Shirley/17

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Shirley
Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 287-299).


CHAPITRE XVII.

Que le bienveillant lecteur est prié de passer, comme servant d’introduction à des personnages peu importants.


La soirée était calme et chaude ; elle promettait de devenir lourde et accablante. Autour du soleil qui allait se coucher brillaient des nuages pourpres. De chaudes couleurs, plus ordinaires au ciel de l’Inde qu’à celui de l’Angleterre, teignaient l’horizon, et projetaient leurs reflets roses sur le flanc de la colline, sur la façade des maisons, sur les groupes d’arbres, sur la route qui se déroulait en serpentant et sur les ondoyants pâturages. Les deux jeunes filles descendirent lentement les champs : lorsqu’elles arrivèrent auprès de l’église, les cloches étaient muettes ; la foule était réunie dans le temple : la scène, tout à l’heure si animée, était solitaire.

« Quel calme doux et agréable ! dit Caroline.

— Et qu’il doit faire chaud dans l’église ! répondit Shirley ; et quel long et ennuyeux sermon va faire le docteur Boultby ! et comme les vicaires vont marteler leurs discours apprêtés ! Pour ma part, je préférerais ne pas entrer.

— Mais mon oncle sera fâché, s’il remarque notre absence.

— Je soutiendrai le choc de sa colère : il ne me dévorera pas. Je suis fâchée de perdre son piquant discours. Je sais qu’il sera plein de sens pour l’Église et de causticité pour le schisme : il n’oubliera pas la bataille de Royd-Lane. Je suis fâchée de vous priver de la sincère et évangélique homélie de M. Hall, avec tous ses purs yorkshirismes ; mais je veux rester ici. L’église grise et les tombes plus grises ont un aspect divin avec ces reflets d’or. La nature est maintenant à ses prières du soir : elle s’agenouille devant ses montagnes de feu. Je la vois prosternée sur les grands degrés de son autel, demandant une bonne nuit pour les marins en mer, pour les voyageurs dans le désert, pour les brebis sur la lande et pour les jeunes oiseaux dans les bois. Caroline, je la vois ! Et je veux vous dire à qui elle ressemble : elle ressemble à Ève, lorsqu’elle et Adam étaient seuls sur la terre.

— Et ce n’est pas l’Ève de Milton, Shirley ?

— L’Ève de Milton ! l’Ève de Milton ! je répète. Non, par la pure mère de Dieu, ce n’est pas elle. Cary, nous sommes seules : nous pouvons dire ce que nous pensons. Milton était grand ; mais était-il bon ? Son cerveau était sain ; mais qu’était son cœur ? Il vit le ciel ; il plongea ses regards dans les profondeurs de l’enfer. Il vit Satan, la Faute, sa fille, et la Mort, leur terrible progéniture : les anges serrèrent devant lui leurs bataillons ; les longues lignes de leurs boucliers de diamants reflétèrent sur ses yeux éteints les inénarrables splendeurs du ciel. Les démons réunirent leurs légions à sa vue : leurs armées sombres, noires et découronnées, défilèrent devant lui. Milton essaya de voir la première femme ; mais, Cary, il ne la vit point.

— Vous êtes hardie de parler ainsi, Shirley.

— Pas plus hardie que sincère. C’est sa cuisinière qu’il vit ; ou ce fut mistress Gill, comme je l’ai vue, faisant du flan, pendant la chaleur de l’été, dans la fraîche laiterie, à la fenêtre ombragée de roses-arbustes et de grimpantes capucines, préparant une collation froide pour les recteurs, des conserves et de douces crèmes, embarrassée de choisir ce qui convenait le mieux à leurs palais délicats ; ne sachant quel ordre imaginer pour ne pas confondre les goûts, et pour apporter dans les diverses parties du service une bienfaisante et apéritive gradation.

— Voilà qui est très-bien aussi, Shirley.

— Je demanderais la permission de lui rappeler que les premiers hommes de la terre furent les Titans et qu’Ève était leur mère ; d’elle naquirent Saturne, Hypérion, Océanus ; elle enfanta Prométhée.

— Païenne que vous êtes ! que signifie tout cela ?

