Shirley/26

La bibliothèque libre.
Shirley
Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 20-45).

CHAPITRE II.

Le premier bas-bleu.


Le caractère de miss Keeldar et celui de son oncle ne pouvaient s’harmonier, ne s’étaient jamais harmoniés. Il était irritable, et elle était spirituelle ; il était despotique, et elle aimait la liberté ; il était positif ; et elle était peut-être romantique.

Ce n’était pas sans dessein qu’il était venu dans le Yorkshire : sa mission était claire, et il entendait s’en décharger consciencieusement. Il désirait avec anxiété marier sa nièce et lui faire un mariage convenable, la remettre à la charge d’un mari, et s’en laver les mains pour toujours.

Le malheur était que, dès l’enfance, Shirley et lui avaient toujours été en désaccord sur la signification des mots convenable et propre. Elle n’avait jamais encore accepté sa définition, et il était douteux que, dans l’acte le plus important de la vie, elle voulût consentir à l’accepter.

L’épreuve s’offrit bientôt.

M. Wynne demanda en forme la main de Shirley pour son fils, Samuel Fawthrop Wynne.

« Parfaitement convenable ! Très-avantageux ! dit M. Sympson. Un beau domaine libre de toutes charges ; fortune nette ; bonne famille. Il faut que ce mariage se fasse. »

Il manda sa nièce au parloir, s’enferma avec elle, lui communiqua l’offre, donna son opinion et demanda son consentement.

Elle le refusa.

« Non : je n’épouserai pas M. Samuel Fawthrop Wynne.

— Je vous demande pourquoi ? il me faut une raison. Sous tous les rapports, il est plus que digne de vous. »

Elle se tenait debout devant le foyer ; elle était pâle comme la cheminée de marbre et la corniche qui étaient derrière elle ; ses yeux étincelaient, larges, dilatés, sévères.

« Et je vous demande sous quel rapport ce jeune homme est digne de moi ?

— Il a deux fois votre fortune, deux fois plus que vous de sens commun ; sa famille est aussi respectable que la vôtre.

— Eût-il une fortune centuple de la mienne, que je ne ferais pas vœu de l’aimer.

— Veuillez me faire connaître vos objections.

— Il a eu des habitudes de méprisable et vulgaire dérèglement. Acceptez cela comme la première raison qui me le fait mépriser.

— Miss Keeldar, vous me choquez !

— Cette conduite seule l’a plongé dans un gouffre d’incommensurable infériorité. Son intelligence n’atteint pas un niveau que je puisse estimer : voilà une seconde pierre d’achoppement. Ses vues sont étroites, ses sentiments blasés, ses goûts grossiers, ses manières vulgaires.

— Cet homme est respectable et riche. Le refuser est de la présomption de votre part.

— Je refuse net ! cessez de me tourmenter à ce sujet ; je vous le défends !

— Est-ce votre intention de vous marier un jour, ou préférez-vous le célibat ?

— Je vous dénie le droit de m’adresser cette question.

— Puis-je vous demander si vous espérez que quelque homme titré, quelque pair du royaume, demande votre main ?

— Je doute que le titre de pair appartienne jamais à celui auquel je voudrais pouvoir le conférer.

— S’il y avait jamais eu d’exemple d’insanité d’esprit dans la famille, je pourrais croire que vous êtes folle. Votre excentricité et votre entêtement touchent aux limites de la folie.

— Peut-être, avant que j’aie fini, vous me les ferez franchir.

— Je n’attends rien de moins. Folle et indomptable fille, prenez garde ! Je vous défie de souiller notre nom par une mésalliance !

— Notre nom ! Est-ce que je m’appelle Sympson ?

— Dieu merci, non ! Mais tenez-vous sur vos gardes ! Je ne veux pas que l’on se joue de moi.

— Au nom de la loi et du sens commun, que feriez-vous ou que pourriez-vous faire, si ma volonté me dirigeait vers un choix que vous désapprouveriez ?

— Prenez garde ! prenez garde ! (Sa voix et sa main tremblaient également.)

— Eh quoi ? Quelle ombre de puissance avez-vous sur moi ? Pourquoi vous craindrais-je ?

— Prenez garde, madame !

— C’est ce que j’entends faire, monsieur Sympson, et scrupuleusement. Avant que de me marier je suis résolue à estimer, à admirer, à aimer.

— Et si cet amour tombait sur un mendiant ?

— Il ne tombera jamais sur un mendiant. La mendicité n’est pas estimable.

— Sur un clerc de bas étage, un acteur, un auteur de comédies, sur un…

— Courage, monsieur Sympson ! Sur qui ?

— Sur quelque misérable écrivassier ; quelque…

— Je n’ai aucun goût pour les écrivassiers ; mais j’en ai pour la littérature et les arts. Et, sous ce rapport, je me demande comment votre Fawthrop Wynne pourrait me convenir ! Il ne peut écrire une lettre sans faute d’orthographe, il ne lit qu’un journal de Sport. Il était le nigaud de l’école de Stilbro’ !…

— Quel langage pour une lady ! Grand Dieu ! où en viendra-t-elle ? s’écria M. Sympson en levant les yeux et les mains au ciel.

— Jamais je ne marcherai à l’autel de l’hymen avec Samuel Wynne.

— Où en veut-elle venir ? Pourquoi nos lois ne sont-elles pas plus sévères, et ne me donnent-elles pas le droit de la forcer d’entendre raison ?

— Consolez-vous, mon oncle. L’Angleterre fût-elle une terre d’esclavage et vous le czar, que vous ne pourriez me contraindre à cet acte. J’écrirai à M. Wynne. Ne vous tourmentez pas davantage à ce sujet. »



Le proverbe dit que la fortune est changeante, et cependant on la voit souvent heurter avec ses chances heureuses plusieurs fois de suite à la même porte. Il paraît que miss Keeldar, ou sa fortune, avaient en ce temps-là fait sensation dans le district, et produit une impression en des endroits où elle ne s’y attendait pas. Rien moins que trois offres suivirent celle de M. Wynne, toutes plus ou moins acceptables. Toutes furent successivement appuyées par son oncle, et successivement refusées par elle. Cependant, parmi les poursuivants, il se trouvait plus d’un gentleman d’un caractère sans reproche et d’une ample fortune. Beaucoup, comme son oncle, se demandèrent qui elle entendait attraper, pour se montrer si insolemment dédaigneuse.

À la fin, les badauds crurent avoir trouvé la clef de sa conduite. Son oncle lui-même s’en crut assuré, et, qui plus est, la découverte lui montra sa nièce sous un point de vue tout nouveau, et il changea en conséquence toute sa conduite vis-à-vis d’elle.

Fieldbead, depuis peu, était devenu trop chaud pour les contenir tous deux : la douce tante ne pouvait plus les réconcilier ; les filles frissonnaient à la vue de leurs querelles : Gertrude et Isabelle murmuraient des heures ensemble dans leur chambre à coucher, et étaient glacées de crainte de se rencontrer seules avec leur audacieuse cousine. Mais, ainsi que je l’ai dit, un changement survint : M. Sympson s’apaisa, et sa famille fut tranquillisée.

