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Shakspeare et ses Musiciens : Roméo et Juliette de Charles Gounod au Théâtre-Lyrique

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Shakspeare et ses Musiciens : Roméo et Juliette de Charles Gounod au Théâtre-Lyrique
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 69 (p. 438-461).
SHAKSPEARE
ET
SES MUSICIENS

ROMÉO ET JULIETTE,
de M. Gounod, au Théâtre-Lyrique.

« Shakspeare encore et toujours ! disait Goethe, Shakspeare und kein Ende, » Non moins inépuisable en sa richesse qu’insondable en sa profondeur, Shakspeare est aujourd’hui complètement naturalisé chez nous ; tant de traductions, d’imitations, d’adaptations, l’ont mis à la portée de toutes ; les classes intellectuelles. C’est à lui, à son génie épique, à son lyrisme, à son goût pour les idées métaphysiques, que les Hugo, les de Vigny, se sont adressés pour renouveler la scène française. Il semble désormais que Shakspeare nous appartiennes ; nous le mettons en peinture, en poésie, en musique, nous le traitons comme un auteur de notre langue. Que de chemin parcouru depuis Voltaire, depuis ces représentations vraiment fabuleuses d’Othello à la Porte-Saint-Martin (1821), où la gendarmerie devait intervenir pour empêcher le public de lapider de malheureux comédiens au cri national et classique de « à bas les Anglais, point d’étranger en France ! » Et ne serait-ce pas le cas de dire avec M. Villemain[1] que « la gloire de Shakspeare, qui d’abord nous apparut avec quelque chose de paradoxal et de scandaleux, menace aujourd’hui la vieille renommée de notre théâtre ? » Il est vrai d’ajouter qu’au même moment M. de Chateaubriand, lui, en sa qualité d’homme de génie, s’entêtait à ne point vouloir comprendre. « Pour peu que l’on continue en France à étudier les idiomes étrangers et à nous inonder de traductions, notre langue perdra bientôt cette fleur native et ces gallicismes qui faisaient son génie et sa grâce ! » L’esprit du temps, dont les Villemain, les Guizot, les Victor Cousin, ont déjà saisi la voix, parle en vain aux oreilles de ce grand homme sans critique, de ce sublime rêveur non moins superficiel qu’attardé, et qui persiste à ne voir qu’une composition absolument barbare dans Hamlet, « cette tragédie des aliénés, ce Bedlam royal où tout le monde est insensé ou criminel, où la démence simulée se joint à la démence vraie, où le fou contrefait le fou, où les morts eux-mêmes fournissent à la scène la tête d’un fou, où l’on ne voit que des spectres, n’entend que des rêveries et le qui-vive des sentinelles, que le criaillement des oiseaux de nuit et le bruit de la mer[2]. » Ce qui prouve qu’on peut avoir en religion la foi de ses pères, descendre des croisés, tout en étant en littérature un excellent fils de Voltaire. L’auteur du Génie du Christianisme contresigne ici l’arrêt de l’oracle de Ferney, et cet odéon des ombres où l’on n’entend plus que le criaillement des oiseaux de nuit vaut pour l’intelligence et la sagacité du jugement les mots de sauvage ivre, de Gilles et de Pierrot dont se sert le philosophe pour désigner agréablement William Shakspeare (Gilles) et ce faquin de Pierre Letourneur, son traducteur (Pierrot).

Voltaire au moins y mettait plus de malice. « Vous avez sans doute vu Hamlet, écrit-il à d’Argental (23 octobre 1869), les ombres vont devenir à la mode. J’ai ouvert modestement la carrière, on va y courir à bride abattue… Nous allons tomber dans l’outré et dans le gigantesque ; adieu les sentimens du cœur ! » Comment ne pas saisir le grain de perfidie à l’adresse du polisson qui se permet si indiscrètement d’aller aux découvertes. Le bon Ducis, poète homœopathe s’il en fut, a beau ne donner au public français du Shakspeare qu’à doses infinitésimales, tout vulgariser, tout amoindrir, travestir les jeux du destin en banales intrigues de cour, les individualités vivantes en vaines abstractions, si peu qu’il fasse, il en fait trop, sa loyauté déplaît au maître. L’adorable violette du jardin de Shakspeare, son Ophélie, je le sais, a pris la physionomie conventionnelle d’une de ces princesses de tragédie qu’on appelle madame et qui sont filles de tant de héros. Très honnêtement elle s’abstient de mourir pour ôter toute espèce de prétexte à cet ignoble et repoussant spectacle de fossoyeurs où « les morts eux-mêmes fournissent à la scène la tête d’un fou ! » Son Hamlet porte des manches à crevés, une toque de velours noir à créneaux, et promène sur le théâtre une urne voilée contenant les cendres d’un père, avec les quelles il se complaît à s’entretenir. Et cependant, aux yeux de Voltaire, bienfaiteur de l’humanité, si l’on veut, mais poète de la plus insigne mauvaise foi, Ducis passe pour un novateur dangereux en ce sens que, nommant par son nom l’auteur qu’il défigure, Ducis montre, bien que de loin, où se trouve la carrière si modestement découverte par le philosophe de Ferney, ce qui n’empêche pas M. Auger de déclarer[3] qu’une monstruosité telle que l’Hamlet de Shakspeare ne saurait en aucun point être comparée à la Sémiramis de Voltaire. N’importe, cet Hamlet de Shakspeare, dégagé de son élément trivial et burlesque par la main de l’enchanteur Ducis, réussit momentanément en dépit des efforts et des cabales de Voltaire, s’opposant à ce que Lekain jouât le rôle, sous prétexte que ce n’était là qu’un ignoble rifaciamento de Sémiramis, et ce fut quelques années plus tard son arrangement dans le même goût de Roméo et Juliette qui valut au vénérable Hahnemann de la poésie dramatique son entrée à l’Académie (4 mars 1779).

J’ai cité les mélanges historiques et littéraires, de M. Villemain. On n’admirera jamais assez cette généreuse initiative, à deux pas des radotages d’un Laharpe appelant le Roi Lear une des pièces les plus absurdes de Shakspeare, des inepties grotesques d’un Geoffroy s’étonnant de ne découvrir dans Hamlet « aucune trace des idées et de la manière de Sophocle, » et des emphatiques bévues d’un Chateaubriand. Aujourd’hui en France Shakspeare a droit de cité. Parler de lui avec irrévérence, nul sérieusement ne l’oserait. En revanche c’est à qui remaniera, arrangera, expliquera ses chefs-d’œuvre. On les édite en prose, en vers, en peinture, en musique. J’avoue que, parmi tant d’interprétations, quelques-unes m’épouvantent, l’interprétation musicale surtout. Il me fâche de voir des librettistes s’établir là comme chez eux, tailler leur pacotille dans cette pourpre et dans cet or. Ne suffirait-il pas de prendre l’anecdote et d’inventer quelque chose à côté. Ainsi procédait Scribe sous la dictée de Meyerbeer, mais Scribe était presque un maître, et mieux vaut peut-être, pour les imaginations sans ressort, travailler sur des scenarios tracés à l’avance. Jusqu’ici, les Italiens seuls avaient eu cette spécialité de faire de ces remue-ménages dans les domaines du génie pour y installer plus ou moins commodément la musique. Voilà que peu à peu nous glissons sur leur pente. Pure stérilité, impuissance qu’il ne tiendrait qu’à nous de prendre pour un progrès du temps ! Scribe, qui ne sut jamais écrire, se connaissait en situations musicales, les vers étaient mauvais, parfois risibles, mais le drame, debout et ferme sur ses pieds dès la première scène, marchait vers son dénoûment à travers des péripéties saisissantes et de grands et pittoresques effets. Les librettistes d’à présent s’en tiennent à la besogne plus modeste d’adaptation ; les rimes, bien que prétentieuses, n’en valent guère mieux, et la plupart du temps la pièce est nulle ; car, lorsque pour préparer l’emménagement de la musique, on a fait maison nette des beautés littéraires et philosophiques, il ne reste plus de l’édifice que les quatre murs, et Shakspeare lui-même, en pareil cas, court risqué de paraître pauvre. Quelques musiciens s’imaginent encore que ces grands sujets portent un homme. Qu’ils aident pour un moment au succès, que leur titre exerce sur l’affiche un immense prestige, oui, je le veux ; mais l’œuvre définitive, le chef-d’œuvre ne s’en dégage jamais. Combien, avant M. Gounod, ont perdu leur peine sur ce poème de Roméo et Juliette, et combien, après Spohr et lui, sont destinés à traduire pour la centième fois Faust en musique ! On se figure que ces sujets-là vous portent, illusion ! ils vous bercent pour mieux vous engloutir. De l’Otello de Rossini, tout n’a point surnagé, et le troisième acte seul répondrait peut-être aujourd’hui à l’idéal du maître.

