Shakespeare - Œuvres complètes, Hugo, tome 2 - Introduction

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François-Victor Hugo
Introduction
Textes établis par François-Victor Hugo
Œuvres complètes de Shakespeare
Tome II : Fééries
Paris, Pagnerre, 1865
p. 7-91
Dédicace Le Songe d’une nuit d’été


INTRODUCTION.


I

LE MONDE INVISIBLE AU SEIZIÈME SIÈCLE.

LA FÉERIE.

Au temps de Shakespeare, le spectateur, qui assistait à la représentation du Songe d’une nuit d’été et de la Tempête, ne jugeait pas ces deux pièces comme le lecteur, assis dans son fauteuil, peut les juger aujourd’hui.

Pour nous autres, enfants du dix-neuvième siècle et petits-enfants du dix-huitième, les Fééries de Shakespeare ne sont plus que des contes ravissants où l’imagination de l’auteur a tout créé ; des fées se disputant un enfant volé, un enchanteur châtiant ses ennemis par un naufrage, des farfadets soulevant à leur gré l’orage sur l’Océan ou la jalousie dans le cœur de l’homme, sont des êtres fantastiques que l’illusion seule anime un instant, et les aventures de Prospero nous paraissent aussi chimériques que celles de Cendrillon et du Chat-Botté. Pour nous, Shakespeare n’est plus ici qu’un Perrault sublime.

Pour les fils du seizième siècle, la chose était bien différente. Les personnages, que le poëte mettait en scène, leur étaient depuis longtemps familiers, et les péripéties merveilleuses, auxquelles il les faisait assister, restaient toujours dans le domaine du possible. Tous ces êtres, relégués aujourd’hui dans la fantaisie, prenaient place alors dans la réalité. Ils vivaient, non pas seulement de la vie de l’art, mais de la vie de la nature. Le spectateur qui venait de voir Titania sur les tréteaux du théâtre anglais n’était pas bien sûr, le soir, en rentrant chez lui, de ne pas la revoir dansant avec ses suivantes dans quelque rayon de lune ; et, si par hasard il lui fallait repasser la Tamise pour revenir au logis, il pouvait craindre qu’Ariel ne fît chavirer sa barque comme tout à l’heure il avait fait sombrer le vaisseau d’Alonso.

De là, chez les contemporains de Shakespeare, une impression que nous ne ressentons plus. Ils éprouvaient devant ces spectacles la double émotion de l’admiration et de la foi. La présence de ces créatures supérieures les remplissait d’un sentiment presque religieux. Ils étaient aussi troublés par les colères d’Obéron que les contemporains d’Eschyle étaient alarmés par les fureurs des Euménides.

Pour bien juger les deux pièces traduites ici, il faut donc que le lecteur se reporte à l’époque où elles ont été écrites. Il faut qu’il répudie momentanément les idées du dix-neuvième siècle pour reprendre celles du seizième. Avant d’entrer au théâtre anglais, il faut qu’il laisse sur le seuil toutes ses préventions, tout son scepticisme, toute sa philosophie. Fils de la Révolution, il faut qu’il revive au siècle de la Renaissance. Il faut qu’il oublie et Kant et Condillac et Diderot pour redevenir le disciple d’Agrippa et de Paracelse. Il faut qu’il renaisse à ce bon vieux temps où la pensée humaine, n’ayant pas encore le doute pour guide, errait dans le cul-de-sac des systèmes et des dogmes, s’arrêtant, en chaque science, à quelque texte : en astronomie, à Ptolémée, en physique, à Pline, en médecine, à Galien et à Hippocrate, en philosophie, à la double tradition de la légende et des livres saints.


Les générations du seizième siècle croyaient, avec la Bible, qu’un Dieu unique a créé l’homme, mais elles croyaient, avec la Bible aussi, qu’entre l’homme et le Dieu créateur, il existe une quantité innombrable de créatures invisibles.

Ces êtres immortels, n’ayant jamais failli et voués à une béatitude immuable, sont rangés sur les degrés d’une échelle immense que Jacob a entrevue et qui monte de la terre au ciel. Au bas de cette échelle, placés le plus près de l’homme, mais déjà inaccessibles à ses regards, voici les anges ; plus haut, voici les archanges ; plus haut, voici les principautés. Montons encore ! Plus haut, voici les puissances ; plus haut, voici les vertus ; plus haut, voici les dominations. Montons encore ! Plus haut, voici les trônes ; plus haut, voici les chérubins ; plus haut, voici les séraphins. Et enfin, voilà Dieu !

Lorsque Dieu, perdu dans l’infini, daigne envoyer quelque message à l’homme, il le lui fait transmettre ordinairement par un des êtres inférieurs de cette hiérarchie. C’est un ange qui arrête le bras d’Abraham prêt à immoler son fils ; c’est un ange qui console Agar dans le désert ; c’est un ange qui délivre saint Pierre enfermé dans les prisons d’Hérode. Quand il s’agit d’une mission plus importante, Dieu choisit, pour la remplir, un esprit de la série immédiatement supérieure. C’est l’archange Gabriel qui annonce à Marie qu’elle enfantera le Messie ; c’est l’archange Michel qui, dans la prophétie de l’Apocalypse, soutient la lutte définitive contre le dragon. L’homme n’a jamais vu d’être céleste qui prenne rang au-dessus de l’archange. C’est bien un séraphin qui a chassé Adam du Paradis, mais Adam n’a aperçu que le bout de son épée de flamme.

Au-dessous de Jéhovah, le dieu du bien, qui trône dans la lumière au sommet du ciel, la Bible nous montre, régnant dans les ténèbres, à l’autre extrémité, Satan, l’âme du mal. Satan, ange révolté, commande à une foule d’autres anges révoltés comme lui. « Il est des anges, dit l’Écriture, qui n’ont pas gardé leur premier état, mais ont laissé leur propre demeure. Dieu les a emprisonnés dans des chaînes éternelles sous les ténèbres jusqu’au jugement dernier. » Quoique condamné par le Créateur à la prison perpétuelle, Satan n’en a pas moins parfois la permission de paraître sur la terre. C’est sur la terre que, pour trahir Jésus, il entre dans Judas Iscariote ; c’est sur une montagne de la terre qu’il transporte le Fils même de Dieu. Que dis-je ? Nonobstant l’arrêt suprême, Satan a encore ses entrées dans le Paradis. C’est dans le Paradis que, sous la forme du serpent, il excite Ève à manger le fruit fatal. C’est dans le Paradis que, faufilé parmi les bienheureux, il fait avec Jéhovah le pari de séduire Job. Malgré sa ruine, l’ange rebelle est bien puissant encore. Il a fait faillir Adam, il a osé tenter le Christ ; et, un jour, il faudra que l’archange fasse appel à toutes ses légions pour venir à bout de ce diable !

Voilà le monde invisible, tel que la Bible le révélait aux générations du seizième siècle. D’un côté, les anges de lumière, planant dans le ciel au-dessous de Jéhovah ; de l’autre, les anges de ténèbres rampant dans l’Enfer au-dessous de Satan. D’un côté, des esprits perpétuellement bons et heureux ; de l’autre, des esprits à jamais méchants et misérables. Et entre ces esprits, une haine, une lutte, une séparation éternelle, la damnation.

Ici la tradition sacrée laissait une lacune.

La tradition populaire remplit cette lacune.

Entre le bon ange et le mauvais, la Bible ne voyait rien ; la légende découvrit un être.

Cet être, ce fut la fée.

La fée devint l’intermédiaire entre l’ange et le démon.

Entre le ciel et l’enfer, la Bible avait fait le vide.

La légende combla ce vide en y jetant un monde.

Ce monde, ce fut la féerie.

La féerie fut le pont jeté entre le ciel et l’enfer.

La Bible faisait d’un côté la lumière, de l’autre, les ténèbres.

Entre la lumière et les ténèbres, la légende évoqua un crépuscule. Ce crépuscule fut la féerie.

La féerie touchait à la fois aux deux extrémités de la création. Par en haut, elle atteignait les astres ; par en bas, elle fouillait le centre de la terre.

De même que la race angélique et la race diabolique, la race féerique se classait hiérarchiquement. Plus l’esprit était dégagé de la matière, plus il était élevé. La fée planait dans l’éther, le sylphe volait dans l’air, le lutin gambadait sur la terre, le gnome serpentait dans la terre. Tous ces êtres s’étageaient par ordre de sentiment sur les degrés de l’échelle indéfinie qui monte du mal au bien.

Le gnome était méchant.

Le lutin était malicieux.

Le sylphe était doux.

La fée était bonne.

Le gnome était presque un démon ; la fée presque un ange.

La diversité des climats de notre globe maintenait entre tous ces êtres la hiérarchie établie par la diversité de leurs natures. Plus un pays était lumineux, plus l’esprit qui y paraissait d’ordinaire était pur. Le gnome, esprit hibou, choisissait de préférence le séjour des régions polaires : il s’acclimatait en Suède, en Norwége, en Islande, en Laponie et dans l’Allemagne du nord. Le lutin, moins ennemi du grand jour, se rapprochait un peu du midi et semblait avoir adopté l’Écosse. Le sylphe, plus méridional encore, affectionnait l’Irlande et l’Angleterre centrale. Enfin, la fée, amie des régions plus éclairées, choisissait d’ordinaire pour lieu de ses apparitions le sud de la Grande-Bretagne et la France, et envahissait parfois l’ardente patrie du Tasse et du Boiardo.

Historiquement, le gnome était scandinave d’origine ; le lutin était écossais ; le sylphe était anglais ; la fée était celte.

Célébré par les poëmes de l’Edda et par certaines ballades germaniques sous le nom de Kobold, le gnome hantait l’intérieur des montagnes et se fourrait dans les mines. Très-exclusif dans ses affections, il exigeait une amitié absolue du mineur qu’il daignait protéger. Si celui-ci était fidèle, il lui indiquait les plus riches filons, mais il punissait la moindre trahison avec une impitoyable rigueur. Voulant être uniquement aimé, le gnome aimait uniquement. Son favori excepté, il avait pour tout le genre humain la haine sauvage de Caliban. Je n’en veux pour preuve que la mort de Svegder, quatrième roi de Norwége, racontée par le barde Théodolf. Svegder avait juré de faire un pèlerinage à la cour de son ancêtre Odin. Afin d’accomplir ce vœu, il prit pour escorte les douze plus braves chevaliers de son royaume, et se dirigea avec eux vers les déserts de la Grande-Scythie, dans la direction que lui indiquaient les cartes routières d’alors. Il faut croire que ces cartes n’étaient pas très-bonnes ; car le roi erra pendant cinq ans sans pouvoir atteindre son but. Cependant, un jour, en chevauchant vers l’Est, il aperçut à l’horizon quelque chose qui ressemblait à une montagne. Aussitôt il piqua des deux et galopa en avant de ses compagnons. À mesure qu’il approchait, les linéaments de la montagne prirent sous ses yeux une forme architecturale. Les pics les plus saillants devinrent des tours ; les crêtes devinrent des créneaux ; les crevasses devinrent des fenêtres ; la caverne principale devint un porche grandiose. Quand Svegder arriva, la montagne était un château. Plus de doute, le roi avait enfin trouvé le palais d’Odin. Il donne du cor pour annoncer sa venue. Un nain paraît au seuil de la grande entrée. — Est-ce ici la demeure du dieu Odin ? demande Svegder. — C’est ici, seigneur. Qui annoncerai-je ? — Son petit-fils, le roi de Suède. — Et le nain introduisit le roi. — Cependant les douze chevaliers, qui escortaient Svegder et qui le suivaient de loin, commençaient à s’inquiéter de ne plus le voir. Ils pressent leurs chevaux dans la direction qu’il a prise, et arrivent, haletants, à l’endroit même où leur roi venait de s’arrêter. Ils étaient au pied d’un rocher colossal. Les chevaliers appelèrent leur maître, ils le cherchèrent partout ; mais ce fut en vain ; et quand, de désespoir, ils repartirent, ils entendirent derrière eux l’énorme éclat de rire du gnome qui venait d’enterrer le roi dans sa montagne.

Le gnome n’aimait qu’un homme ; le lutin n’aimait qu’une famille. Il était pour cette famille une sorte de dieu Lare. D’après la description minutieuse qu’a donnée de lui un savant écossais, M. Cromek, le lutin était tout petit ; il avait les cheveux bouclés, et portait un manteau brun, orné d’un capuchon de même couleur, qui lui descendait jusqu’au genou. Il gardait le même manteau toute sa vie, et, comme il vivait plusieurs siècles, on conçoit qu’à un moment donné, il avait des trous au coude. N’importe, le lutin se drapait dans sa loque avec une fierté digne de Diogène. Un jour, une riche ménagère, voyant son esprit familier si pauvrement mis, eut l’idée charitable de lui offrir un pardessus bien chaud et bien élégant. Elle le fit de ses propres mains, et, le soir venu, le déposa soigneusement dans le coin favori de son cher hôte. Puis elle se retira discrètement pour le laisser s’habiller. Le lutin vint à son heure habituelle, mais, en voyant le nouvel habit, il fut profondément mortifié. Il poussa un gros soupir, et jurant de ne plus revenir chez son impertinente bienfaitrice, il partit en murmurant ces vers mélancoliques :

A new mantle, and a new hood !
Poor Brownie ! ye’ll ne’er do mair gude.

« Un manteau neuf ! un capuchon neuf ! Pauvre lutin ! vous ne ferez plus rien de bon. »

Le lutin, on le voit, voulait n’être aimé que pour lui-même. Une aventure du même genre était arrivée jadis dans le comté de Dumfries. Un lutin demeurait depuis trois cents ans au manoir de Liethin Hall. Ordinairement on ne voyait de lui que sa petite main, et ce n’était que dans les grandes occasions, pour rendre hommage aux seigneurs à leur avènement, qu’il se montrait tout entier. Dans le courant du quinzième siècle, il s’était attaché particulièrement à un de ces seigneurs qu’il avait vu successivement enfant, adolescent, jeune homme, homme mûr et enfin vieillard. Lorsque la fin de celui-ci approcha, le lutin, qui la voyait venir, fut pris d’un véritable chagrin : il ne touchait plus à rien de ce qu’on laissait pour lui à l’office. Le matin, quand on rangeait l’appartement, on retrouvait intact son souper, naguère dévoré de si bon appétit. Le morceau de pain blanc était tout sec, et la jatte de lait toute pleine. Toute la nuit on l’avait entendu pousser des cris plaintifs. Cela dura ainsi jusqu’au jour où le vieux seigneur mourut. Alors, le manoir resta quelque temps sans maître. Celui qui en héritait était un arrière-neveu du défunt, un jeune homme que personne au logis ne connaissait et qui était en voyage. À son arrivée, tous les vassaux s’empressèrent de venir lui faire hommage, et parmi eux le petit lutin. En voyant cet être chétif, maigri par un long jeûne et affublé d’un vieil habit à la mode de son trisaïeul, le nouveau seigneur ne put retenir un éclat de rire et commanda tout haut qu’on habillât son lutin à neuf. Mais l’offense était irréparable, et le lutin sortit en jetant au jeune laird cet adieu sinistre :

Ca, cuttie, ca!
A! the luck o Liethin Ha!
Gangs with me to Bodsbeck Ha!

« Ah ! c’est fini ! Tout le bonheur de Liethin Hall part avec moi pour Bodsbeck Hall. »

La prédiction se réalisa vite. Peu de temps après, le manoir de Liethin Hall tombait en ruines, et le lutin qui l’avait abandonné apportait le bonheur au château rival de Bodsbeck.

On vient de voir qu’un souper était préparé pour le lutin. C’était là en effet un usage immémorial dans toutes les familles d’Écosse et même d’Angleterre. Le lutin ne voulait pas d’autre salaire pour son service. Il travaillait toute la nuit, nettoyait la maison, balayait l’escalier, lavait la vaisselle, rangeait les meubles. Quand il avait faim, il grignotait son pain ; quand il avait soif, il buvait son lait ; et, pourvu que le pain fût bien blanc et le lait bien pur, il était content. Mais malheur aux ménagères si le repas était défectueux ! Il était une fois un lutin qui demeurait dans une ferme des environs d’Edimbourg. Le fermier, étant devenu veuf, épousa en seconde noces une paysanne qui était d’une parcimonie rare. Dès son entrée en ménage, la nouvelle mariée résolut d’opérer des réformes qui lui parurent indispensables, et, pour commencer, elle crut pouvoir modifier la pitance du lutin. Le soir de ses noces, le moment étant venu de préparer le souper de ce « petit glouton », la paysanne ramassa sous la table une queue de hareng et un morceau de pain bis dont le chien n’avait pas voulu, et mit ces deux restes sur une assiette, à la place où d’habitude était déposé le morceau de pain blanc et la jatte de lait. Cela fait, elle monta triomphalement dans la chambre nuptiale.

Cependant, la nuit était déjà avancée, les deux mariés étaient au lit, et l’époux, ayant consciencieusement rempli ses devoirs, commençait à ronfler d’une façon édifiante, quand l’épouse, qui ne dormait pas encore, entendit un sifflement partir de la salle d’en bas. À ce sifflement un second sifflement répondit, puis un troisième, puis un quatrième, puis vingt, puis trente, puis cent. Tous ces sifflements, partis de différents points, semblaient venir des maisons voisines et se répondre les uns aux autres. Il se fit un silence de quelques minutes. Après quoi, la paysanne, toujours au guet, entend une rumeur dans l’escalier. Effrayée, elle appelle son mari, le secoue, le pince. Impossible de le réveiller ! Que faire ? La jeune femme se jette à bas du lit pour verrouiller la porte. Mais au moment où elle touche la serrure, elle se sent saisie aux cheveux, aux bras, aux jambes, par mille petites mains qui l’étreignent avec une force irrésistible. La malheureuse est ainsi traînée jusqu’au bas de l’escalier, où elle reste toute meurtrie, tandis qu’une foule de voix lui cornent aux oreilles ce refrain qu’elle n’a jamais oublié :

Brown bread and herring cobb!
Thy fat sides shall have many a bob.

« Du pain bis et une queue de hareng ! Tes grasses hanches auront bien des bobos. »

La leçon était trop bonne pour ne pas profiter. La ménagère se rappela toujours la nuit de ses noces ; et désormais, lorsqu’il s’agit d’apprêter le souper du lutin, il n’y avait jamais de pain assez blanc ni de lait trop pur.

On le voit, le lutin avait de la rancune. Mais au fond, il était loin d’être cruel. C’était un petit espiègle qui aimait les grosses farces. Voilà tout. Il s’amusait, comme le Puck de Shakespeare, à faire peur aux filles du village, à égarer la nuit les voyageurs, à faire hennir un cheval en imitant le cri de la jument, à prendre les formes les plus drôles, à se changer en pomme cuite pour tromper la gourmandise du marmot ou en tabouret pour tromper la paresse de la grand’maman. Charmante créature en somme, et rachetant tous ses défauts par des qualités. Il était vindicatif, c’est vrai, mais il était reconnaissant ; il était exigeant, mais il était dévoué. Et, s’il ne s’agissait d’un esprit, on pourrait dire de lui ce qu’on dit de tous les enfants gâtés : mauvaise tête, mais bon cœur[1].