Il a été question déjà du village de Nunnely, de sa vieille église, de sa forêt, des ruines de son monastère. Le village possédait aussi son manoir, appelé le prieuré, résidence plus vieille, plus grande, plus seigneuriale que n’en possédait Briarfield ou Whinbury ; et, de plus, il avait aussi son homme titré, son baronnet, ce dont ni Briarfield ni Whinbury ne pouvaient se vanter. Cette possession était depuis bien des années purement nominale. Le baronnet actuel, jeune homme qui avait toujours résidé dans une province éloignée, était inconnu dans son domaine du Yorkshire.

Pendant le séjour qu’avait fait miss Keeldar aux eaux à la mode de Cliffbridge, elle et ses amis avaient rencontré sir Philippe Nunnely et lui avaient été présentés. Ils l’avaient rencontré plusieurs fois ensuite sur les plages, les rochers, dans les différents lieux d’excursions, quelquefois aux bals publics de l’endroit. Il paraissait aimer la solitude ; ses manières étaient sans prétention, trop simples pour être appelées affables. Il était plutôt timide que fier : loin de paraître condescendre à leur société, il s’en montrait heureux.

Avec un homme sans affectation, Shirley pouvait aisément et promptement lier connaissance. Elle causait et se promenait avec sir Philippe : elle, sa tante et ses cousines, acceptaient quelquefois une place dans son yacht. Elle aimait sa société parce qu’elle le trouvait aimable et modeste, et lui était charmé de remarquer qu’elle avait le pouvoir de le distraire.

Il y avait bien quelques petits déboires : où serait l’amitié sans cela ? Sir Philippe avait des goûts littéraires : il écrivait des poésies, des sonnets, des stances, des ballades. Peut-être miss Keeldar le trouvait-elle un peu trop porté à lire et à réciter ses compositions : peut-être aurait-elle désiré que la rime eût plus de richesse, la mesure plus d’harmonie, les images plus de fraîcheur, l’inspiration plus de feu ; du moins elle se montrait rétive toutes les fois qu’il revenait sur le sujet de ses poèmes, et elle faisait tout son possible pour donner un autre cours à la conversation.

Il lui arrivait souvent de lui faire faire une promenade sur le pont au clair de la lune, dans le seul but de lui réciter la plus longue de ses ballades ; de la conduire en des endroits écartés, d’où le bruit affaibli de la vague se brisant sur la plage paraissait doux et harmonieux ; et là, seul avec elle, ayant devant eux la mer, de chaque côté les ombrages odorants de magnifiques jardins, et derrière eux de hauts rochers leur servant d’abri, de tirer ses nouveaux sonnets, qu’il lisait jusqu’au dernier avec une voix tremblante d’émotion. Il n’avait pas l’air de se douter que ces rimes n’étaient rien moins que de la poésie. Mais on voyait aux yeux baissés et à la figure ennuyée de Shirley qu’elle le savait, elle, et qu’elle était vivement mortifiée par le seul faible de ce bon et aimable gentleman.

Souvent elle essayait, avec autant de douceur qu’elle le pouvait, de le guérir de ce culte fanatique des muses : c’était sa monomanie. Mais sur tout autre objet il était suffisamment sensé, et elle aimait à engager la conversation avec lui sur des sujets ordinaires. Il la questionnait quelquefois sur son domaine de Nunnely ; elle n’était que trop heureuse de répondre longuement à ses questions : elle ne manquait jamais de décrire l’antique prieuré, le parc sauvage avec ses grands arbres, la vieille église et le hameau enveloppés de verdure, et de lui conseiller de venir habiter le manoir de ses ancêtres.

Un peu à sa surprise, Philippe suivit son conseil à la lettre, et à l’époque où nous nous trouvons, vers la fin de septembre, il arriva au prieuré.

Il fit bientôt une visite à Fieldhead, et cette première visite ne fut pas la dernière. Il dit, lorsqu’il eut achevé le tour du voisinage, que sous aucun toit il n’avait trouvé un aussi agréable abri que sous les plafonds de chêne du vieux manoir de Briarfield, habitation assez modeste et étroite comparée à la sienne, mais qu’il aimait cependant.

Maintenant il ne lui suffisait plus de demeurer assis avec Shirley dans son parloir, où d’autres pouvaient aller et venir, et où il ne pouvait que rarement trouver l’occasion de lui montrer les dernières productions de sa muse féconde. Il avait besoin de la conduire à travers les riants pâturages et sur le bord des eaux tranquilles ; mais elle évitait ces errants tête-à-tête, et il organisa à son intention des parties sur ses propres terres, dans sa magnifique forêt, et dans des endroits plus éloignés, au milieu des bois coupés par la Æharfe et des vallées arrosées par l’Aire.

De semblables assiduités couvrirent miss Keeldar de distinction. L’esprit prophétique de son oncle y voyait déjà un splendide avenir. Il pressentait déjà le temps peu éloigné où, d’un air nonchalant, sa jambe gauche croisée sur sa jambe droite, il pourrait se permettre de familières allusions à son neveu le baronnet. Sa nièce ne lui paraissait plus une folle jeune fille, mais une femme pleine de sens. Dans ses dialogues confidentiels avec mistress Sympson il en parlait toujours comme d’une femme véritablement supérieure, originale, mais très-remarquable. Il la traitait avec une extrême déférence, se levait respectueusement pour ouvrir et fermer les portes pour elle ; se baissait si souvent pour ramasser un gant, un mouchoir, et autres objets que la négligence de Shirley laissait tomber, qu’il gagnait des maux de tête et devenait cramoisi. Il avait coupé court à toutes ses plaisanteries sur la supériorité d’esprit des femmes, et commencé d’obscures excuses sur les grossières erreurs dont il s’était rendu coupable à l’endroit de la tactique et de l’habileté d’un certain personnage qui « ne demeurait pas à cent milles de Fieldhead ; » enfin il se rengorgeait comme un coq sur des patins.

Sa nièce voyait ses manœuvres et l’écoutait avec flegme. Apparemment elle ne voyait qu’à moitié le but où il tendait. Quand il lui fut dit clairement qu’elle était la préférée du baronnet, elle répondit qu’elle croyait ne pas lui être indifférente, et que pour sa part elle le voyait avec plaisir ; qu’elle n’aurait jamais pensé qu’un homme de son rang, le seul fils d’une mère fière et affectionnée, le seul frère de sœurs qui l’idolâtraient, pût avoir tant de bonté, et surtout tant de bon sens.

La suite prouva effectivement qu’elle n’était point indifférente à Philippe. Peut-être avait-il trouvé en elle ce « charme curieux » remarqué par M. Hall. Il recherchait de plus en plus sa présence, au point qu’elle lui semblait être devenue indispensable. En ce temps, d’étranges idées habitaient Fieldhead ; d’impatientes espérances et de cruelles anxiétés hantaient quelques-uns de ses appartements. Une certaine agitation régnait autour du vieux manoir ; on était dans l’attente de quelque grand événement.

Une chose paraissait claire. Sir Philippe n’était pas un homme à dédaigner : il était aimable ; si ce n’était pas un esprit supérieur, il était du moins intelligent. Miss Keeldar ne pouvait dire de lui ce qu’elle avait dit amèrement de Sam Wynne, que ses sentiments étaient émoussés, ses goûts grossiers, ses manières vulgaires. Il y avait de la sensibilité dans sa nature ; il y avait un amour des arts très-réel, sinon très-éclairé. Il y avait du gentilhomme anglais dans toute sa conduite : quant à sa lignée et à sa fortune, elles étaient bien au-dessus des prétentions que pouvait avoir Shirley.