Je l’ai mainte fois dit à cette place, les drames de Shakspeare sont pleins de musique ; qu’on veuille extraire ces trésors de la mine, rien de plus naturel. Mendelssohn, dans le Songe d’une Nuit d’été, M. Berlioz, dans sa symphonie de Roméo et Juliette, sur laquelle je reviendrai tout à l’heure, l’ont fait, et c’est la vraie, l’unique manière de s’y prendre. Interprétez, transformez, traduisez l’idéalité poétique par l’idéalité musicale, mais n’essayez pas de vous heurter, car vous vous y briserez, contre des scènes et des situations auxquelles, fussiez-vous Mozart ou Beethoven, vous ne sauriez rien ajouter, puisqu’elles sont le dernier terme de la poésie. N’avons-nous donc point assez abusé de Shakspeare ? Faut-il croire encore ce qu’on raconte, et que — Di, talem avertite casum ! — nous serions menacés pour l’hiver prochain d’un Hamlet à l’Opéra ? To be or not to be en cavatine ! le plus vaste, le plus profond, le plus insoluble problème du génie germanique interprété par l’auteur de la Double Échelle et du Caïd[4] ! Vouloir embrasser ce qu’on ne peut étreindre, pourquoi ? Beethoven passant par là se signerait plein d’épouvante ; mais ce diable d’esprit gaulois ne réfléchit à rien et partant ne doute de rien. « Hamlet, se dit-il, un fils qui tue sa mère ou à peu près, des spectres à tout bout de champ, la comédie dans la tragédie, des scènes de folie pour tout le monde, un enterrement au cinquième acte, nous allons bien nous amuser ! » Et l’on y va comme à Polichinelle. Erreur fort grave, car Polichinelle dure quelque minutes, et les drames de Shakspeare qu’on dégonfle ingénieusement de leur substance pour les soumettre à cette sorte de préparation musico-spectaculeuse durent cinq heures ! Quel homme doué du sens littéraire et possédant quelque habitude du théâtre de l’Opéra n’avait prévu, dès l’an passé, ce qui arriverait à don Carlos ? A quoi donc sert l’expérience ? Et quand la musique s’est si mal accommodée du caractère philosophique d’un marquis de Posa, comment supposer qu’elle puisse tirer profit d’un drame qui du début à la fin s’agite dans les profondeurs de la conscience, d’un drame où l’amour joue un rôle si effacé, où l’idée esthétique et morale ramène inexorablement tout à soi, où les coupables et les innocens, les amis et les ennemis, les vainqueurs et les vaincus, tout le monde meurt, où finalement, comme pour châtier la faiblesse du héros qui n’a point su au moment donné se résoudre à verser le sang voulu, un bain de sang inonde le théâtre. A tout prendre, on admettrait le géant Beethoven méditant quelque symphonie sur une conception pareille. Tout le reste ne saurait être qu’un jeu de marionnettes auquel le public donnera tort ou raison, selon la somme d’agrément ou d’ennui qu’il en retirera.

Pour l’agrément, hâtons-nous de le dire, il y aura Mlle Nilsson. Il était évidemment dans les desseins de la Providence que la gracieuse cantatrice du Théâtre-Lyrique naquît en Suède pour représenter un jour à l’Opéra la Danoise Ophélie, « fille de tant de héros ! » Voyez plutôt cette taille élevée et flexible, ce regard bleu et transparent, cette physionomie empreinte de toutes les mélancolies du Nord, ces longs cheveux blonds qui, dénoués et flottans, feront si bien dans une scène de folie ; car ce sera la nouveauté de cet opéra d’Hamlet de nous montrer ce qui jamais encore ne s’était vu, ni dans Lucie, ni dans les Puritains, ni dans l’Étoile du Nord, ni dans la Muette. A côté de la folie simulée d’Hamlet, il y aura la folie vraie de sa maîtresse, et ce que, dans la langue universelle dont il dispose, le plus grand des poètes qui jamais aient existé n’a point su ni voulu clairement définir, puisque la discussion sur cet éternel sujet se perpétue, — les violoncelles et les clarinettes, selon toute apparence, nous l’apprendront. « Bedlam royal, odéon des morts et des fantômes ! » Chateaubriand, sans y songer, entrevoyait le programme, et si j’étais compositeur de musique et que j’eusse la faiblesse de vouloir écrire un opéra d’Hamlet, c’est à cette donnée-là que je me tiendrais.

Rentrons dans la littérature pour un moment, M. Taine veut absolument identifier Shakspeare avec Hamlet, tandis que les Allemands, et particulièrement Gervinus, prétendent qu’entre les divers types de sa création Henri V est celui qui ressemble le plus au poète. J’estime que des deux côtés on doit être dans le vrai, en ce sens qu’Henri V me paraît représenter la jeunesse et Hamlet l’âge mûr de Shakspeare. D’ailleurs la personnalité de l’homme, elle est partout et nulle part ; chacun de ses drames en contient quelque chose sans qu’il soit possible de confronter celui-ci plutôt que celui-là avec tel ou tel événement de son existence. L’œuvre de Shakspeare me représente assez bien un monde derrière lequel un invisible créateur se dérobe. C’est donc ce monde qu’il faut interroger sans relâche pour se rendre compte et de la grandeur de l’individu et de quels efforts il fut capable. Je dis de quels efforts, car on aurait tort de s’imaginer que, même à de pareilles natures si prodigieusement douées, les conditions de travail et de développement progressifs puissent être épargnées. On naît Shakspeare, et on le devient. Toute couronne, même celle de l’intelligence, veut être conquise, et l’aigle ne vole que lorsque ses ailes ont poussé. L’ignorance de Shakspeare est une de ces vieilles histoires qui désormais n’ont plus cours. Ce qu’on n’ignore plus aujourd’hui, c’est qu’il savait tout ce que savait son temps, plus ce quelque chose que l’instinct divinatoire révèle au génie, et ce temps placé sur la limite de deux mondes, entre le moyen âge plein de fantômes qui sombre dans l’océan du passé et l’ère nouvelle dont l’aurore va poindre, — ce temps, il faut le reconnaître, était merveilleusement combiné pour aider aux facultés créatrices dans tous les genres. Aussi quel mouvement et quel essor ! Luther, Colomb, Michel-Ange, Raphaël, Dürer, Tasse, Palestrina, Calderon, et finalement pour terme suprême l’enchanteur Prospero-Shakspeare, le magicien dont le miroir réfléchira pour l’éternité le tableau d’une période comme il n’y en a pas deux dans l’histoire de l’esprit humain.

La réformation gouvernait l’Angleterre ; Londres, par l’activité de son commerce, l’accroissement et le bien-être de sa population, comptait au premier rang des capitales de l’Europe ; la liberté de penser ouvrait à l’intelligence des horizons nouveaux. Avec le sens de l’antiquité renaissante, le goût des langues anciennes s’éveillait ; la poésie classique, la mythologie, passionnaient les hautes classes à un point qui ne s’est jamais vu, qui ne se reverra jamais, Les jeunes filles apprennent le grec et le latin ; la reine Elisabeth lit Isocrate, traduit Horace et Plutarque. Ses appartemens étaient tapissés de sujets empruntés à l’Enéide, et lorsqu’elle apparaissait au matin Diane en personne la recevait, invitant la vierge-reine à chasser dans cette forêt de Windsor ou pour sa chasteté nul Actéon n’était à craindre. « Une étoile dansait au ciel quand elle vint au monde ! » Pas un gala de cour, un drawing room où l’allégorie ne serve à la glorification de la gracieuse et docte souveraine. Ce commerce avec les dieux, les nymphes et les satyres de l’antiquité s’était peu à peu, d’en haut, répandu dans le peuple, et s’y mêlait avec la croyance aux fées, aux elfes, aux géans, aux kobolds, aux fantômes, devins, sorciers et nécromanciens. Instant d’arrêt pour les sciences et la poésie au lendemain des plus terribles guerres qui aient ensanglante le vieux sol anglais ! Le siècle finissait à peine de ces combats à outrance, de ces furieuses luttes dynastiques dont les horreurs chevaleresques semblent encore accroître la profondeur de la scène. Quels temps furent jamais plus favorables pour l’avènement d’un grand poète ? Le présent, l’avenir, lui soufflent au visage leurs fraîcheurs matinales : liberté de conscience, libre examen ! Le soleil du passé, qui se couche derrière lui, laisse en se retirant dans son âme comme un dernier reflet des épouvantes, des traditions et des superstitions du moyen âge, et comme celui que l’esprit de Dieu porte au-dessus des flots, l’orgueil de tout un peuple, l’orgueil de la grande nation britannique le soutient !