Autant le lutin était farceur, autant le sylphe était doux. Autant le lutin était folâtre, autant le sylphe était mélancolique. Autant le lutin était effronté, autant le sylphe était timide. Le sylphe, que les Anglais appellent elf, fuyait l’humanité, non par haine, comme le gnome, mais par pudeur. « Les habitants de l’île de Man, chez qui les sylphes résident encore, les appellent les bonnes gens et disent qu’ils vivent dans les déserts, dans les forêts, sur les montagnes et évitent les grandes villes à cause des méfaits qui s’y commettent (Waldron’s Isle of Man, p. 126). » Le sylphe, on le voit, était un misanthrope. Il avait horreur de notre société, de notre civilisation, de nos lâchetés, de nos versatilités, de nos platitudes, de nos sujétions, de nos oppressions, de nos servilités, de nos égoïsmes. C’était dans la nature seulement qu’il pouvait vivre. Il affectionnait les bois, les collines, les prairies, le bord des lacs. Amoureux du printemps, il en portait la livrée et s’habillait tout de vert. C’était même un sacrilége à ses yeux qu’un homme osât porter la couleur de la végétation. Un ministre d’Écosse, le Rév. Graham d’Aberfoyle, dans ses Esquisses du comté de Perth, affirme que le vert est une couleur funeste, qui a causé de grands désastres dans sa famille même, et il n’hésite pas à attribuer ces désastres à l’influence du sylphe irrité. Un Graham fut tué pendant une bataille par un coup d’épée reçu à travers un des carreaux verts de son plaid ! Un autre Graham, vieux chasseur, fit une chute mortelle, un jour qu’il avait raccommodé son fouet avec un cordon vert !

Le sylphe gardait donc religieusement son costume. Il ne changeait de forme que pour changer d’élément. Alors il se faisait farfadet pour s’élancer dans le feu et jouer avec sa cousine, la salamandre païenne ; il se faisait ondin pour pénétrer dans l’eau et surprendre sa tante, la naïade antique. Ses jeux, à lui, ce n’était pas d’égarer les voyageurs, ni de tendre des piéges aux hommes, c’était, comme nous le dit Prospéro, de suivre de son pas sans empreinte les ondulations de la marée, c’était de tracer sur le gazon ces cercles âcres où la brebis ne mord pas, c’était d’écouter le solennel couvre-feu, c’était d’ouvrir à minuit les champignons et de se mettre sous ces parasols à l’ombre de la lune. Les sylphes étant aussi nombreux que les atomes, il fallut maintenir l’ordre dans cette foule immense ; et cette nécessité, paraît-il, avait amené la formation d’un gouvernement. Selon les livres cabalistiques du seizième siècle, ils étaient divisés en trois légions, commandées par trois capitaines : Damalech, Taynor et Sayanon, lesquels obéissaient eux-mêmes à un prince. Ce prince était l’esprit de la terre. Il était vassal du roi des fées et s’appelait Ariel.

Le gnome n’aimait qu’un homme.

Le lutin aimait une famille.

Le sylphe aimait la nature.

La fée aimait l’humanité.

D’après le dogme celtique, les créatures tutélaires qui, dans leur passage sur cette terre, avaient dirigé par leurs conseils et gouverné par leurs oracles les assemblées gauloises, ne cessaient pas, une fois mortes, de protéger ceux qu’elles avaient défendus, vivantes. Avant de revenir dans ce monde animer d’autres corps, ces âmes d’élite passaient dans un monde meilleur et vivaient là des milliers d’années sous l’enveloppe transparente du fantôme. Druidesses sur la terre, elles étaient fées au ciel.

Les Celtes les vénéraient alors comme des déesses ; ils plaçaient sous leur invocation leur foyer, leur cité, leur patrie, et ils leur élevaient des autels symboliques semblables à celui qui fut découvert au siècle dernier, orné de cette inscription mystérieuse :

Genio Arvernorum Sex. Orcius Suavis Œduus.

Ce n’était pas seulement l’Auvergne qui avait son génie. Dans toute la Gaule, dans toute la Grande-Bretagne, chaque ville avait sa fée protectrice. Bibracte avait la sienne, Lutèce avait la sienne, Bordeaux avait la sienne, la puissante Tudela ; Lyon avait la sienne ; Londres, Cantorbéry, Winchester avaient les leurs.

Ce ne fut qu’après le règne de Constantin que les populations celtiques, converties forcément au christianisme, commencèrent à négliger leur ancien culte, et à délaisser les fées druidiques pour les anges de l’Orient. C’est à cette négligence qu’a été attribuée la froideur témoignée dès lors par les fées à la race humaine. Le grand mouvement catholique des croisades parut augmenter leur froideur, et, s’il faut en croire le poëte Chaucer, elles avaient cessé de se montrer sur la terre dès le quatorzième siècle :

In old time of the king Artour,
Of which that Bretons speken great honour,
All was this land fulfilled of faerie;
The Elf queen with her joly company,

Danced full oft in many a greene mead.
This was the old opinion, as I rede —
I speak of many hundred years ago,
But now can no man see no elves mo.
For now the great charity and prayers
Of limitours, and others holy freres,
That searchen every land and every stream,
As thick as motes in the sunne beam,
Blessing halls, chambers, kitchenes and boures.
Cities and burghes, castles high and towers,
This maketh that there ben no fairies.

« Au vieux temps du roi Arthur, celui dont les Bretons parlent avec grand respect, tout ce pays-ci était plein de féerie. La reine des fées avec sa gaie compagnie dansait bien souvent dans plus d’une prairie verte. C’était là l’ancienne croyance, d’après ce que je lis… Il y a bien des siècles de cela. Mais maintenant on ne voit plus de sylphes. Car la grande piété et les prières des moines mendiants et autres saints frères qui, aussi nombreux que les atomes dans un rayon de soleil, fouillent toutes les terres et tous les cours d’eau, bénissant les salles, les chambres, les cuisines, les chaumières, les cités, les bourgs, les grands châteaux et les tours, — font qu’il n’y a plus de fées. »

Ainsi méconnues par des peuples ingrats, les fées s’étaient réfugiées au plus profond de l’éther. Mais telle était leur indulgence pour la race humaine que, dans les dangers pressants, elles redescendaient bien vite sur la terre pour prêter leur secours souverain aux générations qui les invoquaient. C’est ainsi qu’en plein moyen âge la fée Mélusine avait accepté l’hommage de Guy de Lusignan et, en daignant épouser le comte, lui avait apporté en dot la victoire. C’est ainsi qu’au quinzième siècle, à une époque plus critique, au moment où notre sol natal était envahi par l’étranger, au moment où le clergé catholique sacrait un Anglais roi de France, les antiques fées druidiques étaient apparues à Jeanne d’Arc sous le chêne de Bourlemont et lui avaient mis aux mains cette épée irrésistible que Vercingétorix avait brandie et avec laquelle la Pucelle reconquit la vieille Gaule.

Les fées avaient gardé là-haut ce don de prophétie que, sibylles, elles avaient eu ici-bas. Elles voyaient l’avenir ; elles connaissaient tous les secrets de la matière ; elles avaient, comme la marraine de Cendrillon, le privilége divin de dispenser le bonheur, et elles avaient, par-dessus le marché, cet autre privilége divin d’être dispensées du travail. Mais, remarquons-le bien, quoique placées dans une région supérieure à la nôtre, elles n’en étaient pas moins soumises aux passions, aux infirmités, aux défaillances de la créature. Bien que chaque jour de leur vie équivalût à une année de la nôtre, elles n’en étaient pas moins mortelles. Bien que leurs aliments fussent plus raffinés que les nôtres, elles n’en étaient pas moins obligées de se nourrir. Leur monde, si heureux relativement au nôtre, était encore un monde sensuel, après tout. Il ressemblait à cet Éden païen que les âmes étaient obligées d’abandonner après mille ans de séjour.

Largior hic campos æther et lamine vestit
Purpureo, solemque suum, sua sidera norunt.

Si, comme l’Élysée de Virgile, le pays féerique avait un air plus pur et un autre soleil que notre terre, il n’offrait pas à ses élus de nouvelles jouissances. Là, les grandes distractions étaient encore les récréations humaines : la musique, la danse et la chasse. Et telle était, assure-t-on, la prédilection des fées pour le plaisir de Diane, que, sortant de leur région, elles faisaient ici-bas des cavalcades périodiques afin d’essayer sur notre gibier leurs flèches enchantées. Alors ces transparentes chasseresses ressemblaient à ces ombres des héros troyens qu’Énée avait aperçus jadis maniant des armes et domptant des chevaux.

La féerie réalisait encore le paradis voluptueux de Tibulle :

Hic juvenum series teneris immissa puellis
Ludit, et assiduo prælia miscet amor.

Si les mêlées amoureuses avaient là tout leur charme, elles gardaient là aussi tous leurs dangers. Chez les fées, comme chez les hommes, on retrouvait l’amour avec tous ses troubles, toutes ses taquineries, toutes ses alarmes, tous ses désenchantements. Shakespeare n’a rien exagéré, quand, peignant les querelles du roi et de la reine des fées, il nous a montré les sylphes blottis, tout effrayés, dans la coupe des glands. Le lecteur verra plus loin avec quelle acrimonie les deux époux se reprochent leurs infidélités réciproques. — Vous courez après Périgénie, dit l’une. — Tu cours bien après Thésée ! réplique l’autre. Et les voilà qui se séparent furieux.

Le fait est que Titania et Obéron avaient eu déjà plus d’une aventure sur cette terre. Comme autrefois les divinités de l’Olympe, le roi et la reine des fées ne dédaignaient pas de mésallier ici-bas leurs amours, et l’on citait plus d’une créature humaine qui avait été honorée d’un de ces augustes caprices.

S’il faut en croire une chronique du seizième siècle, Obéron avait fait des siennes comme Jupiter : il avait aimé sous le chaume, et, déguisé en berger, avait séduit une jolie paysanne, dont il avait eu un fils qui s’appelait Robin. Le petit Robin était un fort mauvais sujet, et, en cette qualité, il avait reçu de ses camarades le surnom de bon enfant. Un jour, ayant fait quelque fredaine et craignant d’être battu, il résolut de ne pas rentrer chez sa mère. Il courut longtemps à travers champs, et à la fin, épuisé de fatigue, il s’endormit sous un chêne. « À peine le sommeil s’était-il emparé de lui, à peine avait-il fermé les paupières, qu’il pensa voir un grand nombre de personnages magnifiquement vêtus qui dansaient sur d’antiques mesures autour de lui. En même temps, il entendit une musique si belle que, comparé à l’un de ces musiciens-là, Orphée, le fameux violon grec, eût été aussi infâme qu’un de ces harpistes gallois qui jouent pour un morceau de fromage et un oignon. Comme les plaisirs en général ne durent pas longtemps, de même ceux-ci finirent beaucoup plus tôt que Robin ne l’eût voulu. Il s’éveilla de chagrin, et trouva près de lui un parchemin sur lequel étaient écrites les lignes suivantes en lettres d’or :

« Robin, mon unique fils et héritier,
Ne t’inquiète pas de savoir comment tu vivras :
Tu as reçu de la nature des qualités ingénieuses,
Auxquelles j’ajouterai d’autres dons.
Désire n’importe quoi, et tu auras ton désir.
Pour tourmenter les sots et les coquins,
Tu peux à ton gré te transformer
En cheval, en cochon, en chien, en singe.
Ainsi métamorphosé, aie grand soin
De ne t’en prendre qu’aux coquins et aux coquines ;
Mais aime ceux qui sont honnêtes,
Et secours-les en cas de besoin.
Fais cela, et le monde entier connaîtra
Les fredaines de Robin Bonenfant.
C’est de ce nom que tu seras appelé
Par les siècles futurs.
Si tu observes mon juste commandement,
Tu verras un jour le pays des fées.
Un mot encore ! Celui qui dira tes fredaines
Aura tous mes remercîments[2]. »

Au temps de Shakespeare, Robin avait été depuis longues années rappelé par son père dans le pays des fées. Le gamin était devenu lutin. Mais il était encore si populaire que le poëte a voulu l’introduire dans le Songe d’une nuit d’Été sous le nom désormais immortel de Puck.

On le voit, le roi des fées se permettait d’avoir des bâtards ni plus ni moins qu’un dieu de la mythologie. Mais, si Obéron imitait aussi bien Jupiter, en revanche Titania n’imitait pas Junon. Elle n’était guère plus fidèle comme épouse que lui comme époux. Et, s’il faut s’en rapporter à certaine ballade scandaleuse de l’antique Écosse, ses amours avec Bottom n’ont pas été le premier coup de canif au contrat.

Écoutez l’histoire.

Par une belle journée d’été, vers la fin du treizième siècle, un jeune homme était couché à l’ombre d’un vieil arbre, sur la pente d’une des trois collines qui dominent les ruines de l’abbaye de Melrose, en Écosse.

Le vieil arbre, célèbre sous le nom de chêne d’Eildon, était hanté par les fées. Le jeune homme, non moins fameux sous le nom de Thomas le Rimeur, était hanté par les Muses.

Le jeune homme rêvait, et, pour trouver le couplet final d’une romance commencée, il écoutait chanter les oiseaux. Il cherchait le sens d’un air mystérieux qu’une grive et un geai fredonnaient au-dessus de sa tête, quand un spectacle singulier attira tout à coup son attention.

Il vit venir à lui une femme qui traversait la bruyère, emportée par le galop d’un cheval. Thomas distingua d’abord le cheval. C’était un magnifique genêt gris-pommelé qui rongeait un frein d’or et à la crinière duquel résonnaient soixante-neuf grelots d’argent.

La personne qui le montait semblait venir de la chasse. Elle soufflait dans un cor d’ivoire une fanfare inouïe, et tenait en laisse trois lévriers, tandis que deux épagneuls accouplés haletaient derrière elle. À l’arçon de sa selle, brodée de pierreries, pendaient un arc et des flèches.

En voyant cette écuyère, un poëte païen l’eût prise pour Diane chasseresse. Mais Thomas était trop bon catholique pour faire une pareille supposition. Selon lui, une apparition si belle ne pouvait être que la bonne Vierge :

He said yonder is Mary of Myght
That bare the child that died for me,
Certes but I may speak with that lady bright,
My heart will breke in three.

« Il dit : c’est Marie, pleine de puissance, mère de l’enfant qui mourut pour moi. Certes, si je parlais à cette dame brillante, mon cœur se briserait en trois. »

Ébloui de cette majesté divine, le ménestrel se leva et voulut se retirer au haut de la montagne. Mais l’inconnue courut après lui.

— Pourquoi me fuis-tu ? lui dit-elle.

— Ayez pitié de moi, reine du ciel, fit Thomas en tombant à genoux.

— Je ne suis pas reine du ciel, mais souveraine d’un autre pays. En ce moment, je chasse la bête sauvage, et voici mes limiers en arrêt.

Rassuré dans ses scrupules religieux, le ménestrel changea de ton.

— Si vous chassez la bête sauvage, dit-il en riant, alors vous m’avez pour proie, belle dame ! je suis à vous, soyez à moi.

Et Thomas saisit l’écuyère par le bas de sa robe.

— Que faites-vous ?

— Je vous aime.

— Laissez-moi. Savez-vous que, si vous me touchez, je perds toute ma beauté ?

— Qu’importe ? Belle ou laide, je vous suivrai partout. J’en jure par le ciel ou par l’enfer, à votre choix.

— Jurez sur votre honneur, gentilhomme ! fit l’inconnue en descendant de cheval.

Tout à coup un scrupule nouveau la prit.

— Si je vais avec vous sous cet arbre, vous irez dire partout que je suis une fille, et me voilà perdue.

— Si vous venez avec moi sous cet arbre, je serai muet, et tout l’or de la chrétienté ne me fera pas parler.

Et le ménestrel prit l’inconnue par la taille, et tous deux disparurent sous l’ombre du grand chêne.

Ici, laissons jaser la ballade :

Seuyen tymes by her he lay.

Sept fois heureux, les amants restèrent toute une journée dans les bras l’un de l’autre. Le soleil était sur son déclin, quand les piaffements du cheval rappelèrent à l’inconnue qu’il était temps de partir.

— Hâtons-nous, dit-elle au jeune homme ; si je tarde, mon mari devinera tout.

— Vous êtes donc mariée ! s’écria Thomas avec étonnement.

— Je te conterai tout cela plus tard. Nous sommes pressés. Monte à cheval. Tu me prendras en croupe.

Le jeune homme sauta en selle et se retourna vite pour offrir la main à sa bien-aimée. Mais quelle fut son horreur en la regardant alors ! La robe splendide que Thomas venait de chiffonner n’était plus qu’un haillon. Ces beaux cheveux noirs qu’il avait baisés tout à l’heure avec tant de transports étaient devenus gris ; ce noble front s’était ridé ; ces fraîches joues s’étaient creusées ; ces yeux si brillants s’étaient ternis ; cette taille si svelte s’était voûtée ; en une minute la ravissante créature avait vieilli de cent ans ; la houri s’était changée en stryge !

Thomas poussa un gros soupir. Il aurait bien voulu descendre et s’en retourner dans son manoir d’Enceldoune. Mais il avait juré de suivre l’inconnue, et Thomas était de ces gens naïfs qui croient à la sainteté du serment. D’ailleurs, eût-il eu la fantaisie de se parjurer, il n’en avait plus la puissance. Sa compagne, assise derrière lui, l’étreignait sur la selle avec une force surhumaine, et le cheval était déjà parti avec la vitesse d’un hippogriffe. La bête, qui semblait connaître son chemin, brûla la bruyère et s’enfonça dans la montagne.

Les deux amants se trouvèrent alors au milieu d’une nuit profonde.

— Dieu ait pitié de mon âme ! pensa Thomas.

Le cheval galopait à travers une immense caverne qui, longtemps obscure, finit par s’éclairer d’une vague lueur.

— Quelle est cette clarté ? demanda Thomas.

— C’est l’aurore d’un autre soleil, répondit l’autre.

Le cheval avançait toujours et la clarté grandissait. Thomas entendit un bruit de flots et regarda devant lui. Il vit une chose extraordinaire : c’était une énorme rivière rouge qui barrait l’issue de la caverne.

— Quelle est cette rivière ? demanda-t-il.

— C’est le fleuve que fait le sang versé par les hommes. Ce fleuve-là grossit sans cesse ; car il a pour source le meurtre et la guerre pour affluent.

— Allons-nous donc le traverser ?

— Il le faut bien pour arriver dans l’autre monde.

Et, pendant que l’inconnue disait cela, le cheval se jetait dans le fleuve et nageait résolûment. Thomas se sentit mouillé jusqu’au genou par cette houle horrible.

Heureusement, l’animal atteignit vite l’autre bord et s’arrêta.

Aussitôt Thomas mit pied à terre.

— Donne-moi la main pour descendre, lui dit sa compagne.

À peine l’inconnue avait-elle touché ce nouveau sol, qu’elle était transfigurée. Ses cheveux gris étaient redevenus noirs ; son front s’était déridé ; ses yeux avaient perdu leur vilaine patte d’oie ; sa taille s’était redressée ; une ravissante fossette avait remplacé sur sa joue le pli sinistre de la vieillesse ; la stryge était redevenue houri !