— Je dis qu’il y avait en ce temps-là des géants sur la terre : des géants qui tentèrent d’escalader le ciel. La première poitrine de femme qui a respiré sur cette terre a enfanté l’audace qui a pu lutter contre l’Omnipotence, la force qui a pu supporter dix siècles de servage, la vitalité qui a pu nourrir ce vautour de la mort pendant des âges innombrables, la vie inépuisable et l’excellence incorruptible qui, après des milléniums de crimes, de luttes, de misères, ont pu concevoir et enfanter un Messie. La première femme était fille du ciel : vaste était le cœur d’où s’est échappée la source du sang humain, et grande la tête sur laquelle a reposé la moitié de la couronne de la création.

— Elle convoita une pomme et fut jouée par un serpent : mais vous avez un tel gâchis d’Écritures et de mythologie dans la tête, qu’il n’y a rien de raisonnable à tirer de vous. Vous ne m’avez pas encore dit qui vous voyiez agenouillé sur ces montagnes.

— J’ai vu, je vois une femme titanique : sa robe bleu d’azur s’étend jusqu’aux confins de la bruyère, là où paît un troupeau ; un voile blanc comme une avalanche, et dont les bords sont des arabesques d’éclairs, l’enveloppe de la tête aux pieds. Sous son sein j’aperçois sa ceinture, pourpre comme cet horizon ; à travers sa rougeur brille l’étoile du soir. Je ne puis peindre ses yeux fixes : ils sont clairs, ils sont profonds comme des lacs, ils sont levés et pleins de vénération, ils tremblent avec la douceur de l’amour et le rayonnement de la prière. Son front a l’expansion d’un nuage, et est plus pâle que la nouvelle lune qui se montre avant la venue des ténèbres ; elle repose son sein, au-dessous duquel sont jointes ses puissantes mains, sur le bord du marais de Stilbro’. Ainsi agenouillée, elle parle à Dieu face à face. Cette Ève est la fille de Jéhovah, comme Adam était son fils.

— Elle divague et a des visions ! Allons, Shirley, il faut que nous entrions dans l’église.

— Caroline, je n’y entrerai pas. Je veux demeurer ici avec ma mère Ève, dans le souvenir de ces jours de la nature. Je l’aime, cette femme immortelle et puissante ! Le ciel peut s’être éclipsé de son front depuis sa chute dans le paradis ; mais tout ce qui sur la terre est glorieux y brille encore. Elle me prend sur sa poitrine et me découvre son cœur ! Chut ! Caroline ! vous la verrez et ressentirez ce que j’éprouve, si nous gardons toutes deux le silence.

— Je veux bien me prêter à votre caprice ; mais vous allez recommencer à parler avant qu’il soit dix minutes. »

Miss Keeldar, sur laquelle la douce excitation d’une chaude soirée d’été paraissait agir avec une force inaccoutumée, s’appuya contre une pierre tumulaire élevée ; elle fixa ses yeux sur le couchant enflammé et tomba dans une douce extase. Caroline, s’éloignant un peu, se promena çà et là, au-dessus des murs de la rectorerie, rêvant aussi à sa manière. Shirley avait prononcé le mot mère : ce mot ne suggérait point à Caroline la mystique et puissante mère des visions de Shirley, mais une douce forme humaine, la forme qu’elle attribuait à sa propre mère, inconnue, non encore aimée, mais ardemment désirée.

« Oh ! puisse venir le jour où elle se souviendra de son enfant ! Oh ! que je puisse enfin la connaître pour l’aimer ! »

Telles étaient ses aspirations.

Les pensées de son enfance vinrent de nouveau remplir son âme. Ce désir qui plus d’une nuit l’avait tenue éveillée sur sa couche, et que la crainte de la déception avait presque éteint pendant ces dernières années, se ralluma soudain et échauffa son cœur. Que sa mère puisse quelque heureux jour se présenter à elle, et, la regardant tendrement avec des yeux pleins d’amour, lui dire d’une voix douce :

« Caroline, mon enfant, j’ai une maison pour vous : vous vivrez désormais avec moi. Tout l’amour dont vous aviez besoin et que vous n’avez pas goûté depuis l’enfance, je l’ai soigneusement ménagé pour vous. Venez ; le moment est venu pour vous d’être chérie. »

Un bruit sur la route arracha Caroline à ses espérances filiales, et Shirley à ses visions titaniques. Elles prêtèrent l’oreille et entendirent les pas de chevaux ; elles regardèrent et virent à travers les arbres les vêtements écartâtes des militaires : le casque brillait, le plumet ondulait ; six soldats, en ordre et en silence, s’avançaient lentement sur la route.