Shakspeare n’a qu’à se laisser faire, qu’il soit ce qu’il voudra, profond ou jovial, grave ou léger, mélancolique ou bouffon, terrible ou fantasque, la sympathie, les applaudissemens de son temps ne lui manqueront pas. Entre ce poète si bien venu à son heure et l’Angleterre, l’accord règne d’avance, accord intellectuel, moral, préparé par l’éducation, commandé par l’instinct de race. « Shakspeare, dit Gervinus, c’est la race saxonne ; » mieux vaudrait dire : « Shakspeare, c’est l’Angleterre ; » car ces œuvres impérissables que l’esprit humain revendique aujourd’hui comme sa propriété furent bien le produit d’un moment et d’un pays, et c’est avant tout à son temps que s’adresse le génie de Shakspeare. Il fait ce qu’il veut ; je le répète, son art est un miroir où la nature et le monde se reflètent, il reproduit ce qu’il voit, et comme il ne voit que la nature, n’entend que le vrai, il se trouve avoir écrit pour tous les temps. Chercher la vérité fut son génie, mais la rendre avec cette exactitude, cette précision, fut son art, sa science. Assez parler d’instinct, de divination ! Shakspeare savait. Avant d’avoir encore quitté Stratford, il lisait Plaute. Son premier essai dramatique, les Méprises, est une imitation libre des Menechmes, dont le texte latin ne fut traduit en anglais que quatre ans plus tard.

On voit par ses œuvres mêmes qu’il puisait aux sources originales ; il était assez familier avec le français et l’italien pour aller y prendre de première main les ballades et les nouvelles qui servent de sujets à quelques-uns de ses drames. Avant d’écrire le Marchand de Venise, Roméo et Juliette, Othello, Shakspeare, c’est un fait désormais constant, fit un voyage en Italie, et comme Albert Dürer et les grands artistes du nord parcourut les localités célèbres, étudia sur place les mœurs qu’il devait si merveilleusement mettre en lumière. Quel passant a jamais traversé Vérone sans y évoquer le souvenir de Roméo et Juliette ? Deux chroniqueurs qui, bien avant Bandelo et Girolamo della Corte, ont raconté cette ineffable tragédie d’amour, Luigi da Porta et Masucchio de Salerne, en placent le théâtre à Sienne, mais Shakspeare a voulu que ce fût Vérone, et la poésie, une fois de plus, a, selon le mot d’Aristote, vaincu l’histoire. Essayez donc de chercher la trace des deux amans ailleurs que dans la Vérone des seigneurs de la Scala. Parmi les trente-six palais, dont s’enorgueillit encore aujourd’hui la fière cité du moyen âge, il en est au moins trois où l’on aimerait à se représenter la scène du bal. Ces fenêtres à ogives, ces balcons de marbre si curieusement fouillés, ces vastes murs couverts de fresques à demi effacées, on se plairait à les interroger. N’est-ce point là en effet que Roméo, déguisé en pèlerin, rencontra pour la première fois Juliette, et que l’adorable enfant à cette apparition soudaine s’écria dans le naïf pressentiment de sa destinée :

Come hither, nurse : what is you gentleman ?
Go, ask his name : — if he be married,
My grave is like to be my weddingsbed.


Eh bien ! non, l’ironie des choses a voulu que les lieux immortalisés par la plus poétique des légendes fussent aujourd’hui une auberge de rouliers. Non loin de la Piazza delle Erbe, dans la via Cappello, s’élève un bâtiment massif, dégradé, suant la puanteur. Dans la cour humide, les poules gloussent sur le fumier, les charrettes attendent que les gens, du marché reviennent atteler. Comme nous rôdions silencieusement autour de l’édifice, la padrona, une robuste commère haute en couleur nous engagea verbeusement à parcourir les salles intérieures du palais ; c’était déjà trop du dehors ! Un chapeau taillé dans la pierre au-dessus de la porte dénonce au regard de l’étranger la résidence supposée, sinon très authentique, des Cappelletti, et ce qu’on peut dire de mieux à l’avantage de cette masure, c’est qu’elle est assez vieille pour avoir vu les temps du prince Escalus :

Che’n su la scala porta il santo uccello.


A L’extrémité sud de la ville, dans le jardin de l’orphelinat des franciscaines, on vous montre le sarcophage où jadis les corps des deux amans furent scellés. Près de là s’élevait le cloître du bon frère Laurent, que la chronique nomme Leonardo. Il fut un temps où ce cercueil de marbre servait de baquet aux lavandières et d’abreuvoir aux animaux. Hélas ! qu’est-ce que de nous et de la poésie ? que deviennent les choses ? La villa de Mécène avec ses cascatelles est une fonderie, le Styx fait tourner des moulins, on pêche des huîtres grasses dans l’Averne, le Forum de Rome est un champ aux vaches, et le cercueil de Juliette une auge à pourceaux ! Cependant l’horrible profanation eut son terme, la pieuse relique fut rendue au culte des touristes, et, le croira-t-on ? celle qui remit en honneur ce poétique souvenir s’appelait Marie-Louise, la veuve inconsolable de Napoléon, la sentimentale Juliette du Roméo corse !

N’importe, ici les curiosités n’ont que faire. Il suffit de poser le pied sur ce sol de Vérone pour se sentir à l’instant en plein théâtre de la plus romantique des histoires que le génie d’un poète ait immortalisées. Vérone tout entière, avec son architecture moyen âge, ses palais silencieux, ses églises de marbre, ses magnifiques ponts, ses tours superbes, ses jardins en terrasse, ses cimetières, ses vieux débris d’antiquités romaines, — la romantique Vérone se montre à vous comme le cadre naturel, indispensable du poème de Shakspeare, et les âmes de Roméo et de Juliette, partout ailleurs absentes, répondront éternellement à qui saura les évoquer dans ce petit coin de terre de Santa-Maria-l’antica, où, non loin des splendides tombeaux des héros de sa race, reposent les ossemens de l’excellent prince qui, rappelant à la concorde tant de pères et de chefs de famille désolés par ces sanglantes funérailles, s’écrie en joignant leurs mains au-dessus des cadavres des deux innocentes victimes :


« Le jour d’aujourd’hui apporte un sombre apaisement ; le soleil se voile de douleur ; allez et vous entretenez de ces tristes choses. Il y en aura de pardonnes, d’autres qui seront punis, car onc ne fût plus lamentable histoire que celle de Juliette et de son Roméo[5] ! »


A Londres, Shakspeare ne cessa point de vivre en communication avec les esprits les plus cultivés de son temps ; histoire, poésie, critique littéraire, philosophique et théologique, il lisait tout ; les ouvrages nouveaux dont ses moyens ne lui permettaient pas d’enrichir sa bibliothèque, déjà pourtant fort respectable, passaient des mains du comte Southampton, son ami, dans ses mains. Avec cette sûreté de coup d’œil, cette ouverture, cette profondeur d’intelligence, cette instantanéité de perception, on devine ce que devaient produire ces lectures. C’était l’abeille faisant son miel de tout. A chaque page de ses œuvres, vous en avez le témoignage. Il savait par cœur, la rhétorique de Wilson, l’histoire naturelle de Pline, tenait commerce avec les Grecs et les Romains, les Italiens et les Espagnols. Et toutes ces notions studieusement emmagasinées, toutes ces clartés si diverses, se transformaient ensuite par la méditation, l’observation, le travail secret, inconscient du génie, en facultés originales, en forces immédiates, en élémens personnels de vie et de création. Autrement comment nous expliquerions-nous cette incroyable justesse, dans les descriptions, cette science imperturbable des lieux, des mœurs et des usages, cette infinie et suprême connaissance du détail que la simple expérience pratique ne donne pas, et qu’au plus profond de l’abîme le génie de son œil de faucon ouvert dans l’espace s’en va saisir ? Que fut Shakspeare dans sa jeunesse ? On se le demande encore. Que ne fut-il pas ? Tour à tour apprenti gantier, garçon marchand de laine et garçon boucher, tout cela pour se rendre utile à son père, puis maître d’école et greffier chez un des sept avocats de sa ville natale, ce qui ne l’empêche pas de se farcir la cervelle de médecine et de théologie. « Jurisprudence et philosophie, théologie et médecine ! » c’est le répertoire du docteur Faust, mais, grâce à Dieu, sans que la moindre diablerie intervienne, et cette fois pour la plus grande gloire de la seule humanité. — Parmi tant d’ouvrages fouillés dans ce monde qu’on appelle l’œuvre de Shakspeare, tant de volumes considérables où d’illustres spécialistes se sont appliqués, la faune de Shakspeare, sa flore, sa médecine légale, sa géographie, il en est un, que j’ai là sous les yeux, uniquement consacré à relever, à commenter sa vaste érudition biblique. Et sa physique donc ? et son astronomie ? César parlant de la fixité de l’étoile polaire, Cressida invoquant, bien avant que Newton soit né, les lois de la pesanteur et de l’attraction ! « Mon amour, dans sa puissance et dans sa force, est comme le centre éternel de la terre, lequel attire tout à soi ! » A lire ses drames-chroniques, on jurerait qu’il a vécu l’histoire d’Angleterre depuis Richard-Cœur-de-Lion ; ses connaissances nautiques sont d’un capitaine de vaisseau. On lui reproche d’avoir mis la mer en Bohême, fait de Delphes une île : erreurs graves sans doute ; mais à côté de la topographie, véritable il en est une symbolique bien autrement utile en poésie, et dans celle-là Shakspeare n’a jamais failli. En Danemark comme en Égypte, il est chez lui, et Vérone aussi bien que Syracuse, Venise, Athènes, non moins que Chypre, l’ont eu pour citoyen.