La surprise du ménestrel continua quand il examina l’endroit où il se trouvait. Il était sous un arbre colossal à l’ombre duquel aboutissaient trois routes. À en juger par son envergure, cet arbre devait avoir plusieurs milliers d’années. Il était chargé de beaux fruits jaunes qui ressemblaient à des pommes.

Thomas, à qui le voyage avait ouvert l’appétit, et qui n’avait rien mangé depuis qu’il avait quitté Enceldoune, eut envie d’un de ces fruits, et il allait en cueillir un, sans plus de cérémonie que si c’eût été une reinette, quand sa compagne lui retint le bras :

— Imprudent ! sais-tu ce que tu vas faire ? Cet arbre que tu vois est le même arbre que les livres saints placent dans le paradis terrestre, et dont Dieu a défendu les fruits au premier homme. Voudrais-tu donc recommencer le péché d’Adam ?

Thomas, qui se rappelait la catastrophe causée par la gourmandise de notre aïeul, retira sa main avec épouvante.

— Aie patience, continua la splendide créature, tu ne perdras rien pour attendre. Nous touchons au terme de notre voyage, et je te promets de te faire faire tout à l’heure un déjeuner plus choisi et moins coûteux. — Vois-tu, Thomas, ces trois chemins qui aboutissent au carrefour où nous sommes ?

— Je les vois, répliqua le ménestrel.

— Vois-tu, Thomas, le premier chemin, ce sentier tout encombré d’épines et de ronces ? C’est le chemin que prennent les justes. Il mène au royaume de Dieu. — Vois-tu, Thomas, le second chemin, cette grande route toute semée de lis ? C’est le chemin que prennent les méchants. Il mène au royaume du diable. — Vois-tu, Thomas, le troisième chemin, cette belle allée qui serpente le long de la colline ? C’est le chemin que nous allons prendre. Il mène dans mon royaume.

— Seriez-vous, par hasard, la reine des fées ? balbutia Thomas ébloui.

— Tu l’as dit. Maintenant suis-moi, je vais t’introduire au château et te présenter au roi. Mais, auparavant, jure-moi de ne pas prononcer une parole, quoi que tu puisses entendre ou voir. Ce silence est la condition de ton salut. Si tu échanges seulement un mot avec un habitant du pays féerique, tu ne peux plus revenir sur la terre.

— Je jure d’être muet, dit le ménestrel solennellement.

Et Thomas suivit la reine.

Après quelques minutes de marche, il aperçut un édifice prodigieux. C’était le palais des fées.

La ballade à laquelle mon récit est emprunté omet de décrire ce palais. Mais un autre poëme écossais, la ballade intitulée : Orphée et Eurydice, peut nous donner une idée de sa construction. Le Louvre féerique était un édifice d’une hauteur gigantesque, ceint de cent tours crénelées, et ayant pour coupole un seul morceau de cristal. À l’intérieur, il était divisé en vastes salles soutenues par des colonnades d’or, et taillées chacune dans une pierre précieuse. Quand la lumière du jour faiblissait, toutes ces pierres précieuses étincelaient, toutes ces colonnades flamboyaient, toute cette coupole rayonnait. Alors le palais des fées devenait une immense escarboucle.

Ce fut dans cette vertigineuse demeure que le ménestrel suivit son introductrice. La reine passa d’abord par les cuisines, sans doute pour rassurer l’estomac inquiet de son compagnon. Là, en effet, Thomas vit les apprêts du plus succulent dîner. Quarante cerfs, abattus par le roi dans la journée, rôtissaient devant d’énormes brasiers, et des lévriers dévoraient dans des coins les restes de cette curée. Mais, hélas ! l’étiquette avant l’appétit. Pour être admis à la table royale, il faut d’abord, chez les fées comme chez les hommes, être présenté au roi.

La reine entraîna donc son hôte dans le salon de réception et le présenta à son auguste époux, donnant, pour expliquer le mutisme du nouveau venu, cette raison péremptoire qu’elle lui avait retiré l’usage de la parole. Sa majesté accepta l’explication, et, soit par bon goût, soit par excès de confiance, ne fit à la reine aucune observation sur son absence prolongée.

Au surplus, le moment n’était pas bien choisi pour une explication conjugale. Il y avait bal à la cour. La salle du trône, où Thomas avait été introduit, était pleine de seigneurs-fées et de dames-fées qui dansaient des sarabandes fantastiques. La musique n’était pas moins merveilleuse que la danse. Notre ami examina l’orchestre avec curiosité : il y reconnut le luth, la lyre, la guitare, le violon et la harpe, mais les autres instruments étaient absolument nouveaux pour lui.

Thomas, qui s’y connaissait en sa qualité de ménestrel, pensa n’avoir jamais ouï de concert si parfait. Il battait la mesure malgré lui, et enfin, n’y tenant plus, il se laissa enlever par la reine dans la ronde irrésistible. Sous l’empire de l’archet féerique, le poëte oublia la fatigue, et ne pensa plus aux quarante cerfs qui rôtissaient dans la cuisine. Le concert était devenu pour lui le plus exquis des repas. Il soupa de musique, il se gorgea de mélodie, il se rassasia d’harmonie ; et, quand les instruments s’arrêtèrent, il n’avait plus faim.

C’est qu’en effet, dans ce milieu nouveau, Thomas n’avait plus les besoins de la matière. Il n’était plus l’homme grossier et vil d’autrefois. Nos aloyaux les plus appétissants lui eussent répugné. Alors la vibration d’une harpe suffisait à le nourrir, le parfum d’une fleur l’eût grisé.

Qui pourrait peindre la vie du poète, ainsi transporté en pleine féerie ? Il avait oublié cette terre, il avait oublié son Écosse, ses hautes montagnes, son donjon d’Enceldoune ; il avait oublié ses parents, ses amis, qui le croyaient mort, et qui disaient en pleurant : Pauvre Thomas ! Il ne se souvenait plus de son existence en ce monde que comme l’homme qui se réveille se rappelle le cauchemar passé. C’était mieux qu’un réveil, c’était une résurrection. Nouveau-né dans un monde supérieur, Thomas avait l’amour pour nourrice et la musique pour berceau.

Cette vie enchantée, la ballade se reconnaît impuissante à la décrire, et moi, traducteur prosaïque, je vous la laisse rêver.

Tout cela cependant était trop beau pour durer.

Le ménestrel résidait depuis quelque temps au palais des fées, quand la reine vint le trouver secrètement.

— Thomas, lui dit-elle, tu me vois désolée. Je viens te dire adieu. Il faut que tu me quittes au plus vite pour t’en retourner chez les hommes.

— Comment ! s’écria le poëte avec stupeur, si tôt !

— Si tôt ! répliqua la reine ; depuis combien de temps crois-tu donc avoir quitté la terre ?

— Depuis sept jours à peine, murmura Thomas, pour qui cette existence avait passé comme un rêve.

— D’après notre calendrier, il n’y a que sept jours. D’après le tien, il y a sept ans.

— Sept ans !… qu’importe ? N’ai-je pas juré d’être avec vous toujours ?

— Ah ! tu ne sais pas notre grand secret ! je ne t’en ai pas parlé d’abord de peur de t’effrayer, mais je vois qu’il faut que je te le dise. Sache donc que, nous autres fées, nous payons périodiquement le tribut d’une âme à l’enfer. Or, c’est demain que le démon vient réclamer le tribut. Et, plutôt que de sacrifier une d’entre elles, les fées te livreraient à lui. Fuis donc tandis qu’il en est temps encore.

Le pauvre Thomas pleurait.

— Console-toi, ami ! poursuivit la reine. La vie sur la terre n’est pas longue. Quand l’heure fatale où elle doit finir pour toi approchera, je devancerai la mort et j’irai te chercher. En attendant, je veux que tu emportes parmi les hommes un gage de ma puissance. Je te donne dès à présent le privilége surhumain de prédire l’avenir. Poëte, je te sacre prophète !

Et la reine étendit sa baguette.

Aussitôt Thomas se sentit enlevé par une puissance invisible. En moins d’une seconde, sans qu’il eût pu dire comment, il se retrouva seul, étendu à l’ombre du chêne d’Eildon, sur le même gazon où il avait eu, sept ans auparavant, un si doux tête-à-tête. Notre ami reconnut parfaitement l’endroit. La grive et le geai qu’il avait entendus jadis étaient encore là, chantant toujours le même air. La forêt avoisinante était à la même place ; seulement on voyait qu’elle avait grandi. Les arbrisseaux d’autrefois étaient maintenant de beaux arbres, tout barbus de mousse, et le gros chêne d’Eildon avait pris un surcroît d’embonpoint.

Voilà donc Thomas de nouveau en ce monde. Adieu les jours sans nuit, adieu les printemps sans hiver, adieu les jouissances sans labeur du paradis féerique ! Thomas a endossé de nouveau le vieux harnais de misère. En apprenant son retour inespéré, tous ses amis vinrent le féliciter. On l’avait cru mort, le malheureux ! Mais c’était une fausse alerte ! Il nous était enfin rendu, et pour longtemps, il fallait l’espérer !

Cependant le bruit se répandit bien vite que Thomas le Rimeur avait le don de lire dans l’avenir. La renommée du poëte, justifiée par l’événement, se répandit partout. Le roi, les plus grands seigneurs, les plus belles dames de l’Écosse, voulurent se faire dire par lui la bonne aventure. On vint, non-seulement d’Écosse, mais d’Angleterre et même de France, pour consulter l’oracle d’Enceldoune. Le manoir de Thomas devint un petit temple delphique.

Parmi les prédictions que Thomas fit alors, il en est dont on attend encore la réalisation.

Ainsi, les habitants d’une ville d’Écosse, appelée Kelso, ayant bâti une église, vinrent demander à Thomas quelle en serait la durée. Thomas répondit qu’elle s’écroulerait lorsqu’elle serait comble. Aujourd’hui, l’église est encore debout, mais, en 1782, il y eut une panique terrible. Une foule énorme s’était assemblée dans l’église pour écouter un prédicateur en vogue. Au beau milieu du sermon, une pierre tombe de la voûte. Tout le monde alors croit que l’heure fatale annoncée par Thomas est arrivée. C’est un sauve-qui-peut universel. On se presse, on se foule, on s’étouffe aux portes. Heureusement, on en est quitte pour la peur ; mais la peur a été si grande que, depuis cette époque, les bancs de l’église sont presque toujours vides.

Une autre fois, un seigneur écossais appelé Haig, ayant construit un beau château à Bemerside, demanda à Thomas quelle en serait la destinée. Thomas répondit :

Betide, betide, whate’er betide,
Haig shall be Haig of Bemerside.

« Arrive, arrive, arrive que pourra, les Haig seront toujours les Haig de Bemerside. » Le seigneur se retira fort satisfait d’un oracle qui faisait de son château l’héritage perpétuel de ses descendants mâles. Toutefois, au milieu du siècle dernier, on crut que l’oracle allait être en défaut. Le gentilhomme qui possédait alors le vieux manoir avait bien douze enfants, mais ces douze enfants étaient douze filles. Il semblait que le fief était définitivement tombé en quenouille, quand, quelques temps après la naissance de la douzième fille, la châtelaine de Bemerside mit au monde un garçon ! Ce fils unique est devenu le père d’une lignée nouvelle, et les Haig sont toujours les Haig de Bemerside.

Heureusement pour la gloire de Thomas, ses plus célèbres prophéties se sont déjà réalisées. J’en citerai deux notamment qui ont pour elles le certificat de l’histoire.

En 1292, raconte l’annaliste Boèce, Thomas le Rimeur annonça au comte de March que, tel jour, à midi, il éclaterait une tempête comme l’Écosse n’en avait jamais vu. Au jour dit, il faisait le plus beau temps du monde, la matinée était superbe. Le comte de March vient trouver le devin et lui déclare devant tous qu’il n’est qu’un imposteur. — Attendez, dit tranquillement Thomas, il n’est pas tout à fait midi. — Au même instant, la route se couvre de poussière. Un courrier arrive au grand galop et apporte la nouvelle que le roi alors régnant, Alexandre III, vient de mourir d’une chute de cheval. — Seigneur, reprit Thomas en s’adressant au comte, voilà la tempête que je vous avais annoncée.

Que répliquer à cela ?

Vers la même époque, un seigneur écossais encore obscur, nommé Robert Bruce, vint trouver Thomas dans son manoir et lui demanda quelle serait la destinée de sa race. Thomas lui répondit par ces vers que la tradition a conservés religieusement :

Who shall rule the isle of Britaine,
From the north to the sout sey?
A French queene shall beare the sonne,
Shall rule all Britaine to the sea ;
Which of the Bruce’s blood shall come,
As neere as the nint degree.

« Qui gouvernera l’île de Bretagne, du nord au sud ? Une reine française mettra au monde le fils qui gouvernera toute la Bretagne jusqu’à la mer : il sortira du sang de Bruce, dès le neuvième degré. » Le chroniqueur Fordun, l’archevêque Spottiswoode et le roi d’armes Nisbet ont certifié l’authenticité de cette prédiction que Shakespeare a vue s’accomplir. En 1603, les deux couronnes d’Angleterre et d’Écosse ont été réunies sur la tête de Jacques Ier, le neuvième descendant de Robert Bruce, le fils de la reine de France Marie de Guise.

Mais laissons là les prophéties et revenons au prophète.

Un soir d’automne de l’année 1298, il y avait fête au manoir d’Enceldoune. Thomas le Rimeur avait reçu la visite du grand lord Douglas et fêtait l’arrivée de son hôte dans un beau banquet. Tous les seigneurs et toutes les dames des châteaux voisins avaient été invités. Le repas était plein de gaieté et de liesse ; les verres s’entre-choquaient ; les joyeux propos et les tendres regards s’échangeaient. La soirée était si douce que les croisées avaient été ouvertes, et la lune, ainsi conviée, allongeait ses coudes blancs sur la table.

Tout à coup, une rumeur partie du village situé au bas de la colline se fait entendre. Cette rumeur grandit et semble monter vers le château. Déjà elle domine le bruit des conversations. Thomas le Rimeur s’interrompt ; il pâlit, il rougit tour à tour, comme si une émotion puissante venait de s’emparer de lui. Un souvenir, un pressentiment peut-être l’agite. Après quelques instants, un paysan entre dans la salle, et annonce, tout effaré, qu’il arrive quelque chose d’extraordinaire. On vient de voir passer dans le hameau, marchant au pas et côte à côte, un cerf et une biche, blancs comme la neige qu’il y a là-bas sur la cime du mont Fairnalie. Les deux bêtes s’avancent lentement, solennellement, vers le château, sans s’effrayer de la foule qui leur fait cortége.

À peine le paysan a-t-il achevé son récit, que Thomas s’écrie : « Ce signe me regarde ! » Aussitôt il se lève, prend sa harpe, la suspend à son cou, et s’élance à la rencontre des animaux. Dès qu’ils l’aperçoivent, le cerf et la biche se détournent, et, prenant leur course, se dirigent vers le Leader, une rivière profonde qui coule non loin de là. Thomas les suit. Les deux animaux, en quelques bonds, atteignent le bord de la rivière et y plongent pour ne plus reparaître. Thomas est derrière eux. Il s’élance, lui aussi, dans le torrent, et s’y engloutit pour toujours.

Telle fut la fin de Thomas le Rimeur.

Les sceptiques qui la racontent aujourd’hui n’hésitent pas à dire que l’illustre chantre de Tristram et Yseult s’est noyé. Mais, pour les croyants du moyen âge, Thomas n’est pas mort. Ce cerf et cette biche qu’il a suivis ne sont autres que le roi et la reine des fées, venus tout exprès pour le chercher. S’il faut en croire des témoignages circonstanciés, le ménestrel écossais, admis définitivement à la cour des fées, y vit toujours comblé d’honneurs. Attaché à la personne de la reine en qualité de grand écuyer, c’est lui qui est chargé de l’intendance des haras féeriques.

Si vous en doutez, écoutez le récit suivant que nous fait Reginald Scot, un contemporain de Shakespeare :

« Je pourrais nommer un personnage qui a apparu récemment depuis sa mort. Tout au moins est-ce un spectre qui prend le nom d’un personnage mort il y a plus de deux cents ans, lequel passait dans son temps pour un prophète prédisant l’avenir par l’assistance des esprits sublunaires. D’après le rapport d’un individu qui a été en communication avec lui lors de sa dernière apparition, voici comment les choses se sont passées :

« J’étais allé, dit cet individu, vendre un cheval au marché voisin ; mais, n’en ayant pas trouvé le prix que je voulais, je retournais chez moi, quand, sur la route, je rencontrai un homme qui lia connaissance avec moi, me demandant des nouvelles et comment les affaires allaient dans le pays. Je répondis ce que j’en pensais, et en même temps je lui parlai de mon cheval, qu’il me marchanda immédiatement. Après quelques débats, nous convînmes du prix. Il me dit alors que, si je voulais l’accompagner, je recevrais mon argent. Nous nous mîmes en route, moi, sur mon cheval, lui, sur une bête blanche comme le lait. Après une longue promenade, je lui demandai où il demeurait et comment il s’appelait. Il me répliqua qu’il demeurait à un mille de là, dans un endroit appelé Farran, endroit dont je n’avais jamais entendu parler, bien que je connusse parfaitement tout le pays aux alentours. Il ajouta qu’il était ce personnage de la famille Learmonth, si connu comme prophète. Sur quoi je commençai à être quelque peu inquiet, m’apercevant en outre que nous étions sur une route où je n’avais jamais passé jusque là : ce qui augmentait encore ma crainte et mon étonnement. Nous continuâmes d’avancer jusqu’à un endroit où il m’amena sous terre, je ne sais comment, devant une belle femme qui paya l’argent sans dire un mot. Il me fit sortir de cette caverne par une longue et large avenue où je vis six cents hommes armés, étendus à terre et comme endormis. — Enfin, je me trouvai seul dans la campagne, à l’endroit même où nous nous étions rencontrés, et je parvins à revenir chez moi, au clair de lune, vers trois heures du matin. L’argent que j’avais reçu était juste le double de ce que je l’avais évalué quand la femme me paya. Je puis à présent montrer les pièces de monnaie qu’elle me donna : ce sont des neuf pence et des treize pence et demi[3]. »

Dans le mystérieux récit de l’écrivain anglais, le lecteur a déjà reconnu les deux héros de la ballade écossaise. Celui qui fait le marché avec le maquignon n’est autre que Thomas le Rimeur, dont les Learmonth du comté de Fife se prétendent encore descendants. Quant à « la belle femme qui paie l’argent sans dire un mot, » c’est la reine des fées en personne.

L’apparition dont parle ici Reginald Scot n’est pas la dernière que le ménestrel-prophète ait faite en ce monde. S’il faut s’en rapporter à une tradition que Walter Scott lui-même a recueillie, Thomas le Rimeur se serait montré sur la terre dans la première moitié du dix-huitième siècle, vers l’époque de la fameuse insurrection du Prétendant contre la dynastie de Hanovre. Suivant cette tradition, Thomas, ayant prédit la fortune des descendants de Robert Bruce, était un partisan dévoué des Stuarts. Il avait même décidé les fées à combattre pour Charles Stuart contre les usurpateurs allemands, de même que, seize siècles auparavant, elles avaient combattu pour Arthur contre les envahisseurs saxons. On disait partout dans les montagnes d’Écosse que les fées faisaient d’immenses préparatifs pour cette campagne décisive, et que, le jour de la bataille prochaine, on verrait tout à coup le grand écuyer de leur reine charger les bataillons anglo-hanovriens à la tête d’un escadron magique. À l’appui de ces espérances, les mieux informés racontaient dans les veillées l’aventure que voici.