« Les mêmes que nous avons vus cette après-midi, murmura Shirley ; ils ont fait halte quelque part jusqu’à présent ; ils tiennent à être remarqués le moins possible, et se dirigent vers leur lieu de rendez-vous à cette heure paisible et pendant que tout le monde est à l’église. Ne vous ai-je pas dit qu’il se passerait des choses extraordinaires avant peu ? »

À peine avait-on cessé de voir et d’entendre les soldats, qu’un bruit tout différent vint rompre le calme de la nuit, les cris d’un enfant impatient. Elles regardèrent : un homme sortait de l’église, portant dans ses bras un enfant, un robuste petit garçon âgé d’environ deux ans, criant de toute la force de ses poumons ; il venait probablement de s’éveiller d’un long sommeil. Deux petites filles de neuf et dix ans suivaient. L’influence de l’air vif et l’attraction de quelques fleurs cueillies sur une tombe apaisèrent bientôt l’enfant ; l’homme s’assit à terre, le berçant sur ses genoux aussi tendrement qu’eût pu le faire une mère ; les deux petites filles s’assirent de chaque côté.

« Bonsoir, William, » dit Shirley, après avoir attentivement examiné cet homme.

Il l’avait vue auparavant, et probablement attendait qu’on l’eût reconnu ; il ôta alors son chapeau et grimaça un sourire de satisfaction. C’était un personnage à la tête rude, aux traits durs et fatigués, quoique d’un âge peu avancé ; ses vêtements étaient décents et propres, et ceux de ses enfants d’une singulière élégance : c’était notre vieil ami Farren. Les jeunes ladies s’approchèrent de lui.

« Vous n’entrez pas dans l’église ? » leur demanda-t-il, en jetant sur elles un regard affable, quoique empreint d’une timidité que lui inspirait, non la supériorité de leur position, mais leur élégance et leur jeunesse.

Devant des gentlemen, tels que Moore ou Helstone, par exemple, William était souvent un peu bourru ; avec de fières et insolentes ladies, il était tout à fait intraitable ; mais il était très-sensible à la bonne humeur et à la civilité. Sa nature obstinée ne pouvait fléchir devant l’inflexibilité d’autres natures ; c’est pourquoi il n’avait jamais pu aimer son maître précédent, Moore, et, ignorant la bonne opinion que ce dernier avait de lui et le service qu’il lui avait rendu en le recommandant comme jardinier à M. Yorke, et par là aux autres familles du voisinage, il continuait à garder en son cœur un vif ressentiment contre son austérité. Dans ces derniers temps, il avait souvent travaillé à Fieldhead ; les manières franches et hospitalières de miss Keeldar l’avaient charmé. Il avait connu Caroline depuis son enfance ; elle était pour lui l’idéal de la lady ; son gentil visage, sa démarche, ses gestes, la grâce de sa personne et de sa mise, remuaient une fibre artistique dans ce cœur rustique : il éprouvait du plaisir à la voir, comme il en éprouvait en examinant quelque fleur rare ou en regardant quelque gracieux paysage. Toutes deux aimaient William : elles prenaient plaisir à lui prêter des livres, à lui donner des plantes, et elles préféraient de beaucoup sa conversation à celle de gens grossiers et prétentieux, d’une condition infiniment plus élevée que la sienne.

« Qui parlait lorsque vous êtes sorti, William ? demanda Shirley.

— Un gentleman pour lequel vous ne professez pas une grande affection, miss Shirley, M. Donne.

— Et comment avez-vous découvert mes sentiments à l’égard de M. Donne, William ?

— Ah ! miss Shirley, il y a quelquefois dans vos yeux une expression qui vous trahit ; lorsque M. Donne est présent, cette expression est quelquefois celle du plus profond mépris.