Voilà pour le monde extérieur ; quant aux principes sur lesquels se fonde son art de créer des caractères, Hamlet, dans la scène des comédiens, se charge de les formuler devant nous. « Dans le passé comme dans le présent, l’unique but du théâtre est la nature. Qu’il vous suffise en quelque sorte d’offrir un miroir à la nature, un miroir où la vertu réfléchisse ses propres traits, le vice son image exacte, où le siècle imprime sa physionomie… » La vie sous toutes ses formes, la vérité partout et toujours, il ne connaît pas d’autres secrets. Et quelle abondance de caractères, quelle variété de types ! De Roméo à Richard, d’Hamlet à Macbeth, de Timon à Iago, quelle suite nombreuse d’individualités tragiques ou bouffonnes, de personnalités intermédiaires : courtisans éhontés, faux amis, flatteurs infâmes ! Opposez le Roi Lear aux Joyeuses commères de Windsor, le lacrymœ rerum d’un monde qui s’écroule à la bagatelle amusante, le clair de lune du Songe d’une Nuit d’été aux grondemens du tonnerre de Dunsinan. Ici lady Macbeth et les filles dénaturées, là Juliette, Ophelia, Désdemona, Cordelia, Miranda, Porcia, Perdita ! Et toujours à côté du personnage dominant une figure un peu en sous-ordre qui le complète, un autre moi caché dans les profondeurs de l’être, et dont il importe de montrer au spectateur l’existence qui, pour le moment, disparaîtrait sous l’orageux conflit des passions : Horatio dans Hamlet, le fou dans le Roi Lear, Mercutio, Benvolio dans Roméo et Juliette, Alcibiade dans Timon ! La nature elle-même devient partie intégrante du drame, joue son rôle : révélations secrètes de la vie de l’âme, mystérieux pressentimens qu’un art vraiment incomparable associe à l’action par le plus poétique symbolisme ! Quand un roi Lear tombe, il convient que la nature se trouble et prenne part à ce désastre épique, à l’écrasement de cette majesté. C’est la nuit, au bord de l’abîme, que le sceptique Hamlet recueille les confidences du spectre de son père, et la belle Ophélie, après s’en être allée de vanité en folie, tombe du saule et se noie. Les jardins de Belmonte dans le Marchand de Venise, l’adorable scène du balcon dans Roméo et Juliette, tableaux inspirés du même symbolisme ! Matrices omnium, id est elementa rerum, dit Paracelse ; Shakspeare remonte aux matrices des choses, épouse l’idée-mère et ne s’en sépare plus. Qu’on interroge les premières scènes de Jules César, de Coriolan, de Macbeth, tout l’avenir de la pièce est là, préparée présenté. Brutus méditant sur les futurs destins de Rome regarde le ciel et le trouve fermé ; César marchant au Capitole, où les poignards l’attendent, fait taire les musiciens qui l’accompagnent. Métaphysique si l’on veut ? mais quels coups de théâtre valent de pareils traits ? On n’expérimente point avec Shakspeare. Rien d’inutile, partant rien à couper, l’idée est une. Chacun répond de tous et tous de chacun ; l’esprit du personnage dominant règne sur l’ensemble et pénètre les moindres détails. Dans Roméo et Juliette par exemple, l’amour anime tout, féconde, embaume, réjouit tout. Comme dans ces nuits de mai où le rossignol chante, où des grappes de lilas et d’aubépines s’exhalent d’ineffables ivresses, tout le monde est sous le charme de l’amour, tous depuis la nourrice jusqu’aux amis du jeune gentilhomme véronais, jusqu’aux infimes serviteurs causant, bavardant, plaisantant, ironisant. Avec Lear, le ton se hausse, la nature humaine est dépassée, nous sommes chez Eschyle et n’en bougeons, car la majesté royale est enjeu ; dans Hamlet au contraire, c’est à qui raisonnera, ergotera. Polonius, bonté divine ! Polonius lui-même qui philosophe, et les fossoyeurs qui s’en mêlent aussi ! Et cela, — ne le perdons jamais de vue, — chacun selon son mode particulier d’éducation, son rang et les mœurs de la classe où il est né, car avec Shakspeare les gens du commun ne parlent point comme les princes. La prose et les vers viennent à leur tour, » et ces modulations dans le langage, loin d’être un effet du caprice ou de la fantaisie du poète, sont peut-être ce que l’art de créer des caractères a produit de plus savant. Je me suis bien des fois donné le plaisir d’étudier Shakspeare au point de vue de ces tonalités du langage ; il y a là sans aucun doute les plus intéressantes découvertes. Tel passage pris au hasard contient en quelques lignes tout un personnage. L’amour, selon que les types gracieux dans lesquels il s’incarne sont du nord ou du midi, a ses irradiations caractéristiques, la mélancolie creuse son contre-point, la vantardise embouche son trombonne. À ce discours prétentieux, infatué, à ce grossier contentement de soi, je reconnais le marchand enrichi, le parvenu Capulet ; ce flux de mots incohérens, ce pathos émouvant et vulgaire, ce perpétuel gloussement de la poule couvant son poussin, me disent : Voilà la nourrice, et ces railleries échangées bruyamment, ces provocations et ces ripostes me suffisent pour savoir, même en fermant les yeux, quelle espèce de monde occupe la scène. Partout la loi de l’expression observée dans ses nuances les plus délicates, partout l’accent qui convient à la situation, au caractère, à la disposition spéciale où ce caractère se trouve être pour le moment.

Nul n’est allé si avant dans la peinture du portrait, dans la physionomistique pour employer un mot barbare qui mieux que-tout autre exprime ma pensée. Shakspeare, qui dans les grandes lignes de ses conceptions se rapproche des Grecs plus qu’aucun moderne, s’en éloigne par le détail, le rendu, le fini des caractères. L’art grec crée des types, Shakspeare individualise. C’est la différence de l’école hollandaise avec la plastique des anciens. De là, cette variété d’idiomes, cette intervention soudaine du burlesque, du trivial en plein cothurne, qui donne, par le contraste, à son style un ressort si vigoureux et fait de lui le plus grand comique en même temps que le plus grand tragique qui fut jamais. On l’a comparé à Rembrandt. Il est tout aussi bien Raphaël, Michel-Ange, Rubens, mais garde ceci de commun avec l’école hollandaise de savoir marier, en d’imperturbables conditions, à son idéal, le réel, le vulgaire même, pourvu qu’il soit humain.