Dernièrement, un jockey allait vendre un magnifique cheval noir à la grande foire de Fife. En route, il rencontra un vieillard à l’aspect vénérable qui entama la conversation avec lui et lui demanda à acheter sa bête. Le maquignon dit son prix ; le vieillard dit le sien ; enfin, tous deux tombèrent d’accord, et le marché fut conclu.

L’acheteur prit le cheval en disant au vendeur :

— Je n’ai pas la somme sur moi, mais venez me retrouver ce soir, et vous serez payé.

— Où faut-il aller ? fit le jockey.

— Là, au haut du Lucken-Hare.

Et le vieillard désignait la côte la plus saillante de la chaîne d’Eildon.

— C’est bien. À quelle heure ?

— À minuit.

— À minuit, au Lucken-Hare, c’est convenu. Et les deux hommes se séparèrent.

Le soir, le maquignon arriva au rendez-vous. Le vieillard l’attendait déjà.

— Voici votre argent, dit-il au nouveau venu, voyez si la somme y est.

Le jockey ouvre le sac et se met à compter les pièces d’or au clair de lune.

— Singulières guinées ! fit-il en comptant. Voyons donc à quelle effigie.

Et le jockey, examinant une des pièces, lut cette inscription qui entourait une tête couronnée : ALEXANDER III REX SCOTIÆ. 1250.

— En effet, repartit vivement le vieillard, c’est de la monnaie du temps d’Alexandre III. Je n’en ai pas d’autre ici. Mais l’or est du meilleur aloi, et vous en trouverez aisément le change.

Rassuré par cette observation, le jockey empocha la bourse et fit mine de se retirer. Pourtant un sentiment de curiosité le retint.

— Seigneur, dit-il à son singulier interlocuteur, avant de nous séparer, me permettrez-vous une question ? Vous m’avez donné rendez-vous ici au Lucken-Hare. Mais je n’y vois aucune habitation. Rien que des rochers et des arbres. Ce n’est donc pas ici que vous demeurez ?

— Mon logis est ailleurs, mais mes écuries sont ici. Voulez-vous les visiter ?

— Bien volontiers.

— Je vais vous y mener.

Et le vieillard s’enfonça sous les arbres, suivi du maquignon.

Après quelques détours, ils arrivèrent à l’entrée d’une caverne.

— C’est ici, dit le vieillard.

Ils pénétrèrent sous l’arche du rocher et se trouvèrent devant une grande porte qui s’ouvrit à deux battants. Le jockey eut alors un spectacle surprenant. Il vit une écurie d’une longueur démesurée qu’éclairaient une série indéfinie de lampes blafardes, fixées au plafond de distance en distance. De chaque côté de l’écurie, étaient disposées des stalles pavées de marbre ; et dans chacune de ces stalles, il y avait un cheval debout, sellé, harnaché et caparaçonné. Devant chaque cheval se tenait un homme, couvert d’une cotte de mailles, portant un casque et une lance, et armé de pied en cap comme un chevalier du moyen âge. Mais ce qui étonna le plus le visiteur, c’était le silence profond au milieu duquel il marchait. Dans cette salle gigantesque qui paraissait contenir toute une armée, pas un cri, pas un hennissement, pas un murmure. Les chevaux, immobiles, ne soufflaient pas. Les écuyers, immuables, ne respiraient pas.

En voyant cela, le jockey, qui, paraît-il, était un esprit fort, craignit d’être dupe d’une mystification.

— Seigneur, dit-il, vous m’invitez à visiter une écurie, et vous me menez dans une salle où, au lieu de chevaux, je vois je ne sais quelles bêtes empaillées, et, au lieu de palefreniers, des mannequins couverts de vieille ferraille ! Ce n’est pas une écurie, cela, c’est un musée.

— Vous vous trompez, l’ami, répliqua froidement le vieillard. Ce sont bien des cavaliers véritables et de véritables chevaux que vous voyez. Seulement, ils ne doivent se mettre en mouvement que le jour de la grande bataille.

— Quelle bataille ?

— Une bataille qui doit avoir lieu bientôt.

— Et où cela ?

— Du côté de Culloden.

Le jockey sourit d’un air d’incrédulité.

En parlant ainsi, les deux promeneurs étaient arrivés à l’autre bout de l’écurie, devant une petite porte au-dessus de laquelle étaient pendus une épée et un cor.

— Vous voyez bien cette épée, dit le vieillard à son compagnon, je la prendrai le matin de la bataille ; et alors, je soufflerai dans le cor que voici pour réveiller tous les écuyers et tous les chevaux que vous venez de voir. Mais gare à celui qui sonnerait la fanfare sans avoir l’épée à la main !

Malgré ces paroles, prononcées du ton le plus solennel, le maquignon éclata de rire.

— Bah ! s’écria-t-il, tout cela n’est qu’une plaisanterie. Je gage que je joue de cette trompe-là sans émouvoir autre chose que l’écho.

Et ce disant, le jockey décrocha le cor et l’emboucha. Mais à peine avait-il donné la première note qu’un tumulte inexprimable remplit l’immense salle. Les chevaliers qui se tenaient à l’entrée de chaque stalle tressaillirent et brandirent leurs lances avec des gestes menaçants. Les chevaux bondirent, piaffèrent, se cabrèrent en donnant à leurs brides une effrayante secousse. Dans cette tempête de hennissements et de clameurs, retentit une voix de tonnerre qui prononçait ces vers foudroyants :

Woe to the coward that ever he was born
That did not draw the sword before he blew the horn!

« Malheur au lâche qui, avant de souffler dans le cor, n’a pas tiré l’épée ! »

Le malheureux jockey, plus effrayé que Sganarelle à la vue du Commandeur, laissa tomber le cor et s’enfuit de la caverne à toutes jambes.


II

RAPPORTS DE L’HOMME AVEC LE MONDE INVISIBLE.

LA MAGIE.

Résumons nos observations sur l’état du monde invisible au temps de Shakespeare.

Entre l’ange toujours bon et le démon à jamais méchant que la Bible lui désignait, le moyen âge reconnaissait toute une race d’esprits intermédiaires.

Cette race était comme une humanité supérieure suspendue entre le ciel et l’enfer, qui, par son type suprême, touchait à l’ange, et, par son type infime, au démon.

Une hiérarchie traditionnelle divisait cette race en quatre espèces principales : la fée, placée au-dessous de l’ange ; le sylphe, au-dessous de la fée ; le lutin, au-dessous du sylphe ; le gnome, au-dessus du démon.

Ces quatre espèces, Shakespeare les a symbolisées dans son drame par quatre créations impérissables.

Le gnome, c’est Caliban.

Le lutin, c’est Puck.

Le sylphe, c’est Ariel.

La fée, c’est Titania.

Ici, une nouvelle question surgit.

Entre le monde invisible et l’homme, les communications étaient-elles possibles ?

Le moyen âge le croyait. Et non-seulement il le croyait, mais il dénonçait comme athée quiconque ne le croyait pas. Un écrivain orthodoxe du xvie siècle, Bodin disait dans la préface d’un ouvrage sur la Démonomanie, publié à Paris en 1582, avec privilége du roi et dédié au président de Thou : « Il n’y a guère moins d’impiété de révoquer en doubte s’il est possible qu’il y ait des sorciers que révoquer en doubte s’il y a un Dieu. »

Dans la Bible, Jacob ne lutte-t-il pas avec l’ange ? La Pythonisse d’Endor n’évoque-t-elle pas l’âme de Samuel ? Saint Paul ne chasse-t-il pas le démon du corps d’une jeune fille ? Donc, suivant les croyances d’alors, l’homme pouvait exercer son action sur les esprits de tous ordres. Mais cette action même était qualifiée diversement selon la nature des esprits auxquels l’homme s’adressait.

Remarquez bien ici la distinction.

Quand l’homme avait recours aux esprits de ténèbres, il pratiquait la magie noire. Quand il se mettait en rapport avec des esprits de lumière, il exerçait la magie blanche.

Dans le premier cas, il était sorcier.

Dans le second, il était enchanteur.

Le sorcier réclamait les services du mauvais ange. Pour les obtenir, il s’engageait solennellement, par écrit ou par serment public, à abjurer le christianisme. Il devait marcher sur la croix, cracher sur les sacrements, renoncer à Dieu, à ses pompes et à ses œuvres. Moyennant quoi, Satan accordait au sorcier le bonheur que Dieu lui refusait ici-bas.

C’était là, en effet, le grand moyen de propagande du diable. Jésus prêchait à l’homme la pénitence ; Satan lui prêchait la jouissance. Jésus prêchait la pauvreté ; Satan prêchait l’opulence. Jésus prêchait le jeûne ; Satan prêchait la bonne chère. Jésus prêchait l’abstinence ; Satan prêchait la satisfaction. Jésus prêchait l’idée ; Satan prêchait la matière. Jésus disait : Rends le bien pour le mal ; Satan disait : Rends le mal pour le mal.

Satan allait trouver une vieille dans sa hutte, et il lui disait : Tu es vieille, tu es pauvre, tu es affreuse, tu es la risée et l’horreur de ton village. Quand les enfants te voient passer, ils te lancent des pierres ; quand les filles te voient passer, elles te jettent des malédictions ; et ton Dieu, que fait-il pour toi ? Te protége-t-il contre ces pierres et ces malédictions ? Non ! il te dit : Résigne-toi. — Moi, je te dis : Venge-toi ! Et, pour te venger, je t’accorde une puissance plus grande que celle de tous les rois de la terre. Tu es laide, je te rends invisible. Tu es paralytique, je t’apporte des ailes. Tu es impotente, je te confère la force. Vois-tu cette mer ? Eh bien, tu pourras y souffler la tempête. Vois-tu ces nuages ? Eh bien, tu pourras en soutirer la foudre. Vois-tu ce ciel ? Eh bien, tu pourras en arracher les étoiles ! — Et, pour pouvoir tout cela, vieille, tu n’as qu’une chose à faire : me donner ton âme.

Et la vieille, lasse de se résigner, lasse d’être insultée, lasse d’être lapidée, lasse de prier un Dieu qui la laissait souffrir, la vieille acceptait le marché du Tentateur. Elle livrait son âme et devenait sorcière.

La sorcellerie était l’insurrection sacrilége de toutes les misères contre la loi humaine, de toutes les douleurs contre la loi divine. Elle était la franc-maçonnerie suprême du désespoir. Les sorciers, périodiquement réunis dans leurs invisibles sabbats, formaient une immense société secrète dont le mot d’ordre était : Jouissance ! et dont le chef était l’Antechrist.

Sans cesse menacés par cette conspiration universelle, l’État et la religion se défendaient d’une manière terrible : l’État, par les supplices, la religion, par la damnation. Qui pourra dire combien d’arrêts eurent pour considérant cette injonction impitoyable de la Bible : « Tu ne souffriras point de sorcier parmi toi ? » Quelques chiffres pris au hasard font frémir. En 1485, l’inquisiteur Cumanus fait brûler quarante et une femmes dans le seul comté de Burlia. Vers la même époque, un autre inquisiteur en brûle tant dans le Piémont qu’au rapport d’Alciatus, la populace fanatique le chasse. En 1524, d’après le témoignage de Spina, mille sorcières sont brûlées vives en une seule année ! Les choses se passent partout comme en Italie. En 1515, Genève voit réduire en cendres cinq cents personnes ! En Lorraine, frère Remigius se vante d’avoir brûlé neuf cents personnes en quinze mois ! À quoi bon compter ? Regardez par le soupirail de l’histoire le ciel de l’Europe chrétienne, et vous le verrez partout rouge des reflets de la braise humaine. Pendant tout le moyen âge, les bourreaux, ces sinistres vestales, entretiennent le feu sacré des bûchers.

Ces flammes pieuses n’étaient pas encore éteintes à la fin du seizième siècle, et Shakespeare a pu de ses yeux les voir dévorer leurs dernières victimes. Racontons cette horrible tragédie qui a dû faire sur l’âme généreuse du jeune poëte une ineffaçable impression.

C’était en 1585. Le roi d’Écosse, qui devait bientôt être roi de la Grande-Bretagne, Jacques VI, ayant atteint sa dix-neuvième année, songeait sérieusement à se marier. Jacques n’avait que l’embarras du choix. Sa mère, la reine Marie, alors enfermée dans une prison d’Angleterre, voulait qu’il prît une princesse catholique, et lui conseillait une fille de Philippe II. Sa marraine, la geôlière de sa mère, la reine Élisabeth, voulait qu’il se décidât pour une protestante, et lui indiquait madame de Navarre, sœur de Henri IV. Enfin, son ministère voulait qu’il épousât les intérêts de l’Écosse, et plaidait pour une fille du roi de Danemark, qui devait apporter en dot à la couronne les îles Orcades et les îles Shetland.

Le roi Jacques, qui ne voulait déplaire ni à sa marraine, ni à ses ministres, (quant à sa mère captive, il s’en souciait peu), hésitait entre madame de Navarre et madame de Danemark. Il tergiversa ainsi pendant trois ans. À la fin, cependant, il comprit la nécessité d’assurer par une conclusion le bonheur de son peuple. Il prit dans sa main le portrait de madame de Navarre, que lui avait remis le poëte ambassadeur Dubartas, et dans l’autre, la miniature de madame de Danemark, que lui avaient présentée les envoyés du roi Frédéric. Puis il compara. La princesse de Navarre n’était pas jolie, et, malgré les flatteries du peintre, elle paraissait bien son âge : trente-six ans. La princesse de Danemark était ravissante : un teint exquis, des cheveux blonds, des yeux noirs, une petite bouche en cœur, un front de seize ans !

Jacques n’hésita plus. Il choisit la princesse de Danemark. Il expliqua son choix à ses ministres par les considérations les plus politiques. L’alliance avec Henri de Navarre n’avait rien d’avantageux. Henri n’avait pas le sou, et, s’il avait des droits au trône de France, il lui restait à les faire valoir. L’alliance avec le Danemark était bien préférable : le roi Frédéric était riche, et il donnait à sa fille une dot magnifique, les Orcades, les Shetland, si nécessaires à l’unité de l’Écosse.

Une seule crainte restait à Jacques, c’était de fâcher tout de bon Élisabeth, qui venait de faire décapiter sa mère, mais qui lui accordait une pension absolument nécessaire à l’entretien de sa maison. Pour amadouer sa marraine, Jacques trouva un moyen qu’il crut fort ingénieux. Il fit faire une bonne petite émeute par son peuple d’Édimbourg, qui ne demandait pas mieux, et qui, au nom du salut public, réclama son mariage, le mousquet et la pique à la main. À cette mise en demeure, le malheureux roi ne pouvait faire autrement que de céder. Il déclara à son peuple qu’il consentait à congédier ce cher Dubartas et que, puisqu’on l’exigeait, il se résignait à épouser tout de suite la princesse de Danemark.

Malheureusement, Élisabeth ne s’y laissa pas prendre. Cette vieille fille couronnée, que tous les mariages mettaient en rage, fut furieuse de celui-ci. Elle déclara bien haut qu’elle ne donnerait pas un penny pour ces noces-là, qu’elle ferait croiser sa flotte sur les côtes d’Écosse, qu’elle empêcherait la jeune princesse d’arriver et que Jacques se repentirait de l’avoir trahie.

La reine d’Angleterre n’était pas seule hostile à cette union. Parmi les grands seigneurs d’Écosse, il y avait des mécontents, mais le plus désappointé était sans contredit un certain Francis, comte de Bothwell, fils naturel d’un frère de Marie Stuart. Ce Francis, voyant la couronne d’Écosse sur la tête d’un enfant infirme, s’était flatté de la voir un jour sur la sienne. Il avait toutes les séductions d’un prétendant : il était beau, brave, intrigant, recherché des courtisans, adoré des femmes en général et en particulier de dame Euphane Mac-Calzean, la jolie veuve d’un sénateur du collége de justice. Cette dame aimait tant le comte qu’elle le voyait toujours assis sur son trône. Elle l’entretenait dans ces espérances, et, impatiente de les voir réalisées, elle avait, dit-on, consulté certaines femmes suspectes sur la durée de la vie du roi. — Le mariage de Jacques VI désormais annoncé dérangeait tout ce beau plan. Si Jacques prenait une femme et avait des enfants, adieu le sceptre que dame Mac-Calzean rêvait pour son bien-aimé.

En dépit de sa marraine Élisabeth, en dépit de son cousin Francis, en dépit de ses puissantes amies et de dame Mac-Calzean, Jacques VI résolut de tout brusquer. Il dépêcha le comte maréchal d’Écosse pour épouser la princesse Anne par procuration et la ramener au plus vite à Édimbourg. Le mariage in partibus eut lieu le 20 août 1589 au château de Kronenberg, dans l’île de Zélande.

Il ne restait plus qu’à ramener la nouvelle reine en Écosse, et ce fut le premier marin danois, l’amiral Pierre Munck, qui fut chargé de cette importante mission. La reine Anne s’embarqua sur le vaisseau amiral qu’escortaient onze bâtiments de guerre, destinés à tenir en respect les croisières anglaises. Cette belle escadre mit à la voile le 2 septembre 1589.

La traversée avait été favorable, et les signaux de la côte de Fife annonçaient déjà l’arrivée de la flottille, lorsque le vent changea tout à coup et souffla de l’ouest avec une violence extraordinaire. L’amiral, qui touchait au golfe d’Édimbourg, crut à un simple orage et voulut tenir, en mettant à la cape et en courant des bordées. Efforts inutiles. La bourrasque devint une tempête qui ne se calma que lorsque l’escadre royale eut regagné la côte de Norwége. L’amiral, qui était un brave, ne se découragea pourtant pas. Il profita d’une brise nord-est qui venait de s’établir pour remettre à la voile. Portée par le plus doux zéphir, la flotte danoise arriva de nouveau en vue des côtes d’Écosse. Cette fois, l’amiral Munck avait accompli sa mission, et déjà il montrait triomphalement à la jeune reine les rives de ses États, lorsque, contre toute attente, voici cet infernal vent d’ouest qui se remet à souffler de plus belle. L’amiral veut lutter contre le vent. Il oppose à l’ennemi ses plus belles manœuvres. Vaine tactique. La tempête l’emporte et pour la seconde fois repousse l’escadre jusque sur les côtes de Norwége.

L’amiral Munck, qui avait juré d’amener la jeune reine en Écosse, était profondément humilié. Il fallait à tout prix qu’il expliquât sa double défaite pour ne pas perdre sa réputation de loup de mer. Il déclara donc que l’équinoxe ne justifiait pas la résistance obstinée du vent, que cette résistance avait une cause plus profonde, et voici, selon lui, quelle était cette cause. L’amiral se rappelait que, quelques mois auparavant, il avait souffleté sur les deux joues un bailli de Copenhague. Or, la femme de ce bailli était une sorcière avérée. Donc, il était certain que cette femme s’était liguée avec ses commères pour venger son mari, et avait excité le vieil Éole à rendre à la flotte de l’amiral le double soufflet que l’amiral avait donné au bailli. Ne rions pas. En vertu de ce syllogisme, la femme du bailli fut traduite devant le tribunal danois, condamnée comme coupable d’attentat sur la personne de la reine d’Écosse, et brûlée vive avec quelques-unes de ses amies.