Sa tournure avait d’abord excité quelques remarques plaisantes de la part de la rieuse Shirley ; il avait l’air enfantin ; ses traits étaient communs, ses cheveux roux, sa stature insignifiante. Mais elle réprima bientôt ses sarcasmes sur ce point. Elle se fâchait même lorsque quelqu’un se permettait quelque blessante allusion sur le baronnet. Il avait une contenance agréable, affirmait-elle, et son cœur possédait des qualités bien supérieures à un nez romain, aux cheveux d’Absalon ou aux proportions de Saül. Elle réservait cependant une légère flèche contre sa malheureuse propension à la poésie ; mais sur ce point elle n’eût pas toléré d’autre ironie que la sienne.

Enfin, les affaires étaient arrivées à ce point de justifier pleinement l’observation suivante, que fit un jour M. Yorke au précepteur Louis.

« Votre frère Robert me paraît être un fou ou un imbécile. Il y a deux mois, j’aurais pu jurer qu’il tenait le gibier dans sa main ; et le voilà qui court le pays, séjourne à Londres pendant plusieurs semaines, et à son retour il va se trouver supplanté. Louis, il y a dans les affaires humaines une marée qui, prise à temps, conduit à la fortune ; mais si vous la laissez échapper, elle ne revient plus. Si j’étais à votre place, je lui écrirais pour lui rappeler cela.

— Robert avait des vues sur miss Keeldar ? demanda Louis, comme si l’idée était nouvelle pour lui.

— Des vues que je lui ai suggérées moi-même, et qu’il n’eût tenu qu’à lui de réaliser, car elle l’aimait.

— Comme un voisin.

— Mieux que cela. Je l’ai vue changer de contenance et de couleur à la simple mention de son nom. Écrivez à ce garçon, je vous dis, et pressez-le de revenir. C’est un plus beau gentleman que ce bout de baronnet, après tout.

— Ne pensez-vous pas, monsieur Yorke, qu’il est présomptueux et méprisable pour un pauvre aventurier sans le sou d’aspirer à la main d’une femme riche ?

— Oh ! si vous poussez à ce point la délicatesse de sentiment, je n’ai rien à dire. Je suis un homme simple et pratique, moi ; et, si Robert est décidé à abandonner volontiers ce prix royal à un autre, cela m’est égal. À son âge, et dans sa position, j’aurais agi autrement que lui. Ni baronnet, ni duc, ni prince, ne m’eussent arraché ma bien-aimée sans combat. Mais vous autres précepteurs êtes de solennels camarades : autant vaudrait presque parler avec un curé que de raisonner avec vous. »

Flattée et cajolée comme elle l’était alors, il paraît que Shirley n’avait pas été absolument gâtée, et que sa bonne nature ne l’avait point abandonnée. La rumeur universelle avait cessé d’accoupler son nom avec celui de M. Moore, et ce silence semblait sanctionné par son apparent oubli de l’absent ; mais ce qui prouva qu’elle ne l’avait point oublié tout à fait, qu’elle avait toujours pour lui sinon de l’amour, du moins de l’intérêt, c’est le redoublement d’attentions que l’attaque soudaine d’une maladie lui permit de montrer pour le frère de Robert, ce pauvre précepteur envers lequel elle se conduisait habituellement avec de si étranges alternatives de froide réserve et de respect docile ; tantôt passant devant lui dans toute la dignité de la riche héritière et de la future lady Nunnely, tantôt l’accostant comme une élève a l’habitude d’accoster son sévère professeur ; rengorgeant son col d’ivoire et contractant sa lèvre de carmin s’il soutenait son regard, puis l’instant suivant se soumettant à la grave réprimande de l’œil sévère du maître, avec autant de contrition que s’il eût eu le pouvoir de lui infliger des châtiments.

Louis Moore avait peut-être pris la fièvre qui le tint pendant quelques jours très-bas, dans un des pauvres cottages du district, qu’il avait coutume de visiter en compagnie de son boiteux élève et de M. Hall. Quoi qu’il en soit, il tomba malade, et, après avoir opposé au mal une résistance taciturne pendant un jour ou deux, il fut obligé de garder la chambre.

Il s’agitait un soir sur son lit, ayant à côté de lui Henry, qui ne voulait jamais le quitter, lorsqu’un coup, trop léger pour venir de mistress Gill ou de la servante, appela le jeune Sympson à la porte.

« Comment se trouve ce soir M. Moore ? demanda une voix basse venant de l’obscur corridor.

— Entrez, et assurez-vous-en par vous-même.

— Est-il endormi ?

— Je voudrais qu’il pût dormir. Entrez, et venez lui parler, Shirley.

— Il n’aimerait peut-être pas cela. »

Cependant elle s’avança, et Henry, la voyant hésiter sur le seuil, la prit par la main et la conduisit auprès de la couche.

La lumière douteuse qui n’éclairait que faiblement la personne de miss Keeldar laissait cependant voir son élégant costume. Il y avait ce soir-là à Fieldhead une réunion dans laquelle se trouvait sir Philippe Nunnely ; les dames étaient en ce moment au salon, d’où Shirley s’était esquivée pour visiter le précepteur d’Henry. Sa robe blanche, ses beaux bras, la chaîne d’or qui entourait son col blanc et retombait en tremblant sur sa poitrine, brillaient étrangement au milieu de l’obscurité de cette chambre de malade. Son air était sérieux et pensif : elle parla avec douceur.

« Monsieur Moore, comment vous trouvez-vous ce soir ?

— Je n’ai pas été bien malade, et maintenant je me trouve mieux.

— J’ai appris que vous vous plaigniez de la soif ; je vous ai apporté quelques raisins. Pouvez-vous en goûter un ?

— Non. Mais je vous remercie de vous être souvenue de moi.

— Seulement un. »

Et d’une magnifique grappe qui remplissait un petit panier qu’elle tenait à la main, elle détacha un grain qu’elle présenta aux lèvres du malade. Il secoua la tête, et tourna de côté son visage couvert de rougeur.

« Mais que puis-je alors vous apporter à la place ? Vous ne voulez pas de fruit ; cependant je vois que vos lèvres sont desséchées. Quel est le breuvage que vous préférez ?

— Mistress Gill me donne de la tisane et de l’eau ; c’est tout ce qu’il me faut. »

Il y eut un silence de quelques minutes.

« Souffrez-vous ? éprouvez-vous des douleurs ?

— Très-peu.

— Qu’est-ce qui vous a rendu malade ? »

Nouveau silence.

« Je me demande ce qui a pu vous donner cette fièvre. À quoi l’attribuez-vous ?

— Aux miasmes peut-être, à la malaria. Nous sommes en automne, les fièvres sont fréquentes.

— J’ai appris que vous visitiez souvent les malades de Briarfield et aussi ceux de Nunnely, en compagnie de M. Hall. Vous devriez être sur vos gardes : ce n’est point être sage que d’être téméraire.