II

Ici, j’arrête, il en est plus que temps, ces réflexions sur Shakespeare, et je me demande si, avant d’aborder un des plus grands sujets qu’il y ait au théâtre, M. Gounod a bien réfléchi aux conditions nouvelles qui s’imposent désormais au musicien assumant une pareille tâche. Ces conditions en effet ne sont plus telles qu’aux beaux jours des Steibelt, des Zingarelli, des Vaccaï et des Bellini. A cette bienheureuse époque, la mélodie suffisait aux nécessités d’une partition. Un compositeur s’inspirait de l’idée telle quelle de son poème, et partait de là pour écrire des cavatines, des duos, des chœurs et des morceaux d’ensemble. Nous rions aujourd’hui du système. Ce que nous avons inventé vaut-il beaucoup mieux ? Chi lo sà ? « Je peins les belles femmes, disait Titien, parce qu’elles sont belles, » et nous ne voyons pas que la peinture en soit plus mauvaise. — Je chante des cavatines, disaient les Cimarosa, les Rossini, les Bellini, parce que c’est ma vocation, ma langue à moi, et qu’autrement la mélodie m’étoufferait. — Nous avons changé tout cela, ou plutôt tout cela désormais est changé. Il ne s’agit point de recommencer l’éternel procès. Décadence ou progrès, bien où mal, question oiseuse et rebattue qu’il faut maintenant laisser aux imbéciles en quête d’un bon dada de manège pour leur petit carrousel hygiénique.

L’art musical va se compliquant de plus en plus, voilà le certain. De simple qu’il était, il devient complexe. Comme ces fleuves qui débordant entraînent dans leur cours mille débris, à mesure qu’il avance, nous le voyons se grossir d’une foule d’éléments étrangers qu’il charrie vers l’océan. Bienfait ou fléau, n’en remercions, n’en accusons personne que le temps, dont c’est l’œuvre et qui ne veut plus de mélodistes purs. La preuve, c’est qu’il a cessé complètement d’en produire, même en Italie, ou, — singulière coïncidence et qui ne pouvait échapper à la sagacité critique d’un Rossini, — avec le règne de la politique a commencé le règne de la musique de chambre et du quatuor !

Aujourd’hui donc, au plein d’une transformation très discutable en ses avantages, mais sur laquelle il n’y a pas à revenir, étant donnée la somme de littérature, de richesses extra-musicales dont le trésor d’une partition doit abonder, écrire à l’italienne une partition de Roméo et Juliette passerait pour une de ces entreprises qui peuvent réussir devant un public attiré par la foire de l’exposition et ne sachant où porter son argent et son enthousiasme désœuvré, mais qui déconcerterait la légitime attente des gens formés aux leçons de l’art du temps. D’ailleurs M. Gounod n’est point un mélodiste, et sur ce terrain de la cavatine Bellini le battra toujours. Est-ce un lettré ? Je l’entends dire aux musiciens ; mais alors il faut que sa littérature se soit plus spécialement appliquée aux anciens, comme on pourrait au besoin s’en convaincre en parcourant certaines de ses partitions démodées, — Sapho, Ulysse, Philémon et Baucis, — car à coup sûr Shakspeare n’est pas son fait, et l’on s’étonne, en présence de cette partition de Roméo et Juliette, qu’une imagination si ingénieuse et si curieusement douée n’ait pas mieux su rendre le caractère d’un tel sujet. A défaut de science (de science littéraire, bien entendu, et d’intime connaissance de l’œuvre de Shakspeare), il semble que la divination aurait dû parler. Rossini composant jadis Otello en savait encore moins, je suppose, sur le chef-d’œuvre que M. Gounod, si j’en juge par sa musique, n’a l’air d’en savoir ; mais le génie a de ces révélations dont le simple talent ne se doute pas. C’est à une inspiration de ce genre que Rossini, à une époque de sa vie où la lecture ne lui avait encore rien appris, dut, après deux actes interminables d’école buissonnière et d’erreurs, de se rencontrer face à face et comme par hasard avec la pensée dramatique du chef-d’œuvre ; mais, je le répète, de telles bonnes fortunes n’arrivent pas à tout le monde. Je ne mets point en question la valeur musicale de la partition de M. Gounod, grammaticalement c’est peut-être exquis, impossible de faire parler aux instrumens une langue plus élégante et plus diserte. Cette musique, jamais tendre, jamais passionnée, rarement en situation, a des détails qui vous enchantent, des enroulemens décoratifs qui vous rappellent les arabesques de Raphaël dans les loges du Vatican. Beaucoup d’afféterie, de maniérisme, une mosaïque d’idées abstraites, quelque chose de posthume jusque dans l’instrumentation, rien pour le cœur, rien pour les sens, mais, par momens les plus délicates gourmandises pour l’esprit : tout cela presque sans rapport avec le sujet et se contentant d’effleurer l’anecdote. Il y a quelque part, tandis que le page de Roméo va et vient cherchant son maître, vingt ou trente mesures de symphonie qu’on croirait écrites par la plume d’un Mendelssohn. M. Gounod se complaît à ces divagations.

On prétend que le véritable sens d’une lettre se doit lire dans les interlignes ; c’est dans ces morceaux à côté, dans ces intermèdes, qu’il faut étudier les partitions de M. Gounod. Je dis les partitions, car il en est de celle-ci comme des autres : absence complète de vie dramatique, de vérité, de couleur, d’originalité dans la peinture des caractères, et dans l’expression des sentimens le style conventionnel de la tragédie classique ; en revanche, un luxe inouï d’accessoires, mille floraisons plus ou moins parasites, des méditations en majeur et en mineur, des préludes, des suites pour l’orchestre et pour les voix, des feuilles d’acanthe fouillées dans le plus pur Paros par le ciseau le plus savant. Il se peut qu’au théâtre M. Gounod n’occupe qu’un rang secondaire, qu’il passe pour un peintre assez médiocre des passions, toujours est-il que je ne connais pas de plus fin, de plus expert ornemaniste. Que de curiosités amusantes dans cette partition, et quel choix avantageux des plus jolis dessins sur étoffe ! Une ouverture à compartimens comme dans le Vaisseau fantôme, des processions avec la croix et la bannière et l’orgue comme dans Mireille, des estocades et des papotages d’amoureux à la fenêtre comme dans Faust ! Avec cette manie qu’on a de ne plus faire de pièce et de tailler brutalement dans un chef-d’œuvre les cinq ou six scènes principalement pittoresques qu’on présentes au public en manière de tableaux sans se donner la peine de les relier entre elles par le moindre ressort dynamique, on en arrive à produire cette mirifique illusion qu’il vous semble toujours assister au même spectacle. « Ça, Roméo et Juliette, s’écriait plaisamment un de nos voisins de stalle ; mais non, c’est encore Faust et Marguerite, vous verrez que nous n’en sortirons jamais ! Il n’y a que le décor de changé ; ce qui se passait côté cour se passe maintenant côté jardinou vice versâ, voilà l’unique différence. » A quoi nous aurions pu répondre : « Vous vous trompez, c’est bien Roméo et Juliette qu’on a voulu faire, mais si peu qu’en vérité Shakspeare ne s’y reconnaîtrait pas ! »

Steibelt, Zingarelli, Vaccaï, Bellini, avaient-ils donc tari la source, épuisé tout ce qu’il y avait à dire, et fallait-il absolument s’en tenir à l’éternelle anecdote des amans de Vérone ressassée par les librettistes italiens ? Aujourd’hui comme avant, le Roméo et Juliette de Shakspeare reste à faire. Qui ne se rappelle cette magnifique exposition d’un mouvement si beau, si entraînant, si musicalement dramatique, véritable prologue de la pièce, auquel on a substitué une exhibition de figures de cire récitant une mélopée ? Toujours des tableaux vivans, des vignettes qu’on encadre dans de la musique ! Shakspeare ne connaît, lui, ni ces mignardises ni ces trucs ; il va de prime saut à la vie, à l’action. Cette première scène de Roméo et Juliette n’a trouvé son pendant au théâtre que dans l’introduction du Don Juan de Mozart. Point de paroles vaines, de tirade ; le drame se pose de lui-même : d’abord les serviteurs des deux maisons rivales engagent la querelle, insensiblement le flot de haine s’enfle, grossit, devient torrent ; c’étaient des valets tout à l’heure, voici maintenant les cliens, les amis, les chefs des deux familles accourant l’épée à la main, et finalement le duc souverain. Je défie qu’on imagine une entrée en matière plus grandiose. Sur un pareil motif, sur cette large et forte assise, l’homme qui a écrit le premier acte de l’Africaine aurait établi carrément le péristyle de son œuvre. M. Gounod, très circonspect, l’écarte et lève la toile sur le bal. Sa pièce s’ouvre comme un opéra italien, comme Rigoletto.

Cueillez les roses
Pour nous écloses !