Ce que je raconte là est historique.

Mais nous ne sommes pas au bout. Continuons.

Lorsque « la justice humaine eut été satisfaite, » l’amiral Munck respira. Il fit savoir au roi d’Écosse que, les exécrables auteurs de la dernière tempête ayant été punis, nul obstacle ne s’opposait désormais à l’arrivée de la princesse Anna. Définitivement rassuré, Jacques VI s’occupa sur-le-champ de réunir toute la maison de la reine et fit prévenir la première dame d’honneur, alors en Angleterre, qu’elle eût à se rendre immédiatement au palais pour prendre possession de sa charge. Cette dame d’honneur n’était autre que Jane Kennedy, lady Melville, cette noble femme qui, naguère suivante de Marie Stuart, n’avait quitté sa maîtresse que devant l’échafaud.

De son côté, l’amiral Munck avait appareillé pour la troisième fois. Bonne brise. Temps superbe. L’escadre danoise file douze nœuds à l’heure. Enfin, elle n’est plus qu’à vingt lieues de la côte écossaise. Elle est arrivée.

Croyez-vous ?

Mais non ; le temps vient de changer. Ô prodige ! ô désespoir ! ô vanité des calculs humains ! le vent tourne à l’ouest. Le vent d’ouest, ce damné vent d’ouest qui a déjà repoussé deux fois la marine danoise, revient à la charge pour la troisième fois. Et cette fois-là, comme vous savez, est la bonne. Ce n’est plus une tempête, c’est un ouragan. La rafale est irrésistible. Tous les navires subissent des avaries effroyables ; mais le plus endommagé est sans contredit le vaisseau amiral. Il semble que c’est à lui surtout que les éléments en veulent. Toutes ses voiles sont déchirées. Son grand mât est brisé. Secouée par le roulis, une énorme pièce de canon brise les chaînes qui la fixent aux sabords : elle roule sur le pont jusqu’aux pieds de la reine, et ne s’arrête qu’après avoir écrasé huit matelots. Enfin, une voie d’eau se déclare. L’amiral, effrayé, fait des signaux de détresse, mais, pour comble de malheur, son escorte a disparu de l’horizon. Comme le navire qui porte le roi de Naples dans la pièce de Shakespeare, le vaisseau qui porte la reine d’Écosse a été séparé par quelque invisible Ariel du reste de l’escadre royale. Il est isolé, désemparé, et c’est à peine si, grâce au jeu continuel des pompes, il peut atteindre la rive de Norwége, tandis que les autres bâtiments dispersés se rallient sur les côtes de Danemark.

Cette épouvantable tourmente avait commencé le 29 septembre, jour de la Saint-Michel. Ce même jour-là, la première dame d’honneur de la reine, lady Melville, s’étant mise en route pour obéir aux ordres du roi, traversait en bateau la passe du Leith, lorsqu’un navire chassé par le vent prit la barque en travers et la fit chavirer. Lady Melville ne savait pas nager. Elle se noya, ainsi que deux domestiques de son beau-frère, sir James Melville. — Cette catastrophe éclaircit d’une manière sinistre les malheurs de la flotte danoise. Selon la justice infaillible d’alors, il devenait évident que la monarchie était menacée, non plus seulement par le complot isolé des sorcières de Danemark, mais bien par une conspiration générale des sorcières d’Écosse et de Danemark liguées ensemble. Le grave historien, sir James Melville, n’hésite pas à affirmer, dans ses Mémoires, que la fin tragique de sa belle-sœur était le résultat de cette ligue infernale. Les sorcières, n’ayant pu atteindre la jeune reine, avaient frappé sa dame d’honneur, et leur acharnement, dans cette circonstance, s’expliquait à merveille par la raison que les sorcières, étant catholiques et toutes dévouées à la fois au pape et à Satan, avaient juré d’empêcher à tout prix un mariage qui mettait une princesse protestante sur le trône d’Écosse.

La situation était critique, on en conviendra.

Jacques VI reçut au château de Craigmillar une lettre de la jeune reine. Anne racontait en termes pathétiques ses épreuves récentes. Elle avait bien manqué d’être noyée et d’être écrasée par un gros canon ! Heureusement la divine Providence était intervenue, et maintenant la princesse était saine et sauve dans un port de la côte norwégienne, appelé Upslo. Un espion d’Élisabeth qui assistait à la lecture de cette lettre, Thomas Fowler, peint, dans une dépêche adressée au ministre Burleigh, toute l’émotion de sa majesté : « Le roi pleura et soupira profondément. »

Cependant pleurer n’avançait pas à grand’chose. Il fallait agir, et promptement. Un roi chevalier pouvait-il laisser sa dame dans un si grand embarras ? Que penserait-on de Jacques dans toutes les cours de l’Europe ? Pouvait-il rester dans cette position ridicule de mari transi, et soupirer indéfiniment à cinq cents lieues de sa belle ?

Sous l’influence de ces réflexions, Jacques prit un parti héroïque. Il résolut de se fier à son étoile (car vous savez que Jacques avait une étoile), et d’aller lui-même chercher la princesse.

Mais ici les difficultés se présentaient.

D’abord les ministres de Jacques s’opposeraient, au nom du salut public, à ce périlleux voyage. Ensuite, en supposant que les ministres consentissent au départ du roi, il y avait à ce départ un petit obstacle, c’est que, pour aller d’Écosse en Norwége, il faut un navire, et le roi n’avait plus de navire !

Au milieu de ces embarras, Jacques eut une idée. Il fit venir son chancelier, une sorte de Gonzalo ayant nom Maitland, et lui confia toutes ses perplexités ; il lui déclara que l’honneur de sa couronne était engagé au retour de la reine, que, dans cette circonstance, il avait songé au dévouement éprouvé de son vieux serviteur, et qu’il n’hésitait pas à lui confier la dangereuse mission d’aller chercher son altesse. Le vénérable chancelier, qui ne se souciait sans doute nullement de l’honneur qu’on lui conférait, murmura quelques objections : « Il n’y avait pas de marine ; il fallait une escadre de six navires au moins ; le trésor était vide ; etc., etc. » Jacques eut réponse à tout. Dans un cas suprême comme celui-ci, n’était-il pas tout simple de faire appel à la loyauté des bons Écossais et de mettre en réquisition tous les bâtiments marchands qu’on pourrait trouver ? Le roi n’avait pas de marine, prétendait le chancelier. Eh ! n’avait-il pas la marine de ses sujets ?

Le chancelier ne pouvait rien répliquer à un argument si monarchique. Il fit de nécessité vertu et se mit à faire consciencieusement les préparatifs de l’expédition. Au bout de quelques jours, il avait réuni une flottille fort convenable, composée de chasse-marée et de bateaux-pêcheurs. Le plus fort de tous ces bâtiments était un sloop de cent vingt tonneaux. Ce fut celui qu’on désigna pour porter le chancelier et ramener la reine d’Écosse.

Durant ces préparatifs, un chose touchait cordialement le pauvre Maitland, c’était la sollicitude que son bon maître lui témoignait dans cette circonstance. Le roi ne voulait rien épargner pour lui rendre le voyage aussi agréable que possible : il visitait chaque jour en personne le navire destiné à son ministre ; il le lestait de provisions, de gibier, de volaille, de bestiaux et de vins exquis. Rien n’était assez friand pour les repas que devait faire à bord ce cher chancelier. Par une attention toute particulière, le roi avait décidé que les gentilshommes de sa chambre tiendraient compagnie à son ministre. Le chancelier ne savait comment reconnaître tant de bontés.

Dans la soirée du 21 octobre 1589, tous les apprêts étaient terminés. Le chancelier ému vient prendre congé du roi : il lui fait ses adieux, d’éternels adieux peut-être. Alors Jacques VI éclate. Il déclare à son ministre qu’il ne veut pas le quitter et qu’il est résolu à partir avec lui. Pas d’observation à faire. Tout est prévu. Tout est arrangé. Pour gouverner le pays en l’absence du roi, voici les lettres patentes qui nomment le duc de Lenox régent d’Écosse. Pour rassurer la nation, voici une proclamation que Jacques a rédigée de sa plus belle écriture :

« Je suis seul au monde. Je n’ai ni père, ni mère, ni frère, ni sœur, et pourtant non-seulement je suis roi de ce royaume, mais je suis héritier apparent d’un autre. J’ai donc pensé que, si je ne me hâtais de me marier dans mes jeunes années, on pourrait me considérer comme une souche stérile, puisqu’un roi sans successeur est impuissant. C’est dans cette vue que j’ai négocié une union avec la princesse Anne de Danemark. Le traité a été conclu, et ma reine s’est mise aussitôt en route. Ayant appris qu’elle était retenue par les vents contraires et qu’elle ne pouvait achever son voyage, j’ai résolu de l’aire de mon côté ce qui était impossible du sien… Ému de ses peines et des dangers qu’elle a courus, je n’ai pu trouver de repos que je n’aie moi-même entrepris le voyage pour aller la chercher… Nous serons de retour dans vingt jours, le vent et le temps aidant. Pourtant, dans la crainte que mon absence ne se prolonge, selon le bon plaisir de Dieu, j’ai désigné un gouverneur qui veillera sur ce royaume, et je compte, en conséquence, sur la bonne conduite de mes sujets. »

Jacques laissa ce manifeste sur la table royale, et, saisissant le bras du chancelier, l’entraîna à bord du sloop amiral.

L’escadrille partit furtivement de Leith entre minuit et une heure du matin, le mercredi 22 octobre 1589. Elle mit le cap sur le golfe au fond duquel était situé le bourg d’Upslo, et qui ne s’appelait pas encore le golfe de Christiania.

La traversée fut bonne, et, au bout de quatre jours, on se trouvait en vue des côtes norwégiennes, voguant délicieusement sur les eaux du Skager-Rack. Toute la cour était sur le pont, gaie, joyeuse, ravie d’avoir accompli si vite le dangereux voyage. Tout à coup, c’était dans la journée du 26 octobre, le ciel s’assombrit. Un brouillard impénétrable masque le soleil et jette toute la flottille dans une obscurité profonde. Le commandant du sloop royal veut jeter l’ancre, mais les chaînes sont trop courtes, et le navire est emporté par le courant. La coquille de noix, qui porte Jacques VI et sa fortune, flotte ainsi à la dérive pendant trente mortelles heures. Le roi, tous les courtisans, tous les matelots sont en prière. Enfin le ciel se dégage, le brouillard tombe. Il était temps. Le sloop allait se heurter contre les brisants de la côte. Quelle est cette côte ? On aperçoit une petite baie. Vite on y débarque. Cette côte est la côte norwégienne ! Cette petite baie est la baie de Slaikray, et le roi, pour gagner Upslo et retrouver la reine, n’a guère que quarante journées de marche à faire !

Cette distance n’est rien pour un mari en expectative. Nonobstant l’hiver qui lui barre la route, Jacques a résolu de partir tout de suite, et de faire en vingt jours ces quarante journées de marche, dût-il crever tous les chevaux du pays ! Il part donc, escorté de ses gentilshommes les plus intrépides, il galope dans la boue et dans la neige pendant vingt-deux jours, et, le 19 novembre 1589, jour à jamais mémorable ! il aperçoit enfin, du haut d’une colline, un tas de maisons de bois étendues le long de la mer sous un grand linceul blanc. C’est Upslo. C’est là, dans une de ces cabanes, que loge sa bien-aimée, sa princesse, sa reine, celle dont il a baisé si souvent l’image, sa femme par procuration, qu’il a tant de hâte d’épouser autrement qu’en effigie !

Dans sa légitime impatience, Jacques viole toutes les lois de l’étiquette. Sans prendre le temps de changer de linge, botté, éperonné, couvert de crotte, il force la porte de la reine, entre dans son appartement, la saisit dans ses bras et lui applique un gros baiser sur les lèvres. La reine, qui, dit le chroniqueur Marjoribanks, n’attendait nullement sa majesté à cette époque « tempêtueuse, » la reine se gendarme en voyant ce jeune échevelé lui sauter au cou. Jacques veut établir son identité : — Je suis lui-même ! s’écrie-t-il comme le héros de la chanson. Il s’évertue à prouver à la princesse qu’il est son mari, et que ce baiser est un faible à-compte sur les arrérages déjà dus. Mais son éloquence reste sans effet. Le roi parle écossais, et la reine ne sait pas l’écossais. Jacques va donc être expulsé comme un vil saltimbanque, lorsque heureusement pour lui un interprète accourt et éclaircit l’affaire. Mais la princesse n’est complètement rassurée que quand le chapelain royal, maître David Lindsay, a prononcé la formule du mariage en français, langue également comprise par les deux époux.

Une fois le oui conjugal prononcé, Jacques n’avait plus qu’à revenir en Écosse, et à ramener la reine. Rien de plus simple en apparence. En effet, le roi ordonne à sa flottille, qui vient de se rallier dans la baie d’Upslo, de faire les préparatifs du retour. Mais la conspiration des ennemis invisibles continue. La nuit qui précède le départ, un froid de Sibérie se déclare. L’eau du golfe gèle, et voilà toute l’escadre bloquée par la glace jusqu’au mois de mars. Que faire ? Un roi et une reine ne peuvent pourtant pas passer leur lune de miel dans un misérable village. Le trajet par mer est impossible : il reste le trajet par terre. Jacques, qui est fort en géographie, a vite indiqué l’itinéraire : descendre le long de la côte du golfe d’Upslo, pénétrer en Suède, traverser la province de Gotheborg, puis la province d’Halland, puis la province de Christianstadt, puis entrer dans la province de Malmohus, puis gagner la ville d’Helsingborg, où l’on n’aura que le petit détroit du Sund à passer pour être au palais danois de Kronenberg, enfin, s’embarquer à Kronenberg pour l’Écosse. À ce plan héroïque, les conseillers font mille objections : le roi n’y réfléchit pas, un pareil voyage est impraticable ; en hiver, il n’y a pas de route ; et puis, que d’obstacles à franchir : les cataractes du Glaumen, les Alpes scandinaves, enfin, huit rivières presque toutes sans pont ! Mais Jacques ne veut rien entendre. Il est résolu à partir. Il partira.

Je ne vous peindrai pas les péripéties de cette Odyssée qui m’entraînerait trop loin de mon sujet. Il faudrait un volume pour raconter tous les dangers auxquels fut exposée la caravane royale. Pour en donner une idée, il suffira de dire qu’un siècle plus tard, les meilleurs régiments de Charles XII périrent jusqu’au dernier homme en essayant de traverser les Alpes scandinaves par la route même que Jacques avait suivie. Enfin, le couple royal parvint le 21 janvier 1590 au château de Kronenberg, où il fut reçu par le nouveau roi Christian IV, entouré de son conseil de régence[4]. Il resta tout l’hiver dans le palais danois et ne revint en Écosse que le 1er mai, après une traversée de neuf jours, qui fut troublée, cette fois encore, par un effroyable coup de vent, suprême effort des éléments conjurés.

Un Te Deum fut chanté dans toutes les églises pour célébrer le retour providentiel de Jacques VI. Mais il fallait une satisfaction à la vindicte publique. Tous les périls qui avaient menacé les jours du roi et de la reine n’étaient pas naturels, évidemment. Ils étaient le résultat d’un vaste complot qui avait pour but d’empêcher une union si fatale aux intérêts de Satan. La variété des moyens employés prouvait la science infernale des conspirateurs : ces trois tempêtes successives qui avaient rejeté la flotte danoise sur la côte norwégienne, cette rafale qui avait fait chavirer la barque de lady Melville, ce brouillard si épais qui avait enveloppé pendant trente heures le sloop de Jacques VI, ce froid précoce qui avait retenu l’escadre dans la baie d’Upslo, ces avalanches qui avaient failli écraser les augustes voyageurs dans les Alpes scandinaves, enfin, ce coup de vent qui avait manqué de les engloutir au retour, autant de manœuvres criminelles qui ne pouvaient rester impunies.

Une instruction fut immédiatement commencée pour découvrir les coupables, et les soupçons les plus graves tombèrent tout d’abord sur ce Francis Stuart, petit-fils de Jacques V, dont j’ai déjà expliqué les espérances et révélé les relations avec une dame Euphane Mac-Calzean. Le comte fut sommé de paraître devant le roi pour se justifier : il repoussa hautement l’accusation, disant, selon le rapport de Melville, que « ni le démon qui est un menteur dès le commencement, ni ses amies jurées les sorcières, n’avaient droit à la moindre confiance dans cette occasion[5]. » Malgré cette dénégation absolue, il fut arrêté et jeté en prison. Plus heureux que ses coaccusés, il parvint à s’échapper quelques mois plus tard et se réfugia en France, où il mourut de misère.

Il n’en fut pas de même des autres prévenus.

Ici commence le drame : drame historique, ne l’oublions pas.

La dame Euphane Mac-Calzean fut mise à la torture. Vaincue par la douleur, elle avoua qu’elle avait consulté une certaine Agnès Simpson sur la durée de la vie de Jacques VI, et que, pour servir les intérêts de Francis Stuart, elle avait décidé ladite Agnès à empêcher par tous les moyens en son pouvoir l’arrivée de la reine et le retour du roi en Écosse.

À la suite de cette dénonciation, mistress Agnès Simpson, qui exerçait à Leith les fonctions de sage-femme, fut arrêtée. « Ce n’était pas, dit le chroniqueur Spottiswoode, une stryge vulgaire et sordide, mais une douce et grave matrone. » Elle nia tout d’abord les charges qu’on lui imputait. Sur quoi le juge royal ordonna qu’une corde fût mise au cou de l’accusée et que cette corde fût tordue jusqu’à ce que l’accusée fit des aveux. C’était un supplice inventé par les boucaniers. Agnès était presque étranglée, lorsqu’elle consentit à parler. Elle reconnut alors que Francis Stuart et dame Mac-Calzean lui avaient posé cette question : « Combien de temps le roi régnera-t-il et qu’arrivera-t-il après sa mort ? » Elle reconnut encore que, dans cette entrevue avec Francis, elle avait pris l’engagement d’attenter aux jours du roi et de la reine, et de faire cette horrible proposition dans le prochain sabbat des sorcières du Lothian. La réunion eut lieu dans l’église de North-Berwick. Il y avait là, parmi les assistants, Betsie Todd, Kate Grey, la femme de Georges Moilis, Robert Grierson, Catherine Duncan, Buchanan, Thomas Barnhill et sa femme, Gilbert, John et Kate Macgil, Marion Leuchop, le docteur Fian, etc. En tout vingt-huit personnes que l’accusée nomma. Le docteur Fian ouvrit la porte de l’église en prononçant certaines paroles et alluma des cierges de cire noire avec un tison dérobé au feu de l’enfer. Le diable parut alors dans la chaire, couvert d’une robe noire et d’un bonnet noir, et fit un long sermon à la suite duquel Agnès Simpson fît sa motion régicide. Cette motion fut mise aux voix et adoptée. Il fut décidé que la conspiration commencerait par une tempête. C’est cette tempête qui éclata le jour de la Saint-Michel et fit chavirer la barque de lady Melville. Voici comment on s’y prit pour l’exécuter. Les conjurés saisirent un chat qu’ils baptisèrent au nom de Satan, et, après lui avoir attaché aux pattes les quatre membres d’un cadavre, le jetèrent à la mer. Après quoi, tous s’embarquèrent dans des cribles[6], et alors eut lieu l’épouvantable ouragan qui désempara la flotte danoise. Pour ne pas être engloutie, Agnès avoua qu’elle avait été obligée de s’élever avec des ailes au-dessus des flots, et même que le docteur Fian volait à côté d’elle sous la forme d’un oiseau de mer.