— Vous me faites penser, miss Keeldar, que peut-être vous eussiez mieux fait de ne point entrer dans cette chambre, et de ne point venir si près de ce lit. Je ne pense pas que ma maladie soit contagieuse ; je ne crains pas de vous la voir contracter (avec une sorte de sourire) ; mais pourquoi vous exposeriez vous-même à l’ombre d’un danger ? Laissez-moi.

— Patience. Je ne resterai pas longtemps. Mais j’aurais plaisir à faire quelque chose pour vous, à vous rendre quelque petit service…

— On a besoin de vous au salon.

— Non, les gentlemen sont encore à table.

— Ils n’y resteront pas longtemps : sir Philippe Nunnely n’est pas buveur, et je l’entends justement à présent passer de la salle à manger dans le salon.

— C’est un domestique.

— C’est sir Philippe ; je connais son pas.

— Votre ouïe est subtile.

— Elle l’a toujours été, et cette subtilité semble s’être accrue depuis quelque temps. Sir Philippe Nunnely est venu ici prendre le thé hier soir. Je vous ai entendue lui chanter une romance qu’il vous avait apportée. Je l’ai entendu, lorsqu’il est parti, à onze heures, vous appeler dehors pour regarder l’étoile du soir.

— C’est l’état de vos nerfs qui vous rend si sensitif.

— Je l’ai entendu vous baiser la main.

— Impossible !

— Non : ma chambre est au-dessus du vestibule, ma fenêtre donne droit sur la grande porte. Le châssis était levé, car la fièvre m’agitait : vous êtes demeurée dix minutes avec lui sur le seuil ; j’ai saisi chaque mot de votre conversation, et j’ai entendu son salut. Henry, donnez-moi un peu d’eau.

— Laissez-moi la lui donner moi-même, Henry. »

Mais Louis se leva à moitié pour prendre le verre des mains du jeune Sympson, et refusa l’assistance de Shirley.

« Ne puis-je donc rien faire pour vous ?

— Rien ; car vous ne pouvez me garantir une nuit de paisible repos, et c’est tout ce dont j’ai besoin en ce moment.

— Vous ne dormez pas bien ?

— Le sommeil m’a abandonné.

— Et pourtant vous m’avez dit que vous n’étiez pas bien malade ?

— Dans la meilleure santé, j’éprouve souvent l’impossibilité de dormir.

— Si j’en avais le pouvoir, je voudrais vous plonger dans le plus paisible sommeil, profond et calme, sans un rêve.

— Un complet anéantissement ! je ne demande pas cela.

— Avec les rêves de tout ce que vous désirez le plus, alors…

— Monstrueuses illusions ! Le sommeil serait le délire ; le réveil, la mort.

— Vos désirs ne sont pas si chimériques : vous n’êtes pas un visionnaire ?

— C’est votre pensée du moins, je suppose. Mais mon caractère n’est pas peut être tout à fait aussi lisible pour vous que pourrait l’être une page du dernier roman.

— C’est possible… mais ce sommeil, j’aimerais à l’enchaîner à votre oreiller, à gagner pour vous ses faveurs. Si je prenais un livre et m’asseyais à côté de vous pour vous lire quelques pages ?… Je puis bien disposer d’une demi-heure.

— Je vous remercie, mais je ne veux pas vous retenir.

— Je lirai très-doucement.

— Cela ne me ferait pas de bien. Je suis dans un état trop fiévreux et trop irritable pour supporter une voix douce, harmonieuse et vibrante, résonnant si près de mon oreille. Vous feriez mieux de me laisser.

— Eh bien, je pars.

— Et vous ne me dites pas bonsoir ?

— Oui, monsieur, oui, monsieur Moore, bonne nuit. »

Shirley sortit.

« Henry, mon garçon, allez vous coucher maintenant, dit Louis Moore : il est temps que vous preniez quelque repos.

— Monsieur, j’éprouverais du plaisir à veiller à votre chevet toute la nuit.

— Rien n’est si peu nécessaire ; je vais mieux. Ainsi, allez vous coucher.

— Donnez-moi votre bénédiction, monsieur.

— Que Dieu vous bénisse, mon meilleur élève.

— Vous ne m’appelez jamais votre plus cher élève.

— Non, et jamais je ne vous appellerai ainsi. »



Peut-être miss Keeldar gardait-elle rancune à son ancien précepteur du refus qu’il avait fait de son offre ; il est certain du moins qu’elle ne la répéta pas. Si souvent que se fît entendre son pas léger à travers le corridor, il ne s’arrêta plus à la porte du malade, et sa voix douce, harmonieuse, vibrante, ne troubla plus le silence de la chambre. D’ailleurs la bonne constitution de M. Moore ne tarda pas à triompher du mal. Au bout de quelques jours il put se lever et reprendre ses fonctions ordinaires.

Les souvenirs conservaient toujours leur autorité sur le précepteur et son ancienne élève ; c’est ce que prouvait la manière dont quelquefois il franchissait la distance qu’elle maintenait d’habitude entre elle et lui, pour réprimer sa réserve hautaine d’une main ferme et calme.

Une après-midi, les Sympson étaient sortis en voiture pour prendre l’air. Shirley, qui n’était jamais fâchée de saisir une occasion d’échapper à leur société, était demeurée à la maison sous prétexte d’une affaire. L’affaire, une lettre à écrire, était expédiée au moment où la porte d’entrée du manoir se refermait derrière la voiture. Miss Keeldar se rendit alors au jardin.

C’était un calme jour d’automne. Le soleil dorait la campagne d’une teinte moelleuse et chaude ; les arbres étaient encore couverts de feuilles qui commençaient à jaunir. La bruyère, encore en fleur, teignait de pourpre les montagnes. Le ruisseau se dirigeait en serpentant vers Hollow à travers une campagne paisible. Aucun vent ne suivait son cours ni n’agitait les bois qui le bordaient. Les jardins de Fieldhead portaient le sceau d’une douce ruine. Sur les allées, balayées le matin, des feuilles avait voltigé de nouveau. La saison des fleurs et même des fruits était finie ; mais quelques pommes garnissaient encore les arbres ; une fleur délicate se montrait par-ci par-là au milieu des feuilles flétries.

Ces seules fleurs. les dernières de leur espèce, Shirley les cueillait en se promenant soucieusement le long des allées. Elle attachait à sa ceinture un bouquet sans odeur et sans éclat, lorsqu’elle s’entendit appeler par Henri Sympson, qui arrivait à elle clopin-clopant.

« Shirley, M. Moore serait bien content de vous voir à la salle d’étude, et de vous entendre lire un peu de français, si vous n’avez point de plus urgente occupation. »

Le messager s’acquitta de sa commission très-simplement, et comme d’une chose tout ordinaire.

« Est-ce que M. Moore vous a commandé de venir me dire cela ?

— Certainement : pourquoi non ? Et maintenant, venez, et laissez-nous croire que nous sommes encore à Sympson-Grove. Nous avions d’agréables heures d’études, dans ce temps-là ! »

Peut-être miss Keeldar pensa que les circonstances étaient changées depuis lors ; néanmoins elle ne fit aucune remarque, et, après une courte réflexion, elle suivit tranquillement Henry.