— Et vous, William, l’aimez-vous ?

— Moi ! Je ne puis sentir les vicaires, et ma femme est comme moi. Ils n’ont pas de savoir-vivre ; ils parlent avec fierté aux pauvres gens, comme s’ils les croyaient au-dessous d’eux. Ils sont toujours à se vanter de leur office ; c’est pitié, car leur office n’a pas à se vanter d’eux. Je déteste l’orgueil.

— Mais vous êtes fier vous-même à votre façon, dit Caroline : vous avez ce que vous appelez la fierté domestique ; vous aimez que tout autour de vous soit beau : quelquefois vous paraissez même accepter vos gages avec répugnance. Lorsque vous étiez sans ouvrage, vous étiez trop fier pour acheter à crédit ; si ce n’eût été pour vos enfants, je crois que vous vous seriez laissé mourir de faim plutôt que d’entrer sans argent dans une boutique ; et, lorsque je désirais vous donner quelque chose, quelle difficulté n’avais-je pas à vous le faire accepter !

— Cela est vrai en partie, miss Caroline ; quelquefois j’aimerais mieux donner que recevoir, et surtout de personnes telles que vous. Voyez la différence qui existe entre nous deux : vous êtes une petite fille jeune et frêle ; moi je suis un homme grand et fort ; j’ai plus du double de votre âge. Ce n’est donc pas à moi, je pense, d’accepter de vous, de vous avoir de l’obligation, comme ils disent ; et le jour où vous êtes venue à la maison, et où, m’appelant sur la porte, vous m’avez offert cinq shillings, dont je doutais que vous pussiez aisément disposer, car je sais que vous n’avez pas de fortune, ce jour-là j’étais vraiment un rebelle, un radical, un insurrectionniste ; et c’est vous qui me rendîtes ainsi. Je pensais qu’il était honteux que, plein de force et disposé à travailler comme je l’étais, je fusse réduit à une condition telle, qu’une jeune créature, de l’âge à peu près de mon aînée, crût nécessaire de venir à moi et de m’offrir son morceau de cuivre.

— Je suppose que vous fûtes fâché contre moi, William ?

— Je l’étais presque, d’une façon. Mais je vous pardonnai bientôt : votre intention était bonne. Oui, je suis fier et vous êtes fière aussi ; mais votre orgueil et le mien sont de bon aloi, ce que nous appelons dans le Yorkshire « orgueil propre, » auquel M. Malone et M. Donne ne comprennent rien. Le leur est un orgueil sale. J’élèverai mes filles à être aussi fières que miss Shirley que voilà, et mes garçons à être aussi fiers que moi ; mais j’ose dire qu’aucun d’eux ne ressemblera aux vicaires : je corrigerais le petit Michael, si jamais il montrait quelques signes de cette disposition.

— Quelle est la différence, William ?

— La différence, vous la connaissez bien, mais vous voulez me faire parler. M. Malone et M. Donne sont trop fiers pour rien faire par eux-mêmes ; nous sommes trop fiers pour permettre à personne de faire quelque chose pour nous. Les vicaires peuvent à peine se décider à adresser un mot poli à ceux qu’ils croient au-dessous d’eux ; nous ne pouvons accepter un mot impoli de la part de ceux qui se croient au-dessus de nous.

— Maintenant, William, soyez assez humble pour me dire véritablement comment vont vos affaires. Êtes-vous content de votre position ?

— Miss Shirley, je suis très-content. Depuis que je me suis mis au jardinage, avec l’aide de M. Yorke, et depuis que M. Hall (un autre gentleman de la bonne sorte) a aidé ma femme à établir une espèce de boutique, je n’ai pas à me plaindre. Ma famille a en abondance la nourriture et les vêtements ; ma fierté me fait trouver le moyen de mettre de côté, de temps à autre, quelques guinées pour les mauvais jours : car je crois que je me verrais mourir plutôt que de solliciter les secours de la paroisse. Moi et les miens sommes contents ; mais les voisins sont toujours pauvres ; je vois beaucoup de misère.

— Et conséquemment, il y a beaucoup de mécontentement, je suppose, demanda miss Keeldar.