Après un air du père ; Capulet, air qui ne serait pas déplacé dans la bouche du signor Magnifico de la Cenerentola, Mercutio dit sa chanson de la reine Mah ; J’écoute cet orchestre charmant, délicat, qui s’épuise en mille gentillesses descriptives, et je pense au scherzo de la symphonie de M. Berlioz. Enfin Juliette se montre, et tout de suite, un motif de valse, comme dans Mireille. Ne perdons pas de temps, s’il vous plaît. Attendrons-nous la scène des tombeaux pour tirer nos feux d’artifice ? Il faut bien s’égayer un peu ; nous n’aurons pas toujours quinze ans.

Quinze ans, ô Roméo ! l’âge de Juliette !


A dit Alfred de Musset pressentant Mme Carvalho dans ce rôle. La cantatrice enlève cette valse avec une bravoure extraordinaire. Pour la légèreté, la sveltesse de la désinvolture, ce n’est peut-être pas tout à fait l’alouette ; mais pour la voix c’est à coup sûr le rossignol :

It was the nightingale, and not the lark.


N’importe, je ne puis me faire à de pareils anachronismes, et ne saurais voir sans tristesse Juliette ainsi déguisée en Elvire des Puritains. A la place de ce trois-temps, donnez à chanter à Mme Carvalho la polonaise d’entrée, Son vergin vezzosa, et ce sera, pour la couleur locale et le caractère dramatique, absolument la même chose, plus la mélodie de Bellini, laquelle a du moins l’avantage de ne pas être une redite du Bacio.

Il est de mode aujourd’hui d’étaler à tout propos les principes de M. Richard Wagner. Pas un musicien, du plus obscur au plus renommé, qui ne s’imagine devoir à sa propre considération de Montrer aux honnêtes gens qu’il connaît cette formule, ainsi que la manière de s’en servir. « Dépêchez-vous d’user de ce remède pendant qu’il est en train de guérir, » disait un médecin homme d’esprit. La recette du fameux docteur de Munich est un peu de ce genre. Nous l’employons à tout pour le moment, et, comme c’est principalement de la mélodie qu’elle a pour objet de guérir son monde, il va sans dire qu’elle trouve des cliens fanatiques, parmi ceux-là surtout que le mal n’a jamais affectés. Quoi qu’il en soit, cette drogue-là fait son chemin ; les uns l’emploient à haute dose, et tout aussitôt on les voit crever, tandis que d’aubes, mieux avisés, M. Gounod par exemple, ne la mêlent à leur économie que dans une sage mesure. Le wagnérisme a cela de bon qu’il nous sert généralement à maximer notre impuissance. La mélodie me tient rigueur, périsse la mélodie ! Je n’ai jamais su ni construire un finale, ni développer un morceau d’ensemble, proclamons le règne de la mélopée, que nous appellerons la mélodie continue, justement parce qu’il n’y a pas de mélodie : lucus a non lucendo ! Ce qu’une saine interprétation de la doctrine ne saurait approuver chez M. Gounod, c’est son hésitation. Sans aucun doute, il croit au wagnérisme ; mais sa pratique a des lacunes, sa foi ne s’étend point au-delà, de telle ou telle circonstance. Que le système cesse un moment d’être un prétexte à son manque d’inspiration, et l’inconstant disciple s’empressera de tourner le dos au système ; qu’une mélodie lui parte aux pieds tandis qu’il est en train de piocher le sol de la mélopée, et soudain il va planter là sa stérile besogne pour courir après la mélodie, fût-ce une valse, un pont neuf. En ce sens, M. Gounod me rappelle cette belle dame du siècle dernier qui à la cour, au théâtre, dans les salons et jusque sur le turf, bataillait pour Tannhäuser et Lohengrin, et, rentrée chez elle, dans l’intimité, n’avait pas de plus exquis régal que de jouer à tour de bras sur son clavecin les motifs de la Belle Hélène, de la Vie parisienne et de la Grande-Duchesse de Gerolstein !

Le Roméo et Juliette de Shakspeare m’apparaît comme un immense contre-point, comme la fugue la plus savante, la plus forte, la plus vaste qui se puisse écrire sur le thème amour. Tout le domaine est parcouru, mesuré, décrit par le poète, de la fleur la plus tendre au fruit en sa plénitude, de la hauteur à l’abîme, de la joie et de la folle ivresse à l’infortune la plus navrante, au désespoir, à la mort ! Et le secret de la prodigieuse attraction de ce drame, de son irrésistible intérêt, c’est qu’il ne représente pas seulement cet amour, mais l’amour, — l’amour dont tout être vivant et pensant a plus ou moins senti l’atteinte. Rayon du ciel, étincelle divine tombée d’un globe supérieur sur notre terre de misère, l’amour ne saurait jamais s’amalgamer avec le monde. Quoi qu’il fasse, il lui faudra vivre de douleurs et de privations, lutter, combattre dans la peine, le deuil et l’agonie, ou s’aplatir dans le terre-à-terre et l’ennui quotidien du ménage. L’amour, messager d’en haut, foule en étranger le sol de ce monde, celui à qui Dieu confia le rayon sacré porte en soi comme un symbole mystique. C’est un élu ; un signe particulier le désigne à la haine, à l’outrage. Il peut renoncer aux douceurs de la vie, se préparer aux épreuves, à la souffrance, au martyre, et cependant c’est un élu ! Au plus profond de son être brûle une flamme idéale qui lui fait mépriser les biens que les autres convoitent, et l’élève au-dessus des besoins, des ambitions et des désirs vulgaires : il est comme ces Decius qu’un grand dessein possède, et qui, dévoués à la mort, aspirent, dans l’air même du gouffre qui va les engloutir, les ivresses d’une volupté à jamais interdite au bourgeois paisible et bien repu. Cette consécration divine de l’amour, cette glorieuse marque d’élection qui ne permet à ceux qui en sont l’objet ni le calme ni la félicité du monde, qui les voue au contraire aux douleurs et au renoncement, cette existence dont l’irradiation n’a guère qu’une seconde, Shakspeare l’a symbolisée dans Roméo et Juliette. Et comme sans que la grande majorité aille au fond du mystère, tous les cœurs en apportent en naissant le secret pressentiment, on peut compter que l’œuvre du poète vivra aussi longtemps qu’il y aura des hommes sur la terre. Je vais plus loin, et je reconnais la nécessité de la souffrance pour ces infortunés bienheureux que la grâce divine a choisis. Ces héros de l’amour sont les porte-drapeau dans la bataille, et si la destinée ne les ménage pas, c’est qu’ils ont la gloire de tenir en main l’oriflamme.

Inutile d’ajouter que le personnage de M. Gounod n’a rien de cette foudroyante insolation. C’est un doux et madrigalesque jeune homme, un bel amoureux bien dolent, qui n’en finit jamais et se promène au clair de lune en rêvant de Mendelssohn sous le balcon de Juliette, comme Faust sous la fenêtre de Marguerite. Se figure-t-on M. Michot jouant ce rôle, type éternel de jeunesse, d’élégance et de courtoisie ! les Italiens, avec leur sens du drame musical, ont compris la difficulté, et de tout temps essayé de la tourner en faisant remplir le rôle par une femme. On y a vu tour à tour la Malibran, inspirée et sublime, la Judith Grisi, charmante et valeureuse dans la fière cavatine de l’opéra de Bellini, pathétique dans le finale, dont elle et sa sœur Giulia enlevaient la superbe strette avec un enthousiasme radieux. Ce n’était point Shakspeare sans doute, mais c’était de la jeunesse, de la mélodie et de la beauté. On avait devant soi, fût-ce par éclair, quelque chose de vivant et de passionné. Il y a quelques années, Johanna Wagner chantait en Allemagne l’opéra de Bellini, et j’avoue n’avoir jamais rencontré sur la scène de Roméo plus accompli. Voix inégale, bien que formée au grand style et capable de puissans effets, la cantatrice laissait à désirer ; mais, comme physionomie du personnage, c’était admirable. Élévation et sveltesse de la taille, traits charmans, de la dignité dans la grâce, de la virilité dans l’adolescence, et avec cela de l’émotion, du sentiment, l’art et l’autorité d’une tragédienne ! Je sais l’objection musicale et je l’approuve : trop de voix blanches ; il faut que dans un opéra la voix de ténor résonne au premier rang. Toutefois, sans marchander aux timbres les privilèges qui leur sont dus, nous entendons qu’il soit permis de réclamer en faveur de l’illusion théâtrale. Or, je le demande, est-il possible de se figurer un seul moment, un seul Roméo sous l’apparence de M. Michot ? Sa voix même, à laquelle on a si fâcheusement sacrifié, cette voix a des inégalités, des brusqueries qui vous offensent ; c’est une voix de mauvais ton, et je n’en veux pour preuve que sa manière d’aborder Juliette dans le joli duo du premier acte. Quant à Mme Carvalho, passe encore pour Marguerite, quoique ce fût déjà bien se risquer ; mais Juliette ! « Dans cette famille, écrivait Mme de Sévigné, à la troisième génération, on gaulera des fraises. » Juliette a quatorze ans[6] ; pour peu que M. Gounod continue à suivre cette loi de décroissance dans les rôles qu’il destine à sa virtuose, où cela nous mènera-t-il ? Si l’effet musical peut avoir à tirer quelque profit de ces sortes de distributions anormales, il n’en est pas moins vrai que le drame y perd tout son intérêt, et je parle ici non-seulement de l’illusion physique absente, mais de la vérité d’expression à laquelle il vous faut, bon gré, mal gré, renoncer ; Dans l’exécution de l’ouvrage de M. Gounod, Mme Miolan ne se contente pas d’être une cantatrice remarquable, elle rencontre à certains endroits l’accent de la passion. Malheureusement cette passion-là n’est point d’une Juliette. Même au sortir du lit nuptial, la jeune amante de Roméo doit ignorer cette furie, ces impétueux élancemens. Ce n’est plus la scène du balcon, ce n’est plus Juliette, naïve jusque dans son désordre ; c’est Valentine éperdue d’épouvante et de volupté retenant Raoul dans ses bras.