En entrant dans la salle d’étude, elle s’inclina en signe d’obéissance, comme elle avait coutume de le faire autrefois ; elle ôta son chapeau, qu’elle suspendit à côté de la casquette d’Henry. Louis Moore était assis à son bureau, tournant les feuillets d’un livre ouvert devant lui, et marquant des passages avec son crayon ; il se remua, pour reconnaître la courtoisie de Shirley, mais ne se leva pas.

« Vous m’avez proposé, il y a peu de jours, de me lire quelque chose, dit-il. Je ne pouvais vous écouter alors ; mon attention est maintenant à votre service. Un peu de pratique de la langue française ne peut que vous être profitable. J’ai remarqué que votre accent commence à se rouiller.

— Quel livre prendrai-je ?

— Voici les œuvres posthumes de Bernardin de Saint-Pierre. Lisez quelques pages des Fragments de l’Amazone. »

Elle accepta la chaise qu’il avait préparée près de la sienne ; le volume était placé sur le bureau, il n’y avait qu’un livre entre eux ; ses cheveux tombaient si bas, que le précepteur ne pouvait voir la page.

« Rejetez vos cheveux en arrière, » dit-il.

Pendant un instant, Shirley parut incertaine si elle obéirait ou n’obéirait pas à la requête. Un éclair de son œil brilla fugitivement sur le visage du professeur ; peut-être que, s’il l’avait regardée avec dureté ou avec timidité, ou si une expression indécise s’était montrée dans sa contenance, elle se fût révoltée, et la leçon se fût terminée là ; mais il attendait seulement son consentement, aussi calme que le marbre, et aussi froid. Elle rejeta son voile de tresses derrière son oreille. Il était heureux que son visage eût un agréable contour, et que ses joues eussent le poli et la rondeur de la première jeunesse : car, ainsi privé de son ombre douce, son visage eût pu perdre de sa grâce. Mais que lui importait cela dans la compagnie où elle se trouvait ? Ni Calypso ni Eucharis ne se souciaient de fasciner Mentor.

Elle se mit à rire. Ce langage était devenu étranger à sa langue ; elle hésitait ; la lecture était heurtée, arrêtée par une respiration pressée, brisée par des intonations tout anglaises. Elle s’arrêta.

« Je ne puis continuer. Lisez-moi un alinéa, s’il vous plaît, monsieur Moore. »

Ce qu’il lut, elle le répéta : elle prit son accent en trois minutes.

« Très-bien ! fut le commentaire approbateur à la fin du morceau.

— C’est presque le français rattrapé, n’est-ce pas ?

— Vous ne pourriez écrire le français comme autrefois, j’en suis sûr ?…

— Oh ! non. Je ferais maintenant d’étranges mots de ma composition.

— Vous ne pourriez composer le devoir de La première femme savante.

— Vous rappelez-vous encore cette vieillerie ?

— Jusqu’à la dernière ligne.

— J’en doute.

— Je m’engage à vous le répéter mot pour mot.

— Vous vous arrêteriez court à la première ligne.

— Défiez-moi à l’épreuve.

— Je vous défie. »

Il récita le morceau suivant :



 

Et il arriva que, lorsque les hommes commencèrent à se multiplier sur la face de la terre, et que des filles furent nées parmi eux, les fils de Dieu virent les filles des hommes et les trouvèrent belles, et ils les choisirent pour leurs femmes.


C’était au commencement du temps, avant que les étoiles fussent placées au firmament, et lorsqu’elles chantaient encore ensemble.

Cette époque est si reculée, le brouillard et la brume des temps l’enveloppent d’une si vague obscurité, que tout trait distinct de coutumes, toute ligne de démarcation de localité, échappent à la perception et défient les recherches. Il suffit de savoir que le monde existait alors ; que des hommes le peuplaient ; que la nature de l’homme, avec ses passions, ses sympathies, ses peines, ses plaisirs, animait la planète et lui donnait une âme.

Une certaine tribu colonisa un point sur le globe. De quelle race était cette tribu, on ne le sait pas ; dans quelle région était situé ce point, on ne le dit pas. Nous avons l’habitude de penser à l’Est lorsque nous parlons d’événements de cette date ; mais qui affirmera que la vie n’existait pas dans l’Ouest, le Sud, le Nord ? Qui nous contredira si nous disons que cette tribu, au lieu de camper sous les palmiers de l’Asie, errait dans les îles plantées de chênes situées dans nos mers de l’Europe ?

Ce n’est ni une plaine sablonneuse, ni une oasis restreinte et circonscrite que je crois voir. Une forêt dans une vallée aux flancs rocheux et aux ombres d’une sombre profondeur, formée par des arbres pressés les uns sur les autres, descend devant moi. Là, il est vrai, habitent des êtres humains, mais si rares, et dans des allées si couvertes de branches, qu’on ne peut les entendre ni les voir. Sont-ils sauvages ? indubitablement. Ils vivent avec la houlette et l’arc : moitié bergers, moitié chasseurs, leurs troupeaux errent aussi sauvages que leur proie. Sont-ils heureux ? non : ils ne sont pas plus heureux que nous ne le sommes de nos jours. Sont-ils bons ? non : ils ne sont pas meilleurs que nous ne le sommes nous-mêmes ; leur nature est notre nature, elle est humaine. Il y a dans cette tribu un être trop souvent malheureux, une enfant privée de son père et de sa mère. Nul ne s’inquiète de cette enfant : quelquefois elle est nourrie, mais le plus souvent elle est oubliée. Rarement une hutte s’ouvre pour la recevoir ; le creux d’un arbre ou une froide et humide caverne sont sa demeure. Oubliée, perdue, errante, elle vit plus avec les bêtes sauvages et les oiseaux qu’avec ceux de son espèce. La faim et le froid sont ses compagnons. La tristesse est suspendue sur elle, la solitude l’environne. Oubliée et inappréciée, elle pourrait mourir ; mais elle vit et croît. La solitude verdoyante prend soin d’elle et devient pour elle une mère : elle la nourrit de ses baies savoureuses, de ses racines et de ses noix.

Il y a quelque chose dans l’air de ce climat qui excite doucement la vie : il doit y avoir quelque chose aussi dans sa rosée qui guérit comme un baume souverain. Ses saisons tempérées n’exagèrent aucune passion, aucun sens ; sa température tend vers l’harmonie ; on dirait que ses brises apportent du ciel le germe de la pensée pure et du sentiment plus pur encore. Les formes des rochers et du feuillage ne sont point grotesquement fantastiques ; les couleurs des fleurs et des oiseaux n’ont pas d’éclat violent : le repos règne dans l’étendue de ces forêts remplies de douce fraîcheur.

Le charme aimable garanti à la fleur et à l’arbre, accordé à la biche et à la colombe, n’a point été dénié à la fille de l’humanité. Entièrement solitaire, elle a grandi droite et gracieuse. La Nature forma ses traits dans un beau moule ; ils ont mûri dans leurs lignes pures et correctes, inaltérés par les secousses de la maladie. Aucun vent desséchant n’a maltraité la surface de son corps ; aucun soleil brûlant n’a crêpé ou flétri les tresses de ses cheveux ; sa forme blanche brille comme l’ivoire à travers les arbres ; sa chevelure ruisselle abondante, longue, luisante ; ses grands yeux brillent dans l’ombre d’un doux et humide éclat : au-dessus de ces yeux, quand la brise le met à nu, son front large et pur ressemble à une page claire et candide, où la connaissance, si la connaissance arrive jamais, pourra écrire son mémorial en lettres d’or. Vous ne voyez dans la jeune sauvage rien de vicieux ni de farouche : elle hante les bois, innocente et pensive, quoiqu’il ne soit pas aisé de deviner à quoi peut penser un être si ignorant.