Conséquemment, vous dites vrai, conséquemment. Assurément, des gens qui meurent de faim ne peuvent être ni contents ni paisibles. Le pays n’est pas dans une condition de parfaite sécurité, je ne crains pas de le dire.

— Mais qu’y faire ? Que puis-je faire de plus, moi, par exemple ?

— Vous ! vous ne pouvez rien faire de plus, pauvre jeune fille. Vous avez donné votre argent, vous avez bien fait. Si vous pouviez faire transporter votre tenancier, M. Moore, vous feriez peut-être mieux encore. Le peuple le hait.

— Fi ! William, s’écria chaleureusement Caroline. S’il y en a qui le détestent, c’est à leur honte et non à la sienne. M. Moore, lui, ne hait personne. Il fait seulement son devoir et maintient ses droits. Vous avez tort de parler ainsi.

— Je parle comme je pense. Ce Moore a un cœur froid et dur.

— Mais, dit Shirley, à supposer que Moore fût chassé du pays et sa fabrique détruite, les ouvriers auraient-ils pour cela plus d’ouvrage ?

— Ils en auraient moins. Je sais cela, et ils le savent aussi ; et il y a plus d’un honnête garçon réduit au désespoir par la certitude que, de quelque côté qu’il se tourne, il ne peut améliorer sa position, et il ne manque pas de malhonnêtes gens pour les conduire au démon ; des misérables qui se disent amis du peuple, mais ne savent rien du peuple, et sont aussi faux que Lucifer. J’ai vécu environ quarante ans dans le peuple, et je suis persuadé qu’il n’aura jamais de sincères amis que lui-même, et ces quelques hommes qui, dans des positions différentes, sont les amis de l’humanité en général. La nature humaine, prise en masse, n’est qu’égoïsme ; il n’y a que peu d’exceptions de temps à autre et par-ci par-là, telles que vous deux et moi, qui, étant d’une sphère différente, pouvons nous comprendre les uns les autres et être amis, sans esclavage d’un côté et sans orgueil de l’autre. On ne doit jamais se fier à ceux qui se disent les amis des classes inférieures à la leur par des motifs politiques. Ils cherchent toujours à se créer des instruments. Pour ma part, je ne veux être patronné ni trompé pour le plaisir d’aucun homme. Des ouvertures que je reconnaissais perfides m’ont été faites récemment, et je les ai rejetées à la face de ceux qui me les proposaient.

— Vous ne voudriez pas nous dire quelles ouvertures ?

— Non, cela ne servirait à rien ; ceux qu’elles concernent peuvent veiller sur eux-mêmes.

— Oui, nous devons veiller sur nous-mêmes, » dit une autre voix.

Joe Scott s’était échappé de l’église pour respirer un peu d’air frais, et il se tenait là debout.

« C’est l’avis que je vous donne, dit William en souriant.

— Et c’est celui que je donnerai à mon maître, lui fut-il répondu. Jeunes ladies, continua Joe en prenant un air d’importance, vous feriez mieux de rentrer à la maison.

— Je voudrais savoir pourquoi, demanda Shirley, à laquelle les façons quelque peu impertinentes du contre-maître étaient familières, et qui était souvent en guerre avec lui ; car Joe, ayant des théories despotiques sur les femmes en général, déplorait secrètement que son maître et sa fabrique fussent en quelque sorte sous le gouvernement des jupons, et avait trouvé l’amertume de l’absinthe et du fiel à certaines visites d’affaires que l’héritière avait faites au comptoir de Hollow.

— Parce qu’il n’y a rien ici qui concerne les femmes.

— Vraiment ! Mais on prie et on prêche dans cette église ; est-ce que cela ne nous concerne pas ?

— Vous n’avez été présente ni à la prière ni au prêche, madame, si j’ai bien observé. C’est à la politique que j’ai voulu faire allusion. William Farren touchait tout à l’heure à ce sujet, si je ne me trompe.

— Eh bien, alors ? La politique est notre étude habituelle, Joe. Ne savez-vous pas que je vois un journal tous les jours, et deux le dimanche ?

— Je croirais volontiers que vous lisez les mariages, probablement, miss, et les meurtres, et les accidents, et autres choses semblables.