Du reste, ces deux héroïques figures de Meyerbeer, nous les avions aperçues déjà au premier tableau du troisième acte, s’agenouillant devant Marcel travesti pour la circonstance en frère Laurent. O Shakspeare ! et c’est ainsi que chez nous aujourd’hui la musique interprète vos œuvres ! A quoi donc ont servi les vingt années du romantisme, tant de traductions en prose et en vers, de commentaires, même symphoniques ? « Après s’être entretenus très longtemps de leurs amours, ils convinrent qu’il fallait qu’ils se mariassent, quoi qu’il en pût arriver, et que cela devait se faire par l’entremise de frère Leonardo, franciscain théologien, grand philosophe, distillateur admirable, savant dans l’art de la magie et confesseur de presque toute la ville… A l’époque de la quadragésine, où la confession est d’obligation, Juliette se rendit avec sa mère à l’église Saint-François dans la citadelle, et étant entrée la première dans le confessionnal, de l’autre côté duquel se trouvait Roméo, également venu à l’église avec son père, ils reçurent la bénédiction nuptiale par la fenêtre du confessionnal, que le frère avait eu soin d’ouvrir. » Ainsi par le Girolamo della Corte ; la scène dans Shakspeare n’est pas moins simple, moins naïve :

JULIETTE, entrant dans le cellule.
Bonjour, mon père !
LE FRÈRE LAURENT.
Roméo, ma fille, te remerciera pour nous deux… Allons, venez avec moi, et vite, dépêchons, car avec votre permission, mes chers, enfans, je ne vous laisserai point seuls ensemble jusqu’à ce que notre sainte église vous ait incorpores tous les deux en un. (Exeunt.)


Pour retracer en musique un pareil tableau, on voudrait la touche d’un Fiesole, cette palette adorablement ingénue, cet angélique pinceau qui sur les murs du cloître de Saint-Marc à Florence a peint en fresque l’Annunziata et l’Incoronazione. Que fait M. Gounod ? Il traite la scène à grand fracas : il étend, amplifie si bien que la légende dorée tourne au mélodrame. Le doux et pacifique frère Laurent devient une sorte de moine rébarbatif, l’inquisiteur de Don Carlos ; l’humble et silencieux ami de l’humanité se répand en invocations, prodigue les formules. Où le calme et l’onction suffiraient, la tempête éclate, on se croirait chez Verdi, et pour que rien ne manque, une strette chaleureuse termine à l’italienne ce morceau, dont l’inopportunité seule m’empêche de louer la valeur musicale. Aussi pourquoi ce bruit inexorable ? quelle manie, alors que nul incident particulier n’en réclame l’emploi, de déchaîner comme un torrent ces masses instrumentales ? Deux orchestres aujourd’hui n’épouvantent personne ; il est permis d’y joindre même tant qu’on voudra le chant des orgues, le carillon des cloches et le grondement du tonnerre, mais à la condition que de tout ce tapage un effet original ; dramatique, sortira ; car si vous n’avez rien à me dire, si c’est uniquement pour le bruit et le plaisir de me jouer des fanfares de régiment que vous rangez en batterie tous ces saxophones surnuméraires, vous n’aurez fait qu’affirmer plus victorieusement votre impuissance. Il y a dans Shakspeare une scène admirable. Juliette, après avoir bu le narcotique, gît étendue sur son lit : on la croit morte ; tout le monde accourt, la nourrice, la mère, Capulet, Pâris, frère Laurent ; on se lamente, on prie, on pleure, puis, triste et naturel retour des choses d’ici-bas, néant de la vie et de la mort, les désespoirs se calment, les sanglots se taisent, chacun peu à peu tire de son côté, la chambre se vide, et les musiciens convoqués pour la noce restent seuls, causant et plaisantant en présence de ce cadavre.

Quand j’ai vu au début du finale du quatrième acte un orchestre sur la scène, tout de suite l’idée de ce tragique et sublime contraste m’est revenu ; je me suis dit : Voici le génie de Shakspeare qui va s’emparer de son interprète ! Ecce deus superior veniem dominabitur mihi ! Ces instrumentistes mêlés aux acteurs de la pièce sont les musiciens de Shakspeare ; tout à l’heure, au moment fatal, nous les verrons prendre part au même drame que les autres, — ceux de M. Gounod, composant le véritable orchestre, continueront d’accompagner. Illusion et désappointement ! ce n’étaient pas les musiciens de Shakspeare ; nulle flamme individuelle ne réchauffait ce corps de symphonistes engagés pour souffler dans leur embouchure. La situation n’est pas seulement abordée, et la toile se baisse soudainement sur le plus médiocre des finales sans qu’il ait une seconde été question de cette lugubre et solennelle opposition de la vie et de la mort, de ce contraste de l’idéal et du réel, dont un Weber, un Meyerbeer, eussent tiré si grand parti ! J’allais oublier de nommer Rossini, ce Rossini à qui dernièrement on disait : Quel Roméo vous auriez pu écrire vous, cher maître ! et qui modestement et spirituellement répondait : « Qui, peut-être,… mais après Guillaume Tell. »

Loin de nous l’idée de méconnaître le talent de M. Gounod. Nous savons aussi bien que personne ce que mérite cette intelligence habile et déliée, cette plume de calligraphe. Tout en inventant peu, en vivant sur le fonds de ses devanciers, qu’il se contente moins d’enrichir que de faire valoir, ornant, limant, parachevant ce que les autres ont commencé, M. Gounod a son style, sa phrase mélodique, laquelle, entendons-nous, n’est point la mélodie. L’art singulier de ce talent consiste à vous leurrer, à vous enjôler, à vous attirer par d’éternels mirages. C’est la fée Morgane : semblans de mélodie, semblans de cœur, semblans de passion ! il arrive parfois à son récitatif de chanter comme une mélodie. Au second acte, vers la fin de la cavatine de Roméo, Juliette paraît au balcon et dit quelques mesures parlées d’un effet ravissant ; même emploi de ce moyen, je devrais dire de cette poétique, dans la première rencontre des deux amans, quand Juliette apprend que l’homme à qui elle vient de donner son cœur est l’ennemi de sa race, et surtout dans la scène du quatrième acte, lorsque le moine présente à Juliette le flacon : récit d’une grandeur austère, que soutient un accompagnement mystérieux dont la note lugubre et persistante a l’accent de la fatalité et sonne le glas de la mort véritable, de l’éternel sommeil au fond des tombeaux.

Ce récit, merveille de déclamation lyrique, est à mon sens le chef-d’œuvre de la partition, et je le mets fort au-dessus du fameux duo de l’alouette, inspiration musicale d’un ordre élevé et qui n’a qu’un tort, celui de ne pas rendre Shakspeare : trop de zèle et trop de furie, trop de rouerie technique surtout ! Ce flot des violoncelles magnifiquement épanché est là pour entraîner la salle, cet agitato frénétique, tout en dehors, rapproche la distance, fait vivre parmi nous de nos passions et de nos misères ces figures adorables qui veulent être maintenues dans les vapeurs discrètement éclairée du lointain légendaire. N’appuyons point si vigoureusement, prenons garde que Juliette et Roméo sont des amans comme les autres ; ce qu’ils se disent et ce qu’ils font est en somme fort ordinaire, tous les oiseaux du printemps en font autant ; l’idéal seul les élève et les sanctifie, ne soufflons pas sur ce nimbe, ne touchons pas à cet idéal, car en lui seulement repose le secret de l’innocence et de la chasteté d’un amour qui finalement ne se prive de rien. Ah ! combien, quand j’y songe, à ce clair de lune romantique, au sentiment naïf de cette scène incomparable, l’hymne à la nuit de M. Berlioz, dans les Troyens, répondrait mieux !