Le soir d’un jour d’été, avant le déluge, étant entièrement seule, car elle avait perdu toute trace de sa tribu, qui avait erré fort loin, elle ne savait où, elle sortit de la vallée pour voir le Jour disparaître et la Nuit arriver. Une pointe de rocher surmontée d’un arbre fut son observatoire : les racines du chêne, couvertes de gazon et de mousse, lui fournirent un siège ; les branches chargées de feuillage lui tissèrent un dais.

Lent et majestueux le Jour se retira, traversant des feux de pourpre, et disparaissant aux adieux du chœur sauvage des hôtes des bois. Puis la Nuit vint, calme comme la mort : le vent tomba, les oiseaux cessèrent de chanter. En ce moment chaque nid contint d’heureux couples, le cerf et la biche dormirent heureux et tranquilles dans leur réduit.

La jeune fille était assise, le corps immobile, l’âme agitée, occupée cependant plutôt par le sentiment que par la pensée, par le désir que par l’espérance, par l’imagination que par la réalité. Elle sentait que la puissance du monde, du firmament, était sans bornes. Elle se croyait le centre de toute chose, un petit atome de vie oublié, une étincelle d’âme lancée par inadvertance de la grande source créatrice, et maintenant brûlant isolée, pour s’éteindre au fond d’un noir ravin. Elle se demandait si elle était ainsi destinée à se consumer et à périr, si sa vivante lumière devait passer sans faire aucun bien, sans être vue ni cherchée, étoile perdue dans un firmament sans étoiles, dans lequel ni berger, ni pèlerin, ni sage, ni prêtre, ne verraient un guide ou ne liraient une prophétie ? En pouvait-il être ainsi, se demandait-elle, lorsque la flamme de son intelligence brûlait si vive ; lorsque sa vie se manifestait si vraie, si réelle, si puissante ; lorsque quelque chose en elle d’inquiet et d’agité lui prouvait qu’elle avait reçu de Dieu une force à laquelle elle devait trouver un exercice ?

Elle regardait le Ciel et le Soir : le Ciel et le Soir lui rendaient ses regards. Elle regarda en bas, cherchant la rive, la montagne, la rivière, qui s’étendaient au-dessous d’elle. Tous les objets qu’elle interrogea lui répondirent par oracles : elle entendit, elle fut impressionnée, mais elle ne put comprendre. Elle leva ses mains jointes au-dessus de sa tête.

« Guide, Assistance, Consolation, venez ! » s’écria-t-elle.

Aucune voix ne répondit.

Elle attendit, agenouillée, regardant fixement en haut. Le ciel se perdait à l’horizon. Les étoiles brillaient éparses dans l’espace immense.

À la fin, une corde trop tendue de son agonie se relâcha : il lui sembla que quelque chose d’éloigné se rapprochait : elle entendit comme la voix du Silence. Ce n’était ni un langage, ni un mot ; seulement un son.

De nouveau un son harmonieux, plein, puissant, un son profond et doux comme le frémissement de l’orage, fit onduler le crépuscule.

Puis, plus profond, plus rapproché, plus clair, il roula harmonieusement.

Puis enfin… une voix distincte passa entre le Ciel et la Terre :

« Ève ! »

Si Ève n’était pas le nom de cette femme, elle n’en avait aucun. Elle se leva.

« Me voici !

— Ève !

— Oh ! Nuit ! (ce ne peut être que la Nuit qui parle) me voici ! »

La voix, descendant, atteignit la Terre.

« Ève !

— Seigneur ! s’écria-t-elle, contemple ta servante. »

Elle avait sa religion : toute tribu avait quelque croyance.

« Je viens à toi : je suis le Consolateur !

— Seigneur, hâtez-vous ! »

Le Soir rougissait plein d’espoir ; l’air palpitait ; la lune montait large et brillante, mais sa lumière n’éclaira aucune forme.

« Penche-toi vers moi, Ève. Viens dans mes bras ; repose-toi sur mon sein.

— Je m’appuie sur toi, ô être Invisible. Mais qui es-tu ?

— Ève, j’ai apporté du Ciel le breuvage de vie. Fille de l’homme, bois à ma coupe !

— Je bois ; il me semble que la plus douce rosée ait visité mes lèvres. Mon cœur aride revit ; mon affliction est soulagée ; mon angoisse et mes luttes ont disparu. Et la nuit change ! les bois, la montagne, la lune, le ciel, tout est changé !

— Tout change, et pour toujours. J’ôte l’obscurité à ta vue ; je délivre tes facultés de leurs fers ; sur ton chemin j’aplanis les obstacles. Avec ma présence, je remplis le vide : je réclame comme mien l’atome de vie perdu ; je prends pour moi l’étincelle d’âme qui auparavant brûlait oubliée !

— Oh ! prends-moi ! oh ! réclame-moi ! Tu es un dieu.

— Un fils de Dieu ; un être qui se sent lui-même dans la portion de vie qui t’anime ; auquel il est permis de réclamer son bien, de le nourrir, de l’aider, afin qu’il ne périsse pas abandonné.

— Un Fils de Dieu ! Suis-je donc vraiment élue ?

— Toi seule sur cette terre. J’ai vu que tu étais belle : je savais que tu étais à moi. Il m’est donné de te sauver, de te soutenir, de te chérir. Reconnais en moi ce séraphin nommé sur la terre le Génie.

— Mon glorieux époux ! vraiment descendu d’en haut ! Tout ce que je désirais, enfin je le possède. Je reçois une révélation. L’idée confuse, l’obscur murmure qui m’ont hantée depuis ma jeunesse, sont interprétés. Tu es celui que je cherchais. Fils de Dieu, prends ton épouse !

— Sans être humilié, je puis prendre ce qui est à moi. N’ai-je pas moi-même ravi de l’autel la flamme qui a allumé la vie d’Ève ? Reviens dans le ciel d’où tu fus envoyée. »

Cette présence, invisible, mais toute-puissante, l’enveloppait comme le troupeau enveloppe le jeune agneau. Cette voix, tendre mais pénétrante, vibrait dans son cœur comme une douce musique. Son œil ne percevait aucune image ; et cependant sa vision et son cerveau avaient comme le sentiment de la pure sérénité de l’air, du pouvoir des mers, de la majesté des étoiles, de l’énergie des éléments, de l’inébranlable solidité des montagnes, et par-dessus tout, de l’éclat d’une héroïque beauté s’élançant victorieuse sur la Nuit, dont elle dispersait les ombres comme un divin Soleil.

