensibles, laissant à la postérité patiente le soin d’en deviner l’énigme.

C’est cette énigme que nous avons essayé ici de pénétrer.

III

Placé par sa naissance et par sa profession au niveau de toutes les souffrances, Shakespeare les a toutes connues. Fils d’un artisan sur une terre d’aristocratie, longtemps pauvre dans un pays d’argent, comédien au milieu d’un peuple puritain, il eut à lutter de toutes parts contre des préjugés impitoyables. Il faut lire ses sonnets pour savoir combien lui pesaient cette livrée de bouffon dont le besoin l’avait affublé, et ce métier qui laisse toujours une marque, comme celui du teinturier[10]. Le théâtre de Shakespeare, comme celui de Molière, est fait de toutes ces douleurs. Mais Shakespeare ne souffrait pas seulement de ses propres malheurs, il souffrait surtout des malheurs d’autrui ; il trouvait dans son grand cœur une solidarité infinie avec toutes les afflictions ; il se sentait le frère de tous les déshérités, et alors il s’écriait :

Lassé de tout, j’appelle à grands cris le repos de la mort : lassé de voir le mérite né mendiant, et le dénûment affamé travesti en drôlerie, et la foi la plus pure douloureusement parjurée, et l’honneur d’or honteusement déplacé, et la vertu vierge prostituée à la brutalité, et le juste mérite à tort disgracié, et la force paralysée par le pouvoir boiteux, et l’art bâillonné par l’autorité, et la niaiserie, vêtue en docteur, contrôlant le talent, et le bien captif esclave du capitaine mal[11].

Merci, poète, de ta douleur ! merci de ces larmes que tu as versées sur tant de plaies vives ! Merci de cette protestation contre la prostitution et la misère ! Merci de ce cri sympathique pour ces vertus vierges que la faim livre à la brutalité, pour ces dénûments que le besoin travestit en drôleries, pour ces mérites nés mendiants qui, travailleurs souvent obscurs, luttent avec tant de courage contre l’iniquité du berceau ! Merci de l’anathème que tu as jeté au pouvoir boiteux paralysant la force, au parjure violant la foi la plus pure, à l’autorité bâillonnant l’art, à la niaiserie pédante contrôlant le génie, au mal triomphant ! Hélas ! à l’aspect de tant d’injustices et d’inégalités, il y a donc eu une heure où tu t’es senti découragé ! En voyant tant de souffrances chez les uns, tant d’indifférence ou de perversité chez les autres, tu t’es donc pris à douter de l’avenir ! L’avenir, de quel côté était-il ? tu le cherchais en vain à tous les coins de l’horizon. Tu invoquais la tolérance, et partout le fanatisme te répondait. Tu jetais du haut de ton théâtre ce grand cri : Humanité ! et la moitié de l’Europe se ruait sur l’autre au nom d’un Dieu d’amour ; et les catholiques faisaient la Saint-Barthélemy, et les protestants brûlaient Michel Servet, et décapitaient Marie Stuart ! Tu faisais ta propagande sublime, et le peuple pour qui tu la faisais courait aux combats de coqs ; et les plus avancés te reniaient ; et les puritains voulaient fermer ton théâtre, ta chaire, à toi. Alors tu te voilais la face, et tu te sentais désespéré, et tu prenais la vie en dégoût, et tu voulais mourir !

Ah ! c’est qu’on n’apercevait pas alors comme aujourd’hui les solutions imminentes. Perdu dans la nuit profonde du moyen âge, tu ne voyais pas poindre encore l’aube sainte du progrès. Les idées dont tu étais épris, les idées de justice, de liberté, de fraternité, ne t’apparaissaient que comme des utopies insaisissables. Tu ne les voyais pas, comme nous, transformées par quatre révolutions en réalités nécessaires. Et voilà pourquoi cet amour de l’humanité, qui fait notre ardeur, faisait ton accablement. Voilà pourquoi tu n’avais pas, comme nous, cette force que donne l’espérance, cette sérénité que donne la foi.


Guernesey, Hauteville-House, novembre 1856.

  1. « Ces yeux dont je parlais si ardemment, ce bras, cette main, ce pied, ce visage, qui me transportaient hors de moi-même et m’élevaient au-dessus des autres hommes ; » Ces boucles de cheveux d’or à l’éclat si pur, cette face angélique et splendide qui faisait un paradis sur la terre, ne sont plus qu’un peu de poussière insensible. » Et pourtant je vis ! ce dont je pleure et je m’indigne ; et je reste sans la lumière que j’aimais tant, exposé à tous les hasards dans ma barque désarmée. » Oh ! que ce soit la fin de mes chants d’amour ! Tarie est la veine de mon génie fatigué, et ma lyre se fond dans les pleurs. »
  2. La modification introduite par Casa dans le sonnet a été adoptée par Shakespeare, par Daniel et par Drayton.
  3. En 1598, le critique Meres écrivait dans son Trésor de l’esprit : « De même que l’âme d’Euphorbe passait pour vivre dans Pythagore, de même l’âme harmonieuse d’Ovide vit dans Shakespeare à la langue de miel : j’en veux pour preuve Vénus et Adonis, sa Lucrèce et ses sonnets sucrés (sugared) qui circulent parmi ses amis privés. »
  4. Sonnet cxliv.
  5. Sonnet cxxxvii.
  6. Un remarquable article, inséré tout récemment dans la Revue Trimestrielle de Londres (Quaterly Review, avril 1864), confirme notre raisonnement par une preuve décisive, en révélant un fait historique qui jusqu’ici avait échappé à l’attention des critiques : William Herbert arriva pour la première fois à Londres dans l’été de 1599, c’est-à-dire quand la célébrité des Sonnets de Shakespeare était déjà parfaitement établie. Le courtisan Rowland Whyte écrivait à son ami sir Robert Sydney en 1598 : « Milord Herbert a, à grand’peine, décidé son père à lui permettre de vivre à Londres, mais ce ne sera pas avant le printemps prochain. Mylord Herbert hath, with much adoe, brought his father to consent that he may live in London, yet not before the next spring. — Note de la seconde Édition.
  7. The life of Jack Wilton, 1594.
  8. Sonnet cxix.
  9. Dès le 3 septembre 1595, Rowland Whyte écrivait confidentiellement à sir Robert Sidney : « Milord Southampton courtise avec une excessive familiarité la belle mistress Varnon, tandis que ses amis, observant l’humeur de la reine envers le comte d’Essex, font ce qu’ils peuvent pour la décider à favoriser ces amours ; mais c’est en vain. » L’hostilité constante de la reine au mariage de Southampton est constatée par ce passage d’une autre lettre du même au même, datée du 1er février 1597 : « Milord de Southampton est fort troublé de l’étrange manière dont le traite Sa Majesté. Quelqu’un lui a joué quelque mauvais tour. Mr le secrétaire (Cécil) lui a procuré un permis de voyager. Sa belle maîtresse (Élisabeth Varnon) ne cesse de mouiller de larmes son joli visage. Dieu veuille que le départ du comte ne la frappe pas d’une infirmité (la folie) qui est pour ainsi dire héréditaire dans sa famille. »
  10. Voyez le ce siècle sonnet.
  11. Voyez le xlviiie siècle sonnet.
Dédicace Sonnets de Shakespeare
Introduction