À cet endroit de la déposition d’Agnès, le roi, qui assistait à l’interrogatoire, s’écria qu’elle en avait menti. Sur quoi, l’accusée demanda à parler à sa majesté en particulier ; Jacques VI s’étant approché, elle lui redit tout bas à l’oreille les propres paroles qu’il avait dites à la reine, pendant la nuit de noces, à Upslo. Devant cette preuve, le roi se déclara convaincu de la véracité d’Agnès. Au surplus, la culpabilité de l’accusée était parfaitement établie par le billet suivant qu’elle reconnut avoir écrit à Marion Leuchop :

« Marion Leuchop, Ye shal warn the rest of the sisters to raise the wind this day at eleven hours, to stop the queen’s coming to Scotland[7]. » Traduction littérale : « Marion Leuchop, vous avertirez le reste des sœurs pour soulever le vent ce soir à onze heures et empêcher la reine d’arriver en Écosse. »

Les vingt-huit personnes dénoncées par Agnès furent arrêtées. Interrogées la corde au cou, toutes confessèrent presque immédiatement leur complicité dans l’attentat. Un seul accusé résista : ce fut le docteur John Fian, maître d’école à Tranent. Les bourreaux eurent beau tordre la corde : il se laissait étrangler. Il fallut donc changer le mode de question. Le bourreau appliqua au prévenu le supplice des bottes, qui consistait à lui broyer lentement les deux genoux. Le docteur n’avoua rien encore. Le bourreau prit des tenailles et lui arracha un à un les ongles des doigts. Le docteur n’avoua rien encore.

Tout cela se passait en présence du roi.

Le bourreau prit un certain nombre d’épingles qu’il enfonça à la place où n’étaient plus les ongles du patient. Le docteur n’avoua rien encore.

Alors le bourreau prit des dés à vis et broya le bout des doigts sanglants de l’accusé. Le docteur avoua tout.

Il reconnut qu’il avait conspiré avec Satan pour empêcher le roi de rejoindre la reine ; qu’il avait servi de secrétaire au diable dans le fameux meeting de North Berwick ; qu’il avait joué de la harpe (une harpe juive) tandis que les sorcières dansaient une ronde infernale sur l’air traditionnel :

Cummer, gang ye before : cummer, gang ye!
Gif ye will not gang before, cummer, let me!

« Commère, allez devant : commère, allez ! Si vous n’allez pas devant, commère, laissez-moi passer ! »

Le docteur convint enfin que c’était lui qui, en jetant à la mer une sorte de ballon lumineux, avait produit le brouillard dans lequel le vaisseau du roi avait été enveloppé pendant trente heures, au risque de se perdre contre la côte de Norwége.

L’interrogatoire étant terminé, la justice prononça la sentence. L’arrêt fut terrible. Tous les accusés, parmi lesquels était dame Mac Calzean, furent condamnés à être brûlés vifs.

Au mois de janvier 1591, vingt-neuf personnes, hommes, femmes, jeunes filles, enfants, furent entassées sur un bûcher monstre dressé pendant les fêtes du couronnement.

Ce fut le feu de joie de ces fêtes.

Quand ce feu fut éteint, le vent du soir dispersa dans toute la ville d’Édimbourg et jeta jusqu’aux fenêtres du palais d’Holyrood les cendres encore chaudes de ces vingt-neuf corps qui avaient été jeunes, qui avaient été beaux et qui avaient contenu des âmes !

Que sont devenues ces cendres ?

L’histoire sérieuse ne s’occupe pas de ces détails. Elle regarderait comme au-dessous d’elle de raconter trop minutieusement le monstrueux crime juridique qui inaugura le mariage de Jacques VI et d’Anne de Danemark. Que lui importe d’ailleurs la vie de ces trente personnes, hommes, femmes et filles du peuple ? L’histoire veut garder toute son émotion pour les malheurs des Stuarts. Elle vous peindra avec attendrissement ces infortunes extraordinaires. Elle vous fera remarquer tristement toute cette série de catastrophes inexpliquées : Henry, fils aîné de Jacques et d’Anne de Danemark, mort à vingt ans d’une maladie inconnue ! Charles, leur autre fils, décapité ! Jacques II, leur petit-fils, chassé d’Angleterre ! Charles-Édouard, leur arrière-petit-fils, vaincu à Culloden ! Tous leurs descendants décimés par l’exil ! Et l’histoire, dans sa sympathie pour les douleurs des enfants de Jacques d’Écosse, oubliera l’horrible sacrifice humain qui précéda leur naissance, et elle ne soupçonnera pas que ces douleurs en sont peut-être la mystérieuse expiation. Ah ! qui sait, en effet, ce que sont devenues ces cendres impérissables, dispersées aux quatre vents ? Qui sait si, se faisant miasmes impalpables, elles n’ont pas produit la fièvre putride qui enleva sitôt le jeune Henry ? Qui sait si, se mêlant à la boue de Londres, elles n’ont pas aspiré le sang de Charles Ier au pied de l’échafaud ? Qui sait enfin, si, devenues poussière, elles n’ont pas emporté dans leur tourbillon le proscrit Jacques II ?

Nous venons de voir quels étaient ceux que la superstition populaire dénonçait comme sorciers. Voyons maintenant ceux qu’elles désignait comme enchanteurs.

J’ai dit et je répète qu’il ne faut pas confondre l’enchanteur avec le sorcier.

Le sorcier était le serviteur de l’esprit malin ; l’enchanteur avait pour ministre l’esprit de lumière, ange ou fée. Le sorcier invoquait Satan ; l’enchanteur adorait Dieu. Le sorcier abjurait le christianisme, l’enchanteur l’épurait jusqu’au mysticisme. Le sorcier ne voulait que le mal, la ruine du prochain, la satisfaction unique de ses passions ; l’enchanteur voulait le bien de tous, le bonheur et l’immortalité du genre humain. Le sorcier vivait dans la jouissance brutale ; l’enchanteur se consumait dans l’étude à la recherche de ces deux grandes choses : l’élixir de longue vie et la pierre philosophale. La magie noire était un complot, la magie blanche était un art, — art sublime qui revendiquait une origine céleste sous le titre de Théurgie et qui résumait toutes les connaissances humaines : théologie, logique, mathématiques, histoire naturelle, divination, chiromancie, astrologie, alchimie.

La magie blanche était la science des sciences.

« Les enchanteurs, écrivait Reginald Scot au temps de Shakespeare, n’agissent pas sur des sujets inférieurs : ils font sortir les anges du ciel ; ils ressuscitent tous les corps qu’ils veulent, fussent-ils morts, enterrés et pourris depuis longtemps ; ils évoquent toutes les âmes. Ils se chargent aussi de soulever les tempêtes, les tremblements de terre et d’en faire autant que Dieu lui-même. Ce ne sont pas de petits imbéciles, collaborant avec un crapaud ou un chat, comme font les sorcières ; ils ont une sorte de majesté, et c’est avec autorité qu’ils appellent les esprits par leurs noms et qu’ils leur commandent[8]. » Et plus loin : « Les enchanteurs ont encore de nos jours des livres portant les noms d’Adam, d’Abel, de Tobie et d’Enoch : lequel Enoch ils regardent comme le plus divin confrère en ces matières. Ils ont aussi des livres qu’ils disent faits par Abraham, Aaron et Salomon. Ils ont des livres de Zacharie, de Paul, d’Honorius, de Cyprien, de Jérôme, de Jérémie, d’Albert et de Thomas, et aussi des anges Riziel, Hazael et Raphael[9]. »

On le voit, les magiciens de la Renaissance réclamaient pour leurs travaux les autorités les plus sacrées. Ils se présentaient au monde comme les continuateurs des patriarches, des prophètes et des pères de l’Église. À les entendre, ils pratiquaient un ministère plus auguste que les prêtres. Les prêtres étaient les prédicateurs du Jéhovah éclatant de la Bible : ils étaient, eux, les confidents de l’Adonaï mystérieux de la Cabale.

Expliquons-nous.

Les enchanteurs étaient cabalistes. Ils étaient dépositaires de cette révélation spéciale qui avait survécu à l’expulsion du paradis, au déluge, à la ruine de Jérusalem, à la chute de Rome et à tous les cataclysmes de l’histoire. Ils étaient les initiés de cette tradition — plus sacrée que le texte sacré — que la parole d’Adam, répétée successivement par Abraham, par Moïse et par Esdras, avait transmise au rabbin Siméon Ben Jochaï.

Selon cette tradition, plus orthodoxe que l’orthodoxie même, le monde où nous vivons n’a pas été créé par Dieu, ainsi que l’affirme la Bible. Dieu, être infini, parfait, n’a pas créé immédiatement la matière, finie et imparfaite, qui nous entoure. Il a engendré, par une émanation analogue au rayonnement de la lumière, un être aussi voisin que possible de sa propre perfection. Cet être a produit, par émanation encore, un être aussi semblable à lui-même que possible. De ce nouvel être sont nés, par dégradations successives, d’autres êtres de moins en moins parfaits, de plus en plus finis. Et c’est le dernier de ces êtres, le plus éloigné de Dieu, qui a engendré la matière, mère du mal.

Ainsi le créateur de l’univers visible est une créature. Il est séparé de l’être incréé par une série indéfinie d’êtres intermédiaires. Bien plus, selon certains adeptes qui se rapprochaient de la théorie gnostique, non-seulement le créateur du monde n’est pas Dieu, mais il est l’ennemi de Dieu. C’est un ange rebelle qui a voulu dresser autel contre autel et qui, en se proclamant Dieu dans la Genèse, en a imposé au genre humain.

Aussi, n’était-ce pas à ce Dieu-là que les sectateurs de la cabale adressaient leurs prières. Ce n’était pas ce Dieu-là qu’ils invoquaient dans leurs enchantements. Ce Dieu-là était le dieu du mal. Eux, ils adoraient le Dieu du bien.

En s’adressant au créateur de ce monde, les profanes étaient dupes. Ils s’agenouillaient devant le génie cruel qui s’est proclamé le dieu des armées et qui excite les hommes à s’entre-tuer. Les initiés, eux, adoraient l’Être suprême, le Dieu infiniment pur et bon que n’a jamais souillé le contact de la matière et qui se détourne avec horreur d’un autel dressé par des bourreaux.

Voilà pourquoi les cabalistes opéraient tant de prodiges. Ce Tout-Puissant, dont ils prononçaient le nom dans leurs incantations, leur déléguait son pouvoir sur les êtres les plus lumineux. Armés de ce Verbe irrésistible, les enchanteurs pouvaient soumettre à leur volonté les esprits les plus sublimes de la hiérarchie féerique ou de la hiérarchie céleste.

La morale des cabalistes était aussi mystique que leur théodicée. L’initiation à leur art avait pour conditions premières un complet renoncement à la vie mondaine, une austérité parfaite, une chasteté absolue. « Les hommes dévoués à Dieu, écrivait Agrippa, l’illustre théurge du seizième siècle, doivent être élevés par les trois vertus théologales, et alors ils commandent aux éléments, détournent les tempêtes, soulèvent les vents, font fondre les nues en pluie, guérissent les malades, ressuscitent les morts[10]. » Pour avoir des rapports suivis avec des êtres bienfaisants ou angéliques, il fallait, pour ainsi parler, que l’homme mît son âme à l’unisson de ces âmes. Il fallait que son esprit, dégagé autant que possible de la matière, fût d’avance en communion sympathique avec les esprits évoqués. Aussi les enchanteurs se soumettaient-ils à l’ascétisme le plus rigoureux. Pour commencer la plus simple opération magique, pour évoquer, non pas même un ange, mais une simple fée, ils jugeaient nécessaire de prier, de jeûner pendant trois jours et de se purifier le corps par des ablutions continuelles. Dans ce livre si intéressant et si peu connu que j’ai déjà cité, Reginald Scot vous indique minutieusement ce que vous devez faire pour évoquer une fée. Libre à vous de faire l’expérience :

« D’abord jeûnez et priez pendant trois jours et abstenez-vous de toute impureté. Puis allez dans une chambre ou dans un salon convenable, et tracez un cercle avec de la craie : puis, à quatre pieds de ce cercle, tracez un second cercle où doit apparaître la fée : ne mettez pas de nom dans ce second cercle, ne jetez dedans aucune chose sainte, mais entourez-le d’un troisième cercle. Alors, que le maître et son disciple s’asseoient dans le premier cercle, le maître ayant le livre dans sa main, le disciple tenant le cristal dans sa main droite et le regardant quand la fée paraît. Puis, que le maître prononce sept fois l’évocation suivante :

« Je te conjure, Sibylle, ô gentille vierge-fée, par tous les anges de ♃, et par leurs caractères et vertus, et par tous les esprits de ♃ et de ♀, et par leurs caractères et vertus, et par la foi et l’obéissance que tu leur dois ; je te conjure, ô belle et bienheureuse vierge, par tous les noms réels ; je te conjure, Sibylle, par toutes leurs vertus, et je te somme, sans plus tarder, d’apparaître devant nous visible, sous la forme d’une belle femme au vêtement blanc et éclatant, afin d’accomplir pleinement mes volontés et mes désirs[11]. »

Malgré la sublimité de leurs relations, malgré l’élévation de leur doctrine, la noblesse de leur but et l’austérité de leur vie, les enchanteurs ne furent pas beaucoup mieux traités que les sorciers pendant le moyen âge. L’Église poursuivait les sorciers comme des renégats ; elle persécuta les enchanteurs comme des hérétiques.

Traqués par le pouvoir ecclésiastique, les adeptes de la magie blanche se réfugièrent presque tous sous la protection des autorités laïques. Toutefois, hâtons-nous de le dire, ce patronage accordé par les princes aux enchanteurs n’avait rien de désintéressé. Les princes n’encourageaient la science occulte que parce que cette science, ayant pour objet la découverte de la pierre philosophale, leur promettait une mine d’inépuisables richesses. Mais malheur à ces savants s’ils décevaient trop longtemps les espérances royales ! Voyez le sort des plus illustres. Au treizième siècle, le moine Roger Bacon, abandonné par les rois d’Angleterre, est enfermé par l’Inquisition pendant dix ans ; et celui que, cinq cents ans plus tard, Cuvier devait proclamer homme de génie, meurt en disant : J’ai trop aimé la science ! Au quatorzième siècle, Pietro d’Apono, cet encyclopédiste qui, dit Gabriel Naudé, s’était « acquis la cognoissance des sept arts libéraux par le moyen de sept esprits familiers enfermés dans un cristal, » expire dans un cachot à l’âge de quatre-vingts ans, et son cadavre est livré aux flammes. Dans le même siècle, Raymond Lulle, l’ami d’Édouard IV, va de désespoir se faire tuer en Afrique. Au quinzième siècle, l’Allemand Faust, qui doit à son génie la découverte de l’imprimerie, est confondu avec les sorciers, et n’échappe que par miracle au bûcher de la place de Grève. Au seizième siècle, Cornélius Agrippa, le médecin de Louise de Savoie, finit à l’hôpital de Grenoble, et son convoi funèbre n’est suivi que par deux chiens que la terreur populaire transforme en esprits malins. À la même époque, Paracelse, ce bienfaiteur de l’humanité qui révèle à l’Europe ces deux spécifiques, le mercure et l’opium, expire sur un grabat, à l’hospice de Salzbourg !

Le dernier de ces martyrs de la cabale, Shakespeare l’a connu ; il l’a visité peut-être dans le laboratoire de Morlake. C’est le protégé de la reine Élisabeth et de milord Leicester, c’est l’enchanteur John Dee. John Dee est probablement le type primitif de cet infatigable alchimiste que Balzac nous montre dans la Recherche de l’absolu. Ce héros de la science sacrifie tout, lui aussi, à la découverte du grand secret : il jette dans le creuset sans fond sa petite fortune, la dot de sa femme, l’héritage de ses enfants, sa réputation, son honneur.

Guidé par un certain Kelly, John Dee avait, paraît-il, trouvé une certaine quantité de l’élixir magique dans les ruines de l’abbaye de Glassenburg. Avec cet élixir, les deux associés purent changer un poêlon de cuivre en une masse d’argent dont ils envoyèrent un morceau à la reine. Mais la précieuse drogue fut vite épuisée, et John Dee consacra désormais toutes ses études à retrouver la proportion exacte des éléments qui la composaient. C’est pour découvrir cette recette qu’il alla consulter les plus savants magiciens d’Allemagne et de Pologne. Mais la science des hommes fut impuissante, et John Dee dut recourir à la science des esprits. Alors eurent lieu ces mystérieuses séances dont Méric Casaubon a publié en 1659 le compte-rendu détaillé. John Dee s’enfermait avec son disciple Kelly et le magnétisait. Sous l’empire du fluide, Kelly voyait des esprits dans un morceau de cristal placé sur la table, et répétait à son maître ce que ceux-ci lui disaient. Ces esprits, de dignité diverse, appartenaient tous soit à l’ordre céleste, soit à l’ordre féerique. Tantôt, c’était l’ange Madini qui apparaissait et se réjouissait au nom du Christ. Tantôt, c’était un être, vêtu de blanc, couvert de cheveux blonds tombant sur ses épaules, qui disait : « Je suis Ariel, la lumière ; je suis la main de celui qui causa avec Esdras et le consola dans son affliction. » Tantôt, c’était un être appelé Nalsage, ressemblant au roi Édouard V, ayant une robe de soie blanche, un manteau d’hermine à glands verts, qui, une baguette à la main, dessinait sur une table de nacre cette inscription étrange :

HERI
ID 3 SAI

John Dee passait tout un grand jour à chercher le sens de cette énigme. Mais, hélas ! c’était en vain. L’élixir, cet élixir prestigieux qui devait le faire plus puissant que l’empereur d’Allemagne et plus riche que le Grand Mogol, ce philtre du bien-être universel, il n’en pouvait retrouver la formule. Ce fut ainsi qu’il usa son existence. Rentré en Angleterre après une longue absence, il eut à se justifier de ses relations suspectes devant l’archevêque de Cantorbéry, et ce fut une grâce de la reine qui le sauva du fagot. Trop heureux, il mourut de misère après avoir vécu d’aumône. Quant à son associé Kelly, il se tua en 1595, en sautant par la fenêtre d’une prison où l’avait enfermé son protecteur, Rodolphe II.