Telle fut l’heure de l’hymen du Génie et de l’Humanité. Qui répétera l’histoire de leur union depuis ce temps-là ? Qui peindra ses félicités et ses misères ? Qui racontera les longues luttes entre le Serpent et le Séraphin ? Comment le Père du mensonge voulut insinuer que le mal était le bien, l’orgueil la sagesse, le poison la passion ? Comment l’Ange redoutable le défia, lui résista, le repoussa, purifia la coupe souillée, exalta l’émotion dépravée, rectifia l’instinct pervers, découvrit le venin caché, confondit la tentation effrontée, purifia, justifia, guida et soutint ? Comment par sa patience, par sa force, par cette indicible excellence qu’il tenait de Dieu, son origine, le fidèle Séraphin livra à travers le Temps une grande bataille pour l’humanité ; et quand le cours du Temps fut accompli, et que la Mort voulut barrer les portes de l’Éternité, comment le Génie se tint auprès de son épouse mourante, la soutint dans l’agonie du terrible passage, et la porta triomphante dans sa demeure ; comment le Ciel la racheta, la rendit à Jéhovah, son créateur, et à la fin, en face des Anges et des Archanges, plaça sur son front la couronne de l’immortalité ?

Qui de ces choses écrira la chronique ?



« Je ne pus jamais corriger cette composition, dit Shirley, lorsque Moore eut fini. Votre plume de censeur l’avait couverte d’observations critiques que je m’efforçai en vain d’approfondir. »

Elle avait pris un crayon sur le bureau du précepteur, et elle s’occupait à dessiner de petites feuilles, des fragments de piliers, des croix brisées, sur les marges du livre.

« Vous pouvez avoir à moitié oublié le français ; mais vous n’avez pas perdu vos habitudes d’écolière, je le vois, dit Louis, et mes livres ne seraient pas plus en sûreté avec vous aujourd’hui qu’autrefois. Mon Bernardin de Saint-Pierre nouvellement relié serait bientôt comme mon Racine, qui garde le souvenir de miss Keeldar sur toutes ses pages. »

Shirley laissa tomber le crayon comme s’il lui eût brûlé les doigts.

« Dites-moi quelles étaient les fautes de ce devoir, demanda-t-elle. Étaient-ce des erreurs grammaticales, ou bien vos objections s’adressaient-elles au fond ?

— Je n’ai jamais dit que les lignes que j’y avais tracées étaient l’indication de fautes. Vous voulûtes penser ainsi, et je m’abstins de toute contradiction.

— Que voulaient-elles dire, alors ?

— Cela est sans importance aujourd’hui.

— Monsieur Moore, s’écria Henry, faites répéter à Shirley quelques-uns des morceaux qu’elle disait si bien par cœur.

— Si j’en demande un, ce sera le Cheval dompté, dit Moore, » taillant avec son canif la plume que Shirley avait émoussée.

Elle tourna la tête de côté ; son cou, ses joues claires, privés de leur voile naturel, rougissaient vivement.

« Ah ! vous voyez qu’elle n’a pas oublié, monsieur, dit Henry avec triomphe. Elle sait combien elle était méchante. »

Un sourire auquel elle ne voulait pas permettre de s’épanouir fit trembler sa lèvre ; elle baissa la tête et se cacha le visage moitié dans ses mains, moitié dans ses cheveux, qui retombèrent de nouveau.

« Certainement, j’étais une rebelle ! répondit-elle.

— Une rebelle ! répéta Henry. Oui ; vous et papa vous vous étiez querellés terriblement, et vous l’aviez mis au défi, ainsi que maman et mistress Pryor, et tout le monde : vous disiez qu’il vous avait insultée.

— Il m’avait insultée, interrompit Shirley.

— Et vous vouliez quitter Sympson-Grove à l’instant même. Vous aviez réuni tous vos effets, et papa les jeta hors de votre malle ; maman pleurait, mistress Pryor pleurait ; toutes deux se tordaient les mains en vous suppliant de vous calmer ; et vous étiez là agenouillée sur le plancher, avec vos effets et votre malle retournée devant vous, paraissant… paraissant… quoi ! dans une de vos colères. Vos traits, dans ces moments-là, ne sont pas contractés ; ils sont fixes, mais tout à fait beaux ; vous paraissez à peine irritée, seulement résolue ; et cependant on sent qu’un obstacle qui traverserait votre chemin serait brisé comme par la foudre. Papa faiblit et appela M. Moore.

— Assez, Henry.

— Non, ce n’est pas assez. Je sais à peine comment s’y prit M. Moore ; je me souviens seulement qu’il donna à entendre à papa que cette agitation allait faire revenir sa goutte ; puis il parla tranquillement aux ladies, les engageant à sortir ; ensuite il vous dit, miss Shirley, que ce n’était pas le moment des paroles et des remontrances, mais que le thé venait d’être servi dans la salle d’étude, qu’il avait bien soif, et qu’il serait heureux que vous voulussiez bien pour l’instant laisser là vos bagages et venir préparer une tasse de thé pour lui et pour moi. Vous vîntes ; vous ne vouliez pas parler d’abord ; mais vous ne tardâtes pas à vous adoucir et à reprendre votre enjouement ordinaire. M. Moore se mit à vous parler du continent, de la guerre, de Bonaparte, sujet que nous aimions tous deux à entendre traiter. Après le thé, il nous dit que ni l’un ni l’autre ne devions le quitter de la soirée : il ne voulait pas nous perdre de vue, de peur qu’il ne nous arrivât quelque désagrément. Nous demeurâmes assis à chacun de ses côtés ; nous étions si heureux ! Je n’ai jamais passé une aussi agréable soirée. Le lendemain, il vous administra, miss, une mercuriale d’une heure, qu’il termina en vous disant d’apprendre dans Bossuet, comme punition, une pièce, le Cheval dompté. Vous l’apprîtes au lieu de faire vos malles, Shirley. Nous n’entendîmes plus parler de votre désertion. M. Moore vous tourmenta sur ce sujet pendant plus d’une année.

— Jamais elle n’a récité une leçon avec plus d’esprit, dit Moore. Elle me donna alors la satisfaction d’entendre pour la première fois ma langue maternelle parlée sans accent par une jeune fille anglaise.

— Pendant tout un mois elle fut aussi douce que des cerises d’été, dit Henry : une bonne et franche querelle laissait toujours le caractère de Shirley meilleur qu’elle ne l’avait trouvé.

— Vous parlez de moi comme si je n’étais pas présente, fit observer miss Keeldar, qui n’avait point encore relevé la tête.

— Êtes-vous bien sûre d’être présente ? demanda M. Moore ; il y a certains moments, depuis mon arrivée ici, où j’ai été tenté de demander à la dame de Fieldhead si elle savait ce qu’était devenue mon ancienne élève.

— Elle est ici maintenant.

— Je la vois, et même assez humble ; mais je ne voudrais conseiller ni à Henry ni à d’autres de croire trop implicitement à une humilité qui un moment peut cacher son visage rougissant comme une modeste petite enfant, et un instant après se relever pâle et hautaine comme le marbre de Junon.

— Un homme de l’antiquité, dit-on, donna la vie à la statue sortie de son ciseau. D’autres peuvent avoir la puissance contraire de changer la vie en pierre. »

Moore s’arrêta un instant sur cette observation avant d’y répondre. Son regard à la fois frappé et méditatif semblait dire : « Étrange phrase ! quelle en peut être la signification ? » Il la retourna dans son esprit, lentement et profondément, comme un Allemand pesant une proposition de métaphysique.

« Vous voulez dire, reprit-il enfin, que quelques hommes inspirent de la répugnance, et glacent ainsi le cœur le plus bienveillant.