— Je lis les articles de fond, Joe, et les nouvelles étrangères, et je jette un coup d’œil sur les prix des marchés ; enfin, je lis ce que lisent les gentlemen. »

Joe parut prendre cette causerie pour le bavardage d’une pie, et il y répondit par le plus dédaigneux silence.

« Joe, continua miss Keeldar, je n’ai jamais pu m’assurer convenablement si vous étiez whig ou tory ; je vous en prie, dites-moi quel parti a l’honneur de votre alliance.

— Il est assez difficile de s’expliquer lorsqu’on n’est pas sûr d’être compris, répondit Joe avec hauteur. Mais, quant à être tory, je préférerais plutôt être une vieille femme, ou une jeune, ce qui est un article plus frivole encore. Ce sont les tories qui font la guerre et ruinent le commerce ; et, si je suis d’un parti (quoique les partis politiques soient absurdes), je suis de celui qui est le plus favorable à la paix, et par conséquent aux intérêts mercantiles du pays.

— Eh bien ! moi aussi, Joe, partiellement du moins, répondit Shirley, qui prenait plaisir à faire enrager le contre-maître en persistant à parler de sujets auxquels, dans son opinion, comme femme, elle devait être tout à fait étrangère. J’ai aussi particulièrement à cœur l’intérêt de l’agriculture ; la raison en est que je ne veux pas voir l’Angleterre sous les pieds de la France, et que, si une partie de mon revenu me vient de la fabrique de Hollow, une plus grande partie me vient des terres qui l’environnent. Il ne serait pas juste, je pense, Joe, de prendre des mesures nuisibles aux fermiers.

— La rosée, à cette heure-ci, est dangereuse pour les femmes, fit observer Joe.

— Si vous faites cette remarque par intérêt pour moi, je dois vous avertir simplement que je suis insensible au froid. Je ne craindrais pas de garder la fabrique, pendant une de ces nuits d’été, armée de votre mousquet, Joe. »

Le menton de Joe était des plus proéminents ; il s’allongea à ces-mots de quelques pouces de plus encore.

« Mais pour en revenir à mes moutons, continua-t-elle, fabricante de drap et propriétaire de moulin et de ferme, comme je le suis, je ne puis m’ôter de la tête certaine idée que nous autres manufacturiers et gens d’affaires sommes quelquefois un peu, très-peu, égoïstes et bornés dans nos vues, et aussi quelque peu insensibles et durs aux souffrances humaines dans notre poursuite du lucre ; n’êtes-vous pas de mon avis, Joe ?

— Je ne puis discuter lorsque je ne puis être compris, fut encore la réponse.

— Homme de mystère ! votre maître consent bien à discuter quelquefois avec moi, Joe : il n’est pas aussi roide que vous.

— C’est possible ; nous avons chacun nos habitudes.

— Joe, pensez-vous sérieusement que toute la sagesse humaine soit logée dans les crânes mâles ?

— Je pense que les femmes sont une frivole et perverse génération, et j’ai un grand respect pour les doctrines émises dans le second chapitre de la première épître de saint Paul à Timothée.

— Quelles doctrines, Joe ?

— « Que la femme s’instruise dans le silence et la soumission. Je ne peux souffrir qu’une femme enseigne et usurpe une autorité sur l’homme ; mais elle doit garder le silence. Car Adam a été créé le premier, puis Ève. »

— Et quel rapport cela a-t-il avec les affaires ? s’écria Shirley. Cela consacre les droits de primogéniture. Je l’opposerai à M. Yorke la première fois qu’il lui arrivera de s’insurger contre ces droits.

— Et, ajouta Joe Scott, Adam ne fut point trompé ; mais la femme, s’étant laissé tromper, tomba dans le péché.

— Adam n’en fut que plus coupable de pécher les yeux ouverts, s’écria miss Keeldar. Pour vous parler franchement, Joe, je n’ai jamais pu comprendre ce chapitre : il est au-dessus de mon intelligence.

— Il est très-clair, miss ; l’enfant qui commence à courir peut le lire.