Si telle était la destinée des maîtres de la magie blanche, de ceux que patronnaient les reines et les empereurs, quel était donc le sort réservé aux adeptes plus humbles ? Écoutez, pour en finir sur ce sujet, deux histoires curieuses :

Vers 1585, un membre du haut clergé d’Écosse, le savant Patrick Adamson, évêque de Saint-André, souffrait d’une fièvre lente que la médecine d’alors avait été jusque-là impuissante à guérir. Au moment où le prélat se désespérait, un ami lui conseilla de s’adresser à une paysanne du village de Byrehill qui avait fait, disait-on, des cures merveilleuses. Elle s’appelait Alisa Pearson. L’évêque suivit le conseil et fit venir la paysanne. Après avoir examiné le malade, Alisa déclara qu’elle le guérirait en transmettant sa maladie à un cheval de ses écuries. L’évêque accepta cette condition. La paysanne revint le lendemain apportant pour tout médicament un poulet étuvé par elle-même, et une potion composée de vin de Bordeaux et de certaines herbes connues d’elle. Le prélat prit sans répugnance le remède que lui avait préparé son médecin en cotillon, et s’en trouva soulagé dès le premier jour. Il suivit le même régime pendant quelque temps ; et, après deux semaines, il se portait mieux que jamais. La maladie avait définitivement passé à un cheval blanc, qui mourut exactement le jour du rétablissement de l’évêque.

Tout allait bien jusque-là, et Alisa Pearson s’attendait à de beaux honoraires qui devaient lui payer ses visites. Mais bientôt, au lieu de recevoir le majordome de sa grandeur comme elle s’y attendait, elle vit entrer chez elle le shériff du tribunal de Saint-André qui venait l’arrêter.

Voici l’explication de cette inquiétante visite.

L’évêque de Saint-André, une fois guéri, avait eu des scrupules sur la légitimité de sa guérison ; il avait conçu des doutes graves sur l’orthodoxie de cette médecine qui faisait passer dans un cheval la fièvre d’un homme ; et, pour éclaircir ses doutes, il avait porté contre Alisa une plainte en sorcellerie.

Soumise à la torture, la pauvre enfant raconta que le remède par elle administré à sa grandeur lui avait été indiqué par son cousin William Sympsone, lequel cousin vivait retiré à la cour des fées et lui apparaissait chaque fois qu’elle l’appelait. Elle ajouta, pour sa défense, que ce n’était pas elle qui avait établi ces relations, que c’était son cousin qui s’était de lui-même offert à elle et l’avait, entraînée, malgré sa volonté, au milieu de ses nouveaux amis, et que même, pendant sept ans, elle avait été disgraciée par la reine des fées. — Cette justification ne parut pas suffisante ; et, malgré tout le bien qu’elle avait fait, malgré sa vertu exemplaire reconnue par tous, malgré ses larmes de repentir, Alisa Pearson fut condamnée comme sorcière.

Elle périt sur le bûcher, le 29 mai 1586.

Pour que le lecteur ne m’accuse pas d’exagération, je traduis ici de l’écossais le texte de cet inqualifiable jugement, monument trop oublié de la justice humaine :

« Ce jourd’hui, 28 mai 1586. Considérant qu’Alisa Pearson, de Byrehill, a consulté l’esprit malin sous la forme d’un certain William Sympsone, son cousin, qui, d’après ce qu’elle a affirmé, était un grand savant et docteur en médecine ; qu’elle a été guérie par lui quand elle avait douze ans ; qu’elle a perdu l’usage d’un côté en ayant avec lui un commerce familier ; qu’elle a composé des charmes et abusé le commun peuple par l’art de la sorcellerie, dans ces dernières années ;

» Item. Considérant que, de son propre aveu, elle a visité récemment les Bons Voisins (gude neibours) et la reine des fées ; qu’elle a des parents dans cette cour, lesquels sont en faveur auprès de ladite reine et ont pu lui donner aide ; qu’elle était tantôt bien, tantôt mal portante, selon qu’elle était avec eux ou loin d’eux ; que, quand elle se mettait bien tranquillement au lit le soir, elle ne savait pas où elle serait le lendemain ; qu’elle n’a pas vu la reine pendant sept ans, et qu’elle a été sept ans en disgrâce à la cour des fées ; que, toutefois, elle a conservé là des amis ; que ce sont les Bons Voisins qui l’ont guérie avec la permission de Dieu ; et que c’est par leur aide qu’elle a guéri tant de gens à Saint-André ;

» Item. Considérant que, de son propre aveu, ledit M. William Sympsone est le même qui, à l’âge de huit ans, fut enlevé par un géant égyptien et est revenu après une absence de douze années ;

» Item. Considérant qu’un jour, étant à Grange-Muir avec d’autres personnes, elle se sentit malade et s’étendit à terre ; que, quand elle fut seule, un homme, habillé de vert, vint à elle et lui dit que, si elle consentait à lui être fidèle, il ferait son bonheur ; mais qu’elle, étant effrayée, appela au secours ; que, personne n’étant venu, elle répondit à l’homme que tout était bien s’il venait au nom de Dieu et pour le salut de son âme ; et qu’alors l’homme se retira ;

» Item. Considérant qu’une autre fois il lui apparut comme un libertin au milieu d’une foule d’hommes et de femmes ; qu’elle se signa et pria, en les voyant tous faire bonne chère avec des pipes et du vin ; qu’elle fut enlevée par eux ; que, pour peu qu’elle dît un mot de ces choses, elle était cruellement tourmentée par eux ; et que, la première fois qu’elle alla avec eux, elle reçut un coup violent qui lui ôta l’usage d’un côté en y laissant une marque sinistre ;

» Item. Considérant qu’une autre fois elle surprit les Bons Voisins en train de composer leurs onguents dans des chaudrons mis sur le feu et de recueillir leurs herbes avant le lever du soleil ; qu’alors ceux-ci vinrent à elle très-effrayés, l’écorchèrent très-fort, ce qui la fit crier, et, après des menaces terribles, paralysèrent le côté sain qui lui restait, ce qui la mit au lit pour plusieurs semaines ; qu’ensuite ils vinrent par intervalle s’asseoir à son chevet, lui promettant qu’elle n’aurait besoin de rien si elle était discrète, mais qu’ils la massacreraient si elle parlait ; que M. William Sympsone la guérit enfin et lui apprit comment il avait été enlevé jadis par les Bons Voisins, l’avertissant de se signer pour n’être pas enlevée comme lui, et lui avouant que chaque année, sur dix habitants de la terre des fées, il fallait en livrer un à l’enfer ;

» Item. Considérant que ledit M. William lui indiquait quelles herbes étaient bonnes pour chaque maladie et comment les employer ; qu’il lui dit notamment que l’évêque de Saint-André était affligé de diverses maladies, telles que la fièvre, le frisson, le flux ; qu’il lui fit faire un onguent pour frictionner le malade, et lui donna la recette d’une potion à lui faire boire ;

» Ladite Alisa Pearson, convaincue du crime de sorcellerie, est condamnée à être brûlée vive[12]. »

Il y avait un précédent tout récent à ce monstrueux arrêt.

Vers 1570, une fermière nommée Élisabeth Dunlop, qui demeurait dans la baronnie de Dairy (Ayrshire), était au lit, sur le point d’accoucher. Un soir qu’elle était seule, une dame à l’apparence parfaitement respectable entra dans sa chambre, s’assit un moment sur un banc, près du lit, et demanda un verre d’eau, en disant qu’elle avait grand’soif. Malgré son état critique, Élisabeth se leva, prit une cruche sur le buffet et remplit un verre qu’elle présenta à l’inconnue. La dame remercia et partit.

Peu de temps après cette singulière visite, il y eut dans la ferme comme une épidémie. Une des vaches mourut ; deux moutons tombèrent malades ; l’enfant qu’Élisabeth venait de mettre au monde fut pris d’une coqueluche, et son mari, André Jacques, se coucha avec la fièvre.

C’était plus qu’il n’en fallait pour accabler la pauvre Élisabeth. Un jour qu’elle conduisait les vaches au pré commun du village, au moment où elle passait par l’enclos Monkcastle, pleurant, sanglotant, et se mettant la tête dans son tablier, elle fut abordée par un personnage qu’elle ne connaissait pas. Ce personnage était habillé à l’ancienne mode. C’était un vieillard à barbe grise. Il portait, des bas blancs noués par une jarretière au-dessus du genou, un haut de chausse gris, un habit gris à manches lombardes, un chapeau noir bordé de dentelle de soie, et tenait une baguette blanche à la main. Le nouveau venu s’adressa à Élisabeth par son petit nom :

— Par Sainte Marie ! Bessie, quelle est la chose terrestre qui te fait pleurer si fort ?

— Ah ! Monsieur, n’ai-je pas raison de me désoler ? Voilà ma plus belle vache morte ! mes moutons mourants ! mon mari et mon petit dernier malades ! ne dois-je pas avoir le cœur bien navré ?

— Bessie, tu as offensé Dieu par quelque impiété. Tes deux moutons n’en reviendront pas. Ton dernier-né mourra. Mais, si tu te repens vite, ton mari se rétablira.

Élisabeth rentra à la ferme. Les deux moutons étaient morts ! son enfant à l’agonie ! Alors elle se rappela l’avertissement du vieillard et se mit à prier. André Jacques se trouva mieux et guérit.

Une semaine après, Élisabeth passait près du fourré de Daumstarnick, lorsqu’elle rencontra le même personnage.

— Eh bien ! Bessie, ma prédiction s’est-elle réalisée ?

— Hélas ! répliqua la paysanne avec un gros soupir, mes deux moutons ! mon pauvre petit dernier ! vous l’aviez bien dit, Monsieur. Heureusement, voilà mon mari tiré d’affaire. Grâce à vos bons avis. Puis-je au moins savoir le nom de celui qui m’a si bien conseillée ?

— Mon nom, Bessie, je veux bien te le dire, mais à une condition, c’est que tu ne révéleras jamais nos relations à qui que ce soit.

— Jamais !

— Tu as sans doute, dans ton enfance, entendu parler de Thomas Reid, l’ancien écuyer du laird de Blair, celui qui fut tué le 10 septembre 1547, à la fameuse bataille de Pinkie.

— À la bataille de Pinkie ! Certainement. On parle souvent de lui encore dans le pays. Le pauvre homme !

— Eh bien, ce Thomas Reid, c’est moi.

— C’est vous ? s’écria Bessie avec stupéfaction.

— Oui, c’est moi, repartit le vieillard, et je puis t’en donner la preuve, si tu le désires. Il existe encore, dans une métairie, à un mille d’ici, un de mes anciens compagnons d’armes, appelé John Pitcairn.

— Je le connais parfaitement, interrompit Élisabeth.

— John Pitcairn et moi, nous faisions partie de l’arrière-ban du baron de Dalry. Le matin de ce fameux samedi Noir où devait se livrer la bataille, nous nous mîmes en route de compagnie. Sur le chemin, Pitcairn fut pris d’un pressentiment sinistre : « Je ne sais pourquoi, me dit-il en se frappant le front, j’ai mauvaise idée de cette affaire. Je sens qu’un de nous deux va mourir aujourd’hui. Camarade, si vous m’en croyez, nous n’irons pas dans la bagarre et nous rentrerons tranquillement chez nous. » Et il voulut rebrousser chemin. Je le retins en lui déclarant tout net que je ne le suivrais pas ; et, à force de lui faire honte de sa frayeur, je le décidai à se remettre en marche avec moi. Nous arrivâmes ainsi sur la place de l’Église de Dalry. Là, comme nous avions faim, j’achetai des figues que je liai dans un mouchoir et que nous mangeâmes tout le long de la route. Une heure après, nous étions sur le champ de bataille. Le pressentiment de John était réalisé. L’un de nous était tué. C’était moi. — Eh bien, va trouver John Pitcairn, redis-lui tous ces détails qu’il ne croit connus que de lui seul ; et, s’ils ne sont pas parfaitement exacts, regarde-moi comme un imposteur.

Là-dessus, le vieillard disparut ; et la fermière se rendit incontinent chez John Pitcairn, qui confirma de point en point le récit de l’apparition.

À quelque temps de là, — c’était un samedi vers midi, — André Jacques était à la ferme, assis devant un pot de bière avec trois compagnons. Élisabeth était dans la salle et rangeait. Tout à coup, elle aperçut, au fond de la cour, par la porte entr’ouverte, le revenant qui lui faisait signe. Elle sortit sans que personne s’en aperçût, et suivit son mystérieux ami jusqu’à un endroit écarté où elle vit quatre hommes et huit femmes, portant le plaid écossais. La plus belle de ces femmes, qui toutes étaient fort jolies, lui adressa aussitôt la parole : — Bonjour, Bessie. Veux-tu t’en venir avec moi ?

Élisabeth, tout effrayée, fit un signe de refus. Sur quoi les douze personnages disparurent dans un tumulte qui ressemblait à un ouragan.

— Rassure-toi, Bessie, fit doucement Thomas. La personne qui vient de te parler ne te veut que du bien. Te souviens-tu qu’un soir, — il n’y a pas longtemps, — une inconnue est entrée dans ta chambre, tandis que tu étais au lit, malade, et que tu t’es levée pour lui donner à boire ?

— Oui.

— Eh bien, cette inconnue est la même personne qui vient de te parler. C’est une bien grande dame, sais-tu bien, Bessie ? Sa majesté la reine des fées, ni plus ni moins. La reine n’est pas seulement belle ; elle est bonne et puissante. Et, si tu consens à quitter ce monde pour aller vivre dans son royaume, elle fera ton bonheur, comme elle a fait le mien. Regarde-moi, n’ai-je pas un air de prospérité qui fait envie ? Allons, décide-toi, Bessie, partons !

Et ce disant, Thomas tira Élisabeth par son tablier.

— Laissez-moi, repartit la fermière d’un ton offensé. Quitter ainsi mon André ! quitter ainsi mes enfants ! jamais ! et que diraient-ils, ces pauvres petits, en ne voyant pas revenir leur mère ?

— Allons, chère Bessie, fit le revenant d’un ton câlin. Ne te fâche pas. Je t’ai dit que notre reine voulait ton bonheur, mais ce n’est pas un bonheur forcé. Reste donc sur cette terre, avec ton mari, avec tes enfants, dans ton ménage. Moi, il faut que je m’en aille, car on m’attend. Mais je veux que nous nous quittions bons amis. Il y a bien des choses, vois-tu, Bessie, que, nous autres, nous savons, et que, vous autres, vous ignorez. Je mets toute ma science à ta disposition. Si jamais tu as égaré quelque objet précieux, appelle-moi, et je te révélerai le lieu où il est. Si jamais quelqu’un de ceux qui t’intéressent tombe malade, appelle-moi, et je t’indiquerai où est le remède.

Et le revenant disparut.

Depuis cette époque, Élisabeth Dunlop eut de fréquentes entrevues avec son féerique conseiller. Grâce aux instructions de Thomas Reid, elle accomplissait de véritables miracles. Elle avait l’art de retrouver toutes les choses perdues et de guérir toutes les indispositions. Et, comme elle n’avait fait de confidence à personne, nul ne savait d’où elle tenait cet art. Ce qui est certain, c’est qu’on venait de tous les environs la consulter sur des cas graves et qu’elle donnait des médicaments infaillibles. — Un jour, on vint la quérir pour aller visiter une suivante de lady Stanley, dont le médecin du château n’avait pu jusqu’ici découvrir la maladie. Élisabeth en référa secrètement à Thomas Reid, qui déclara immédiatement que l’affection était produite « par un sang froid qui venait autour de la tête, » et ordonna une potion, composée d’ale forte légèrement sucrée et de certaines plantes aromatiques, à prendre chaque matin. La prescription fit merveille, et la malade se rétablit bientôt complètement.

Malheureusement pour Élisabeth, il y eut quelqu’un que cette cure indisposa. Ce fut le médecin du château, qui fut profondément humilié dans sa patente par le savoir naïf de la paysanne. Le Diafoirus écossais jugea que la science humaine n’avait plus rien à faire là où sa propre science avait échoué : il déclara avec fureur que la malade n’avait pas été guérie dans les règles, et que le remède indiqué était contraire à toutes les formules. Bref, il appela la justice au secours de l’art. Élisabeth fut traduite devant les tribunaux, sous la prévention de sorcellerie. Mise à la question extraordinaire, elle avoua toute l’histoire et révéla les détails que je viens de raconter. Elle eut beau alléguer pour sa défense qu’elle n’avait consulté que de bons esprits et qu’elle n’avait fait que le bien, les juges furent impitoyables.

La malheureuse fut brûlée vive le 8 novembre 1576.


III

SYSTÈME DE SHAKESPEARE.

On le voit, la législation du seizième siècle ne faisait pas de distinction entre la magie noire et la magie blanche. Elle confondait dans la même réprobation le sorcier et l’enchanteur, celui qui servait le diable ou celui que la fée servait. Tout rapport avec un être invisible, quel que fût cet être, était puni de mort, et de quelle mort !

En présence de tous ces supplices qui font frémir l’insensible histoire, il était impossible que des âmes généreuses ne fussent pas émues. Quelques hommes courageux, déjà pleins de l’esprit moderne, entreprirent de battre en brèche une jurisprudence monstrueuse qu’appuyaient toutes les autorités divines et humaines. Un savant allemand, le docteur Wier, médecin du duc de Clèves, eut l’honneur de commencer cette polémique mémorable qui retentit par toute l’Europe. Il osa le premier affirmer que ces relations, prétendues coupables, entre l’homme et le monde invisible, n’existaient pas et ne pouvaient pas exister ; que l’homme, étant né de la chair, ne pouvait communiquer avec les esprits purs ; que, par conséquent, la sorcellerie était un crime imaginaire, et que toutes les créatures condamnées sur ce chef étaient innocentes. À ces assertions hardies, un écrivain français, Bodin, répondit avec une violence toute catholique. Il dénonça les propositions du docteur Wier comme autant d’hérésies. Il développa cette thèse digne de l’École : « Quiconque nie la sorcellerie, défend la sorcellerie. » À l’appui de sa doctrine, il rappela triomphalement ce fait que Wier, étant élève du fameux Agrippa, était lui-même un enchanteur, et soutint que, si le docteur criait tant contre le fagot, c’est que lui-même sentait fortement le roussi. C’est par cette charitable dénonciation que le jésuite concluait son pamphlet.

On conçoit que de pareilles répliques n’étaient pas de nature à encourager les contradicteurs. Le silence se rétablit donc pour quelque temps, et ce ne fut qu’en 1584 qu’un calviniste anglais, Reginald Scot, osa reprendre publiquement la théorie de Wier. Pour écrire ses Révélations sur la sorcellerie, Reginald s’était fait initier à tous les mystères de l’art magique ; il avait appris tous les tours des tireurs de cartes ; il avait pris des leçons d’escamotage et s’était lié avec un enchanteur repenti que la protection de Leicester venait de sauver du bûcher.

C’est par des documents ainsi recueillis que l’auteur anglais espérait démontrer à ses contemporains que la magie n’était qu’une innocente plaisanterie dont ils étaient dupes. Selon lui, c’était une législation impie que celle qui punissait du feu des forfaits impossibles, et qui attribuait à l’homme un pouvoir qui n’appartient qu’à Dieu. « Les fables de la sorcellerie, disait-il, ont des racines si profondes dans le cœur de l’homme, que personne ne peut plus endurer avec patience les châtiments imposés par la Providence. Si un accident arrive, maladie, perte d’enfants, de grain ou de bestiaux, vite on crie : à la sorcière[13] ! » C’est ainsi que Reginald Scot revendiquait les droits méconnus du Créateur. Le préjugé universel attribuait à d’infernales vengeances les calamités de ce monde, Scot les attribuait, lui, à la colère céleste. Il réclamait pour Dieu cette responsabilité du mal qu’on rejetait sur Satan. Impies ceux qui prenaient ainsi la droite de Jéhovah pour la griffe du diable !