— Très-ingénieux ! répondit Shirley. Si l’interprétation vous plaît, vous êtes libre de la considérer comme vraie. Cela m’est égal. »

Et disant cela, elle redressa sa tête, qui prit tout à coup l’expression hautaine et la couleur de marbre que Louis venait de décrire.

« Contemplez la métamorphose ! dit-il : réalisée aussitôt qu’imaginée ; l’humble nymphe se change en une inaccessible déesse. Mais il ne faut pas qu’Henry soit frustré du récit, et Olympia daignera lui donner ce plaisir. Commençons.

— J’ai oublié la première ligne.

— Je ne l’ai pas oubliée, moi. Si ma mémoire est rétive, elle retient bien. J’acquiers avec résolution la science et la sympathie ; la science croît dans mon cerveau, le sentiment dans ma poitrine ; et ce n’est pas comme ces produits hâtifs qui, n’ayant aucunes racines, fleurissent assez vigoureusement pour un temps, et tombent bientôt flétris et desséchés. Attention, Henry ! Miss Keeldar consent à vous donner cette faveur. « Voyez ce cheval ardent et impétueux… » C’est ainsi que cela commence. »

Miss Keeldar consentit à l’effort qui lui était demandé ; mais bientôt elle s’arrêta.

« À moins d’entendre le morceau entièrement répété, je ne peux continuer, dit-elle.

— Cependant il fut promptement appris ; vite gagné, vite perdu, » dit le précepteur. Il récita le passage avec assurance, correctement, avec une emphase lente et expressive.

Shirley, par degrés, inclina son oreille à mesure qu’il avançait. Son visage, détourné d’abord, se tourna vers lui. Lorsqu’il eut fini, elle prit le mot comme de ses lèvres ; elle prit le même ton ; elle saisit son propre accent, elle débita les phrases comme il les avait débitées lui-même. Elle reproduisit sa manière, sa prononciation, son expression.

C’était maintenant son tour de solliciter.

« Rappelez-vous le Songe d’Athalie, dit-elle, et récitez-le. »

Il le récita. Elle le reprit après lui ; elle trouvait un vif plaisir à pouvoir ainsi s’approprier sa langue ; elle sollicita plus ample indulgence ; tous les anciens exercices furent passés en revue, et avec eux Shirley vit revivre ses joyeux jours d’études.

Moore avait dit quelques-uns des meilleurs passages de Corneille et de Racine, et avait entendu l’écho de sa voix profonde dans la voix harmonieuse de la jeune fille, qui modulait fidèlement son organe sur le sien. Le Chêne et le Roseau, la plus belle des fables de La Fontaine, avait été récitée, bien récitée par le précepteur, et l’élève avait avidement profité de la leçon. Peut-être un sentiment simultané les saisit-il alors, à savoir que leur enthousiasme était monté à un point où le léger aliment de la poésie française ne pouvait suffire à l’entretenir ; peut-être désiraient-ils tous deux jeter un tronc de chêne anglais à cette flamme dévorante. Moore reprit :

« Et ce sont là nos meilleures pièces ! Et nous n’avons rien de plus dramatique, de plus nerveux, de plus original[1]! »

Puis il sourit et garda le silence. Toute sa nature semblait se reposer dans sa sérénité : debout près du foyer, il appuyait son coude sur le manteau de la cheminée, plongé dans une agréable rêverie.

Le crépuscule allait disparaître ; les fenêtres de la salle d’étude, obscurcies par les plantes grimpantes dont le vent d’octobre n’avait point encore balayé le feuillage desséché, laissaient pénétrer à peine un rayon du ciel ; mais le feu donnait assez de clarté pour la causerie.

Louis Moore s’adressa à son élève en français ; elle lui répondit d’abord avec une hésitation rieuse et avec des phrases rompues. Moore la reprenait en l’encourageant ; Henry avait pris part à la leçon ; les deux élèves se tenaient en face du maître, leurs bras mutuellement passés autour de leur taille. Tartare, qui avait longtemps sollicité et avait enfin obtenu son admission, s’était assis sagement devant le foyer, regardant la flamme qui s’échappait de morceaux de charbon placés au milieu des cendres rouges. Le groupe était assez heureux ; mais un sourd bruit de roues qui se fit entendre sur le pavé de la cour vint bientôt les surprendre désagréablement.

« C’est la voiture qui revient, dit Shirley ; le dîner doit être prêt, et je ne suis pas habillée. »

Une servante arriva avec la chandelle de M. Moore et le thé ; car le précepteur et l’élève dînaient habituellement à l’heure du goûter.

« M. Sympson et les ladies sont de retour, dit-elle, et sir Philippe Nunnely est avec eux.

— Comme vous avez tressailli et comme votre main tremble, Shirley ! dit Henry, lorsque la servante eut fermé les volets et fut partie. Mais je sais pourquoi ; ne le savez-vous pas, monsieur Moore ? Je connais les intentions de papa. C’est un petit homme fort laid, ce sir Philippe : je voudrais qu’il ne fût pas venu ; je voudrais que mes sœurs et tout le monde fussent demeurés à De Walden Hall pour dîner. Shirley eût fait une fois de plus le thé pour vous et pour moi, monsieur Moore, et nous aurions passé une heureuse soirée. »

Moore fermait son bureau et serrait son Bernardin de Saint-Pierre.

« C’était là votre plan, n’est-ce pas, mon garçon ?

— Ne l’approuvez-vous pas, monsieur ?

— Je n’approuve pas les utopies. Regardez la vie sous sa face de fer ; affrontez la réalité dans sa contenance d’airain. Faites le thé, Henry, je serai de retour dans une minute. »

Il quitta la chambre ; ainsi fit Shirley, par une autre porte.





  1. Souvenez-vous, lecteur, que l’école moderne de poésie française, telle qu’elle est aujourd’hui, était inconnue : Lamartine, Victor Hugo, etc., avaient leurs vers et leur réputation à faire ; certainement Louis Moore eût pu satisfaire les désirs de ses robustes poumons et de son large cœur en demandant de sa voix la plus profonde :
    Quels sont ces bruits sourds ?
    Écoutez vers l’onde
    Cette voix profonde,
    Qui pleure toujours,
    Et qui toujours gronde,
    Quoiqu’un son plus clair
    Parfois l’interrompe,
    Le vent de la mer
    Souffle dans sa trompe.
    Ou il eût pu se complaire dans la rude vigueur de Barbier :
    Ô Corse à cheveux plats, que la France était belle
    Au grand soleil de messidor !
    C’était une cavale indomptable et rebelle
    Sans frein d’acier ni rênes d’or ;
    Une jument sauvage, à la croupe rustique
    Fumant encor du sang des rois,
    Mais fière, et d’un pas libre heurtant le sol antique
    Libre pour la première fois.
    Jamais aucune main n’avait passé sur elle
    Pour la flétrir ou l’outrager,
    Jamais ses larges flancs n’avaient porté la selle
    Ni le harnais de l’étranger.
    Tout son poil était vierge, et belle, vagabonde,
    L’œil haut, la croupe en mouvement,
    Sur ses jarrets dressée, elle effrayait le monde
    Du bruit de son hennissement.
    . . . . . . . . . .