— Oui, le lire à sa façon, interrompit Caroline, qui, pour la première fois, prenait part à la conversation. Vous admettez le droit de jugement personnel, je suppose, Joe ?

— Certainement que je l’admets ! Je l’accorde et le réclame pour chaque ligne du saint livre.

— Et les femmes le peuvent exercer aussi bien que les hommes ?

— Non ; les femmes doivent avoir l’opinion de leur mari, en politique et en religion ; cela est plus salutaire pour elles.

— Oh ! oh ! s’écrièrent à la fois Shirley et Caroline.

— Assurément, cela ne fait pas de doute, persista l’entêté contre-maître.

— Considérez-vous alors comme honni pour une aussi stupide observation, dit miss Keeldar ; vous pourriez tout aussi bien dire que les hommes doivent prendre l’opinion de leurs prêtres sans examen. De quelle valeur serait une religion ainsi adoptée ? Ce ne serait qu’une aveugle et stupide superstition.

— Et quelle est votre interprétation de ces paroles de saint Paul, miss Helstone ?

— Je les explique ainsi : Saint Paul écrivit ce chapitre pour une congrégation particulière de chrétiens, et dans des circonstances spéciales ; et de plus, j’ose dire que, si je pouvais lire l’original grec, je trouverais qu’un grand nombre de mots ont été mal traduits, peut-être entièrement dénaturés. Il serait possible, je n’en doute pas, avec un peu d’habileté, de donner à ce passage un tout autre sens ; de lui faire dire : Que la femme parle toutes les fois qu’elle jugera convenable de faire une objection : il est permis à la femme d’enseigner et d’exercer l’autorité autant que cela se peut ; l’homme, en conséquence, n’a rien à faire de mieux que de rester en paix, etc., etc.

— Cela ne se pourrait pas, miss.

— Je suis sûre que cela se pourrait. Mes connaissances sont teintes de plus solides couleurs que les vôtres, Joe. Monsieur Scott, vous êtes profondément dogmatique et l’avez toujours été : j’aime mieux William que vous.

— Joe est assez bien dans sa propre maison, dit Shirley. Je l’ai vu chez lui aussi calme qu’un agneau, il n’y a pas un plus tendre, un meilleur mari dans Briarfield. Il ne dogmatise pas avec sa femme.

— Ma femme est une honnête et rude travailleuse : les années et la fatigue lui ont ôté toutes prétentions ; mais il n’en est pas de même avec vous, jeunes misses. Vous vous croyez cependant la science même, et moi je pense que vous ne possédez qu’une sorte de vanité superficielle. Je puis le dire, il y a à peu près un an, un jour miss Caroline vint dans le comptoir pendant que j’étais occupé à emballer quelque chose derrière le grand bureau ; elle ne me vit point ; elle apportait au maître une ardoise avec une addition dessus : ce n’était qu’un bout d’addition que notre Harry eut faite en deux minutes. Elle n’en pouvait venir à bout ; M. Moore fut obligé de lui montrer comment il fallait faire, et, lorsqu’il le lui eut montré, elle ne le comprenait pas.

— Cela est absurde, Joe.

— Non, cela n’est point absurde : et miss Shirley que voilà, lorsque le maître parle de commerce, a l’air de l’écouter avec beaucoup d’attention, de suivre son raisonnement mot pour mot, comme si cela était aussi clair pour son intelligence que l’est son miroir pour ses yeux ; mais, pendant tout ce temps, elle regarde par la fenêtre pour s’assurer si la jument reste tranquille ; puis elle jette les yeux sur une éclaboussure qu’a reçue la jupe de son amazone ; ensuite elle passe en revue les toiles d’araignée et la poussière de nos magasins, pensant à notre malpropreté et à la magnifique promenade à cheval qu’elle va faire sur le territoire de Nunnely. Elle n’écoute pas plus les discours de M. Moore que s’il parlait hébreu.

— Joe, vous êtes une mauvaise langue. Je vous répondrais, si on ne sortait en ce moment de l’église ; nous sommes obligées de vous quitter. Homme à préjugés, au revoir ; William, au revoir. Enfants, venez à Fieldhead demain, et vous choisirez ce qui vous conviendra le mieux dans la chambre aux provisions de mistress Gill. »