Quant à ces apparitions dont on parlait tant, elles n’étaient pour Scot que les visions chimériques de l’imagination et de la peur. Les anges dont a parlé la Bible n’ont eu des ailes que par métaphore. « Je pense avec Calvin, disait l’auteur des Révélations, que les anges sont des créatures de Dieu, bien que Moïse ne dise rien de leur création. Je pense avec lui qu’ils n’ont pas de forme du tout, puisqu’ils sont des esprits purs, et je pense avec lui, enfin, que c’est pour la capacité de notre esprit que l’Écriture nous les peint avec des ailes, afin de nous faire comprendre qu’ils sont toujours prêts à nous secourir[14]. » Quant aux sylphes et aux lutins envolés de la féerie, quant aux monstres évoqués du paganisme, quant aux loups-garous échappés de l’enfer, Reginald Scot les renvoyait sans façon aux contes de nourrice. « Certainement il est arrivé qu’un drôle affublé d’un drap blanc a abusé et trompé des milliers de personnes, spécialement à l’époque où Robin Bonenfant faisait tant de remue-ménage dans la campagne. Pendant notre enfance, les servantes de nos mères nous ont tant fait peur d’un vilain diable ayant des cornes sur la tête, du feu dans la bouche, une queue à sa culotte, des yeux comme une cuve, des crocs comme un chien, des griffes comme un ours, une peau comme un nègre, une voix rugissante comme un lion, que nous tressaillons quand nous entendons crier Boh ! Elles nous ont tant fait peur des taureaux mendiants, des esprits, des sorcières, des hérissons, des lutins, des stryges, des fées, des satyres, des pans, des faunes, des sylvains, des tritons, des centaures, des nains, des géants, des gnomes, des farfadets, des enchanteurs, des nymphes, des enfants volés, des incubes, de Robin Bonenfant, de l’homme dans le chêne, des revenants, des feux follets, de Tom-Pouce, d’Hobgoblin, de l’homme sans os et autres épouvantails, que nous sommes effrayés de notre ombre. Beaucoup n’ont peur d’un diable que par une nuit noire, et alors un mouton tondu devient une bête périlleuse et est pris bien des fois pour l’âme de notre père, surtout s’il est attaché dans un cimetière ; là l’homme le plus hardi du monde ne passerait pas la nuit sans que les cheveux lui dressassent sur la tête[15]. » À ce manifeste du plus audacieux scepticisme, devinez qui répondit ?

Ce fut le roi d’Écosse, sa majesté Jacques VI, en personne. Depuis la révélation d’Agnès Sympsone et de ses complices, le fils de Marie Stuart avait vécu dans des transes continuelles. Persuadé que le démon en voulait particulièrement à sa vie et que les dangers qu’il avait courus à l’époque de son mariage étaient l’effet d’un complot infernal, il ne put lire sans indignation un ouvrage d’où ressortait l’innocence des condamnés et qui présentait Dieu lui-même comme l’auteur véritable de tempêtes complétement subversives. Jacques ne pouvait laisser passer sans réfutation d’aussi inqualifiables théories. Il se mit donc à l’œuvre, et, après de longues années de travail, il publia en 1597 son fameux livre intitulé : Démonologie. Pour que nul ne se méprît sur l’objet de cette publication, il daigna l’expliquer lui-même dans une préface au lecteur que je traduis littéralement :

« La terrible abondance, à cette époque et dans ce pays, de ces détestables esclaves du diable, les sorcières et les enchanteurs, m’a décidé, ami lecteur, à terminer à la hâte le traité que voici. Nullement, je le jure, dans le but de faire montre de ma science et de mon esprit, mais seulement, par une inspiration de ma conscience, pour contribuer, autant que je le puis, à résoudre les doutes de beaucoup de gens et pour prouver que les assauts de Satan sont très-certainement pratiqués, et que ses instruments méritent d’être très-sévèrement punis, en dépit des opinions condamnables de deux de nos contemporains. L’un, appelé Scot, un Anglais, n’a pas honte de déclarer dans un imprimé public qu’il n’y a pas de sorcellerie, et de maintenir ainsi la vieille erreur des Sadducéens qui niaient les esprits. L’autre, nommé Wier, un médecin allemand, a fait l’apologie publique de ces artisans du mal dans un ouvrage où, tout en réclamant pour eux l’impunité, il avoue pleinement avoir exercé leur profession. — Pour rendre ce traité plus agréable et plus facile, je l’ai mis sous forme de dialogue et je l’ai divisé en trois livres : le premier, traitant de la magie en général et de la nécromancie en particulier ; le second, de la sorcellerie ; le troisième, contenant une description des spectres et des esprits de toutes sortes qui paraissent et troublent les personnes : enfin, une conclusion de tout l’ouvrage. Mon intention dans ce travail, je l’ai déjà dit, est seulement de prouver deux choses : premièrement, — que ces arts diaboliques ont existé et existent toujours ; secondement, qu’ils méritent un jugement rigoureux et une punition sévère[16]. »

Il faut en convenir, Jacques VI a beau jeu dans cette discussion. Il a pour lui les arguments les plus puissants, le consentement universel, la tradition historique, et enfin cette autorité suprême : la Bible. Aussi de quel ton triomphant il répond à ses adversaires ! On nie la sorcellerie ! eh ! qu’est-ce donc que la lutte entre Moïse et les magiciens de Pharaon ? Qu’est-ce donc que l’évocation de l’ombre de Samuel par la pythonisse ? On nie la féerie ! on nie le pouvoir qu’ont les créatures sublunaires de dire l’avenir ? Eh ! pourquoi donc l’histoire est-elle pleine des prédictions des sibylles et des prophéties des augures ? On nie les visites du diable sur la terre ? Est-ce que, dans la Bible même, Satan n’a pas rompu son ban ? Est-ce qu’il n’apparaît pas, tantôt sous la forme du serpent, tantôt sous la forme du dragon, tantôt sous la forme de Judas ? On prétend que les femmes qui s’accusent elles-mêmes d’être en rapport avec le démon sont des mélancoliques qui veulent en finir avec la vie ? Eh ! n’a-t-on pas vu figurer dans le dernier procès des femmes riches, bien portantes, heureuses ? Qui ne sait que le prince des ténèbres a des séductions pour tous ? qu’au pauvre il offre la richesse, au riche la vengeance, au désespéré l’espoir ? On a soutenu que les démoniaques sont simplement de malheureux épileptiques ! Comment se fait-il alors que l’eau sainte les mette en fureur et qu’ils tremblent au nom du Christ ? On crie à la cruauté, lorsque les coupables sont jetés au bûcher ! Est-ce que ces arrêts ne sont pas la stricte exécution d’une sentence divine ?

Que répliquer à tous ces arguments, surtout quand celui qui les présente, aujourd’hui roi d’Écosse, sera demain roi d’Angleterre ? Le pauvre Scot et ses partisans durent se taire en loyaux sujets. Le livre de Jacques eut un succès immense et populaire. La critique, toujours fidèle au succès, acclama dans l’auteur un nouveau Salomon. La littérature accepta servilement l’arrêt royal. Les tréteaux du théâtre répétèrent l’anathème lancé des tréteaux du trône. En pleine scène anglaise, Greene fit faire pénitence à Roger Bacon ; et, du haut de la même scène, Marlowe précipita Faust au fond de l’enfer.

Un seul homme résista à l’entraînement universel.

Cet homme, ce fut Shakespeare.

Shakespeare ne fit pas comme Reginald Scot.

Il ne rejeta pas les traditions de la Bible et de la légende ; il les arbora.

Il ne contesta pas le monde invisible ; il le réhabilita.

Il ne nia pas la puissance surnaturelle de l’homme ; il la sanctifia.

Jacques VI avait dit : Anathème aux esprits ! Shakespeare dit : Gloire aux esprits !

Ce parti pris du poëte ne fut pas dans sa pensée la préméditation d’une tactique, il fut l’effet d’une conviction. Shakespeare croyait profondément au mystère. Il n’était pas de ceux qui affirment que la création qui commence à la pierre s’arrête à l’homme ; il acceptait pleinement cette philosophie populaire qui faisait monter une échelle d’êtres indéfinie de la matière à l’idée, du mal au bien, de Satan à Jéhovah, et qui plaçait au milieu de cette échelle l’homme, moitié corps et moitié âme. Convaincu qu’il y a un monde intermédiaire entre l’homme et Dieu, Shakespeare était invité par la logique même à reconnaître l’existence de toutes les créatures dont le panthéisme de la Renaissance remplissait ce monde. Non ! la légende ne mentait pas. Non ! l’Écriture ne mentait pas. Non ! la mythologie n’était pas un mythe. Non ! Platon ne mentait pas. Non ! l’antique dogme druidique ne mentait pas. Il y a place dans l’infini pour toutes les créatures de toutes les théogonies. « Il existe plus de choses en ce monde, Horatio, qu’il n’en est rêvé dans votre philosophie. » Au-dessus de nous, autour de nous, au-dessous de nous, circulent des milliers d’êtres qui nous regardent et que nous ne voyons pas. Ces êtres animent partout la création : gnomes et satyres, ils peuplent la terre ; nymphes, naïades et ondines, ils peuplent les eaux ; dieux lares et lutins, ils peuplent les maisons ; sylphes et salamandres, ils peuplent l’air et la flamme ; fées, ils peuplent l’éther ; esprits, ils peuplent l’atome ! Ces êtres forment une humanité supérieure qui voit plus loin que nous et qui sait plus que nous. Et nous, humanité cadette, nous n’aurions pas le droit de nous adresser à cette grande sœur ! Nous n’aurions pas le droit de l’évoquer, de la consulter, de la conjurer ! Triste tas de chair que nous sommes, il nous serait interdit, pour nos problèmes, d’appeler à nous ces lumineux auxiliaires ! Et non-seulement cet appel ne serait pas un droit pour nous, mais il serait un crime ! Et, pour punir ces invocations adressées aux esprits les plus purs, il faudrait dresser les bûchers !

C’est contre ces conclusions du législateur que le poëte proteste.

La loi condamne la féerie : Shakespeare la célèbre dans Le Songe d’une nuit d’été. La loi punit par le feu le magicien : Shakespeare le glorifie dans La Tempête.

Telle est la portée intime et, selon moi, jusqu’ici méconnue, de son œuvre.

Des arrêts alors souverains flétrissaient d’une réprobation infamante les êtres féeriques. Un des chefs de la magistrature française, un très-catholique conseiller du roi très-chrétien, le sieur de l’Ancre, les dénonçait dans son ouvrage de la Mescréance (p. 382, éd. 1622), comme « des démons qui, pour se rendre maistres, ont accoustumé de vexer et de tourmenter les hommes. » Le roi protestant Jacques VI, dans son livre de la Démonologie (page 123, éd. 1619), les reléguait, avec les esprits des ténèbres, « sous la papauté de Satan, Sub papain Satanæ. » Shakespeare protége les fées contre ces sentences du fanatisme, jésuitique ou puritain. Il étend l’aile immense de son génie sur les calomniées de l’azur. Il les affranchit à jamais du prétendu vasselage qui les soumet au démon. Il restitue à ces tutélaires créatures la place splendide que leur assignait dans l’ordre des êtres la vieille foi celtique. Grâce à une poésie souveraine, on ne les confondra plus avec les âmes des ténèbres : « Nous, dit fièrement Obéron, nous ne sommes pas de ceux qui s’exilent de la lumière et qui épousent à jamais la nuit au front noir. Nous sommes des esprits d’un autre ordre. Moi qui vous parle, j’ai fait bien souvent des parties avec l’amant de la matinée, et, comme un forestier, je puis marcher dans les halliers jusqu’à ce que la porte de l’Orient, toute flamboyante, s’ouvrant sur Neptune avec de splendides rayons, change en or jaune le sel vert de ses eaux. »

Sur le théâtre de Shakespeare, les fées, si longtemps méconnues, redeviennent les gardiennes charmantes de la nature. Ce sont elles qui font la toilette du printemps et qui secouent de sa robe les bêtes sinistres et difformes. Elles « tuent le ver caché dans le bouton de rose ; » elles « font la guerre aux chauves-souris ; » elles « écartent les hiboux ; » elles mettent en fuite « le porc-épic épineux, les serpents au double dard, les lézards, aveugles reptiles, les noirs escarbots, les araignées filandières et les faucheux. » Telle est l’influence qu’elles exercent sur l’ordre des choses, qu’il suffit, pour causer les plus effroyables perturbations, de la moindre querelle entre leur roi et leur reine. Si Titania et Obéron se font une scène, vite « les saisons s’altèrent, le printemps, l’été, le fécond automne, l’hiver maussade échangent leurs livrées accoutumées ; le givre hérissé se vautre sur le sein frais de la rose cramoisie ; et sur le crâne glacé du vieil hiver est attachée, comme par dérision, une guirlande odorante de fleurs ! » — Ce n’est pas seulement le calme des éléments qui dépend du caprice des fées, c’est aussi la paix des cœurs. Démétrius veut épouser Hermia qui ne veut épouser que Lysandre ; Héléna veut épouser Démétrius qui ne veut épouser qu’Hermia. Comment arranger l’affaire ? Thésée, qui représente la sagesse humaine, a trouvé une solution qui fait le malheur des quatre soupirants : Hermia entrera au couvent, et personne ne se mariera ! Mais les fées interviennent à temps, et trouvent la solution qui fait le bonheur de tous les quatre. Elles versent sur les yeux de Démétrius un philtre qui le rend amoureux d’Héléna ; et les deux rivaux réconciliés épousent chacun celle qu’il aime. Ce n’est pas tout. Les fées veulent couronner leur œuvre. Lorsque arrive la nuit de noces, lorsque les mariés reposent tous, Thésée près d’Hippolyte, Démétrius près d’Héléna, Lysandre près d’Hermia, Puck, le lutin, vient balayer le palais, et, quand l’impure demeure est devenue digne de leur présence, le roi et la reine des fées entrent radieux comme une aurore et répandent sur chaque lit nuptial la rosée féconde de leurs bénédictions.

Le Songe d’une nuit d’été représente l’action du monde invisible sur l’homme. La Tempête symbolise l’action de l’homme sur le monde invisible.

Dans la première pièce, œuvre de la jeunesse du poëte, l’homme obéit aux esprits. Dans la seconde, œuvre de l’âge mûr, ce sont les esprits qui obéissent à l’homme.

Beaucoup de commentateurs s’accordent à présenter la Tempête comme la dernière création de Shakespeare. Je le croirais volontiers. Il y a dans la Tempête le ton solennel d’un testament. On dirait qu’avant de mourir, le poëte a voulu écrire un codicille pour l’avenir dans cette épopée de l’idéal. Dans cette île enchantée « pleine de chansons et de douce musique, » on croirait par instant entrevoir le monde de l’utopie, la terre promise des générations futures, l’Éden reconquis. Qu’est-ce en effet que Prospero, le roi de cette île ? Prospero, c’est le naufragé qui atteint le port, c’est le banni qui retrouve la patrie, c’est le désespéré qui devient tout-puissant, c’est le travailleur qui, par la science, a dompté la matière Caliban, et, par le génie, l’esprit Ariel. Prospero, c’est l’homme devenu le maître de la nature et le despote de la destinée, c’est l’homme-Providence !

La Tempête est le dénoûment suprême rêvé par Shakespeare au drame sanglant de la Genèse. C’est l’expiation du crime primordial. Le pays où elle nous transporte est un terrain prestigieux où l’arrêt de la damnation est cassé par la clémence et où la réconciliation définitive se fait par l’amnistie du fratricide. Et, à la fin de la pièce, quand le poëte attendri jette Antonio dans les bras de Prospero, il a fait pardonner Caïn par Abel.


Hauteville-House, mars 1858.

  1. L’existence de ce génie domestique est officiellement constatée par un magistrat fort considérable qui fut désigné par Henri IV pour instruire contre les sorciers, le sieur De L’ancre, conseiller du roi en son conseil d’État. Voici ce que dit ce docte jurisconsulte dans un livre dédié à l’Invincible louis XII, par la grâce de Dieu roi de France et de Navarre : « On en est venu jusque là qu’on ne s’effraye plus des démons ou esprits domestiques ou tutélaires, sous prétexte que nous les consultons et qu’ils font semblant de nous tenir en protection. Plusieurs, sans crainte de leur forme hideuse, tiennent des marmousets dans leurs maisons, lesquels se laissent tenir et enserrer dans des boîtes ou armoires. L’histoire très-véritable en est célèbre et récente d’une jeune fille en la ville de Blois en Berry, laquelle fut commise à la garde d’un marmouset que tenait son maître. Elle fut déférée à la justice et confessa qu’il était vrai que s’en allant aux champs, il lui avait recommandé de lui porter à manger et en avoir soin. Elle fut condamnée à la mort par arrêt du parlement de Paris… Wier écrit qu’étant enfant, on voyait souvent chez son père, de ces esprits lares, lesquels jetaient dans les degrés des sacs pleins de grains et d’autres marchandises, tenant alors pour signe certain que les marchands le jour en suivant devaient venir pour les acheter. Ce sont les génies, Lares ou démons qui président ès maisons et s’en veulent rendre maîtres, qu’on appelle esprits Fées. » Mescréance du sortilége plainement convaincue. À Paris, chez Nicolas Buon, rue Saint-Jacques. 1622, p. 380, 381 et 383. Note de la deuxième édition.
  2. Traduit d’un ouvrage fort rare du seizième siècle, qui fait partie de la bibliothèque de lord Egerton, et que M. Collier vient de réimprimer. Cet ouvrage est intitulé : Les joyeuses fredaines et les gaies plaisanteries de Robin Bonenfant.
  3. Extrait d’un curieux ouvrage publié en 1584 et intitulé : Discourse of devils and spirits appended to the Discovery of Witchcraft, by Reginald Scot, esq., livre II, chap. iii.
  4. Deux des membres de ce conseil s’appelaient, l’un, Rosencrantz, l’autre, Guildenstern : ce sont les mêmes noms que Shakespeare a donnés aux deux courtisans chargés d’espionner Hamlet. Tous les détails de ce curieux voyage étaient sans aucun doute familiers au poëte anglais.
  5. Melville’s Memoirs, p. 395.
  6. Nous retrouvons ce détail dans Macbeth :
    PREMIÈRE SORCIÈRE.

    … Son mari est parti pour Alep comme patron du Tigre ; mais je vais voguer jusque-là dans un crible, et, comme un rat sans queue, j’agirai, j’agirai, j’agirai.

  7. Records of the High Court of Justiciary. Papers on the marriage of James VI with Anna of Denmark (XVI).
  8. Scot’s Discoverie of Witchcraft, p. 377.
  9. Ib. p. 451.
  10. La philosophie occulte, par Cornélius Agrippa. II, p. 19.
  11. Discoverie of Witchcraft, p. 404.
  12. Voir l’original du jugement cité par Walter Scott dans l’ouvrage intitulé Minstrelsy of Scottish Border.
  13. Discoverie of Witchcraft (1584).
  14. Ibid.
  15. Discoverie of Witchcraft (1584).
  16. Préface au traité de la Démonologie. Œuvres complètes de Jacques Ier. Londres, 1619, pages 87 et 88.
Dédicace Le Songe d’une nuit d’été
Introduction