Je viens de nommer le précurseur ; bien avant que M. Gounod songeât à son imitation du chef-d’œuvre de Goethe, M. Berlioz avait écrit la Damnation de Faust, et la symphonie de Roméo et Juliette du même compositeur avait également pris date de longues années avant que l’auteur de Mireille eût la pensée de blaireauter son opéra sur ce sujet. Au temps où nous vivons, qui songe à la Damnation de Faust ? Quelle société des concerts populaires ou non populaires exécute la symphonie de Roméo et Juliette. Et cependant la chose aurait son intérêt, bien des gens aimeraient aujourd’hui à se rendre dompte de ces graves études où la mode et l’esprit de spéculation n’ont assurément rien à voir. M ; Berlioz est un shakspearien sérieux ; son ouverture du Roi Lear, sa marche funèbre composée pour Hamlet, témoignent, ainsi que la symphonie de Roméo et Juliette, de la profonde connaissance qu’il possède du génie du poète. C’était la pensée de Meyerbeer qu’il y a de ces chefs-d’œuvre qu’il ne faut point vouloir transporter d’un art dans un autre, de ces conceptions venues une fois pour toutes, auxquelles on ne doit pas toucher pour les faire passer de poésie en musique. Cette opinion est aussi la nôtre. Cependant, si la musique veut absolument se prendre à certaines grandes œuvres de la poésie, la forme instrumentale avec chœurs, adoptée par Beethoven dans la neuvième symphonie serait encore celle qui conviendrait le mieux. M. Berlioz, a trop lu Shakspeare, il a de cette intelligence incommensurable un sentiment trop juste, trop profond pour jamais se risquer dans les aventures théâtrales. Faire de ces réductions à l’italienne où à la française de Roméo ou d’Hamlet, il n’y consentirait ; mais on peut toujours méditer sur l’œuvre d’un poète, la commenter musicalement, témoin les ouvertures de Coriolan et d’Egmont, la sonate écrite par Beethoven après une lecture de la Tempête, les rêveries de Mendelssohn sur le Songe d’une Nuit d’été. Et voyez le cas particulier, il se trouve que cette symphonie de Roméo et Juliette touche de plus près au vrai drame que l’opéra du Théâtre-Lyrique, qu’elle serre plus étroitement, je ne dirai pas seulement l’esprit du poète, mais les situations de sa pièce. La vigoureuse scène d’exposition, écartée ailleurs, forme ici le prologue. On assiste aux démêlés de la valetaille, à ce crescendo qui fait la traînée de poudre, et du plus bas monte en un clin d’œil jusqu’au prince. La mélancolie de Roméo songeant à Rosalinde compose l’introduction du premier morceau, que termine en brillant allegro le bal chez les Capulets. Pour l’adagio, la scène du bal s’offrait d’elle-même, et le finale décrit et développe les caractères et les incidens de la tragédie. Quant au scherzo, la reine Mab devait naturellement en fournir le sujet. Là du moins nous apparaît dans le charmant éclat de sa verve humoristique l’aimable personnage de Shakspeare, qui n’est dans l’opéra qu’un assez triste comparse. « L’orgueil de Mantoue, dit Ovide, c’est Virgile ; mais la joie de Vérone, c’est Catulle ! » Ce Catulle, il faut que Shakspeare l’ait connu, car le seigneur Mercutio a comme un faux air du joyeux ancêtre véronais ; quel dommage qu’à son tour M. Gounod ait si peu connu Mercutio ! Écoutons ce scherzo de la symphonie, Mendelssohn lui-même ignore l’infinie ténuité de ce langage ; on dirait un orchestre de moucherons, mystères d’une nuit de mai ! bruissemens sourds des elfes causant avec les roses, chuchotemens de violettes ! Dans l’adagio, vous avez comme une illustration musicale de la scène du balcon. Ici Roméo, là Juliette, les voix s’appellent et se répondent, le dialogue s’établit : d’un côté les voix plus graves de l’orchestre, les altos, les violoncelles, les bassons et les cors, de l’autre, les soprani, violons, flûtes, hautbois et clarinettes. Et les idées et les périodes se succèdent, traduisant les émotions des personnages évoqués. Des nuages de la rêverie, insensiblement le chant se dégage, intime, tendre, passionné ; le violoncelle récite une phrase à laquelle les instrumens plus hauts répondent par des sons inquiets, entrecoupés ; puis s’épanouit en traits de feu la mélodie grandissant jusqu’au délire : c’est le moment des adieux, bouquets d’harmonie qui se brise presque aussitôt en fragmens de mélodies rapides, brèves et recommençantes comme les embrassemens des deux époux incessamment ramenés l’un vers l’autre et toujours ayant quelque chose à se dire. Enfin le départ s’accomplit, et largement, puissamment gradué, un diminuendo de l’effet le plus saisissant marque les pas de Roméo qui s’éloigne et disparaît dans la nuit.

Un jour, comme on demandait à M. Berlioz pourquoi il ne composait plus : « Je ne suis pas assez riche, » répondit-il. J’ai lu ce mot quelque part ; authentique ou non, peu importe, il définit à merveille, avec la pointe d’ironie supposable, le découragement d’une existence vouée sans profit aux grandes luttes, aux grandes ambitions : Odi profanum vulgus et arceo ! Il est beau de placer son vaisseau sur un promontoire élevé, même alors que le flot ne vient point vous y chercher, d’y vivre et d’y mourir dans le recueillement, la pauvreté et la contemplation d’un idéal inaccessible. L’art a ses martyrs, ses précurseurs, qui chantent pour le désert et se nourrissent de ses racines ; il a aussi ses enfans gâtés qu’il bourre de friandises. Ce XIXe siècle où nous vivons est un grand siècle, un splendide banquet où se sont assis tour à tour les plus fiers représentans de la pensée humaine. Je ne parle en ce moment ni des philosophes, ni des poètes, ni des peintres, ni des Victor Cousin, ni des Hugo, des Lamartine, des Delacroix, des Ingres. Je m’en tiens aux seuls musiciens, et je dis : Beethoven, Weber, Mendelssohn, Rossini, Meyerbeer, quels convives ! Aujourd’hui le glorieux festin tire à sa fin ; l’heure est passée des mets substantiels, puissans, servis dans des plats d’or. Nous en sommes au dessert, aux sucreries ; le siècle est repu, il grignote, Ducis, lui aussi, traduisit jadis à sa manière Roméo et Juliette, imitant de loin, et surtout éludant. Shakspeare, ce titan, ce cyclope, comme on disait alors, lui faisait peur ; croyant traduire, il ne le comprenait, ce qui ne l’empêchait pas de le traduire. Casimir Delavigne, déjà plus avisé, mais non moins scrupuleux, écorniflait Richard III pour en tirer cette tragédie sentimentale, cette pièce de Kotzebue qui s’appelle les Enfans d’Édouard. Ducis,, Casimir Delavigne, M. Gounod : c’est le même art !


HENRI BLAZE DE BURY.


  1. Mélanges historiques et littéraires.
  2. Essais sur la Littérature anglaise et française.
  3. Auger, Cours de Littérature. Paris 1813, VI, 68.
  4. Nous ne demanderions pas mieux que d’appeler aussi M. Thomas l’auteur de Mignon ; mais à nos yeux il ne saurait y avoir jamais qu’un auteur de Mignon, comme il n’y a qu’un auteur de Faust, qui est Goethe, et comme il n’y a qu’un auteur de Roméo et Juliette, qui est Shakspeare.
  5. A glooming peace this morning with it brings ;
    The sun, for sorrow, will not show his head :
    Go hence, to have more talk oh there sad things ;
    Some shall be pardon’d, and some punished !
    For never was a story of more woe
    Than this of Juliet and his Romeo.
    (Roméo et Juliette, scène dernière.)
  6. Musset, que nous citions plus haut, dit quinze ans pour les besoins de son vers, mais Juliette n’en a que quatorze et point sonnés encore :
    Or Lammas-eve at night shall she be fourteen.
    (Act Ier, scène III.)