Shirley/28

La bibliothèque libre.
Shirley
Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 67-75).

CHAPITRE IV.

Louis Moore.


Louis Moore était accoutumé à une vie tranquille. Homme calme, il l’endurait mieux que beaucoup d’autres ne l’eussent fait : ayant sa tête et son cœur peuplés d’un monde à lui, il tolérait très-patiemment la captivité dans un coin étroit et tranquille du monde réel.

Comme Fieldhead est paisible ce soir ! Miss Keeldar, la famille entière des Sympson, même Henry, tous excepté Moore, sont allés à Nunnely. Sir Philippe a désiré leur visite : il a voulu leur faire faire la connaissance de sa mère et de ses sœurs, qui sont en ce moment au prieuré. Le baronnet, en aimable gentleman qu’il est, a aussi invité le précepteur. Mais le précepteur eût plutôt engagé sa parole avec le fantôme du comte de Huntingdon de le rencontrer au milieu du cercle de ses joyeux compagnons, sous la voûte des plus épais, des plus noirs, des plus vieux chênes de la forêt de Nunnely. Il eût plutôt donné rendez-vous au fantôme d’une abbesse ou d’une pâle nonne, au milieu des humides et herbeuses reliques de leur sanctuaire en ruines, qui tombe en poussière au cœur de la forêt. Louis Moore désire avoir quelque chose auprès de lui ce soir ; mais ce n’est point le petit baronnet, ni sa bienfaisante mais sévère mère, ni ses sœurs patriciennes, ni une seule âme de la famille de Sympson.

La nuit n’est pas calme. L’équinoxe agite encore ses orages. Les pluies torrentielles du jour ont cessé : les nuages se séparent et disparaissent du ciel non pas, en laissant derrière eux une mer de saphir, mais chassés par une continuelle et bruyante tempête. La lune règne glorieuse, jouissant de la tempête comme si elle s’abandonnait avec amour à ses premières caresses. Nul Endymion n’épiera ce soir sa déesse : il n’y a pas de troupeaux sur les montagnes, et elle fait bien ce soir d’accueillir Éole.

Assis dans la salle d’étude, Moore entendait l’orage rugir autour du pavillon opposé et le long de la façade du manoir. Le côté où il se trouvait était abrité, mais il ne tenait ni au silence ni à l’abri.

« Tous les appartements sont vides, dit-il : cette cellule me donne mal au cœur. »

Il la quitta et s’en fut où les fenêtres, plus larges et plus dégagées que l’ouverture treillagée de branches de sa chambre, laissaient librement voir le bleu sombre du ciel de cette orageuse nuit d’automne. Il ne porta aucune lumière : il n’avait besoin ni de lampe ni de feu ; la clarté pleine de la lune, quoique obscurcie de temps à autre par les nuages, brillait sur le parquet et sur les murs.

Moore erre par tous les appartements : il semble poursuivre un fantôme de chambre en chambre. Il s’arrête dans le parloir aux boiseries de chêne ; celui-ci n’est pas humide et sans feu comme le salon ; le foyer est chaud et rouge ; on entend bruire les cendres dans ce brasier vif et clair ; près de la cheminée est une petite table à ouvrage sur laquelle est placée un pupitre ; une chaise est auprès.

Est-ce que la vision que Moore a poursuivie occupe cette chaise ? On le penserait, en le voyant debout auprès de ce siége. Il y a dans son regard autant d’intérêt, sur son visage autant d’expression que si dans cette solitude il avait trouvé un être vivant auquel il serait sur le point d’adresser la parole.

Il fait des découvertes. Un sac, un petit sac de satin, est suspendu au dossier de la chaise. Le pupitre est ouvert, les clefs sont dans la serrure ; un joli cachet, une plume d’argent, une ou deux baies de fruit mûr sur une feuille verte, un gant petit, propre et délicat, sont épars sur un guéridon, dans un désordre qui peut passer pour pittoresque.

« Voilà ses traces, dit-il : l’insouciante enchanteresse ! Appelée ailleurs, elle est sortie à la hâte et a oublié de revenir mettre toutes choses en ordre. Pourquoi laisse-t-elle la fascination dans l’empreinte de ses pas ? D’où a-t-elle reçu le don d’être étourdie sans jamais offenser ? Il y a toujours quelque chose à réprimander en elle, mais la réprimande ne pèse jamais sur le cœur, et pour son mari, après qu’elle se sera répandue en paroles, elle viendra naturellement expirer sur ses lèvres en un baiser. Il vaut mieux passer une heure à lui faire des remontrances, qu’un jour à admirer ou à louer toute autre femme. Mais que dis-je ? à quel soliloque me laissé-je entraîner ?… »

Il se tut. Il demeura quelques instants pensif, puis il s’occupa de s’arranger commodément pour la soirée.

Il tira le rideau sur la large fenêtre du salon, dont il interdit ainsi l’entrée à la reine des nuits, à sa cour et à ses légions étoilées ; il alimenta le feu, chaud encore, mais qui se consumait rapidement ; il alluma une des deux chandelles qui étaient devant lui ; il plaça une seconde chaise en face de celle qui était près de la table, et s’assit. Il tira ensuite de sa poche un petit livre de papier blanc, puis une plume, et il se mit à écrire d’une écriture mal formée et compacte. Approchez, lecteur : ne soyez pas timide ; regardez sans crainte par-dessus son épaule, et lisez à mesure qu’il écrit.

« Il est neuf heures ; la voiture ne reviendra pas avant onze heures, j’en suis certain. Jusqu’alors je suis libre ; jusqu’alors, je peux occuper sa chambre, m’asseoir en face de sa chaise, appuyer mon coude sur sa table, avoir autour de moi ces charmants petits objets qui me la rappellent.

« J’aimais autrefois la solitude. Je me la représentais comme une belle nymphe calme et sérieuse, une Oréade descendant vers moi du haut des montagnes désertes, avec quelque chose du brouillard bleu des collines dans sa parure, et de leur souffle rafraîchissant dans son haleine, mais aussi beaucoup de leur solennelle beauté dans son air. Je pouvais la courtiser avec sérénité, et m’imaginer que j’éprouvais du soulagement à la presser sur mon cœur, muette, mais majestueuse.

« Depuis ce jour où j’appelai S. à moi dans la salle d’étude, et qu’elle vint s’asseoir à mon côté, depuis ce jour où elle m’ouvrit le trouble de son esprit, demanda ma protection, fit appel à ma force, depuis cette heure j’abhorre la solitude. Froide abstraction, squelette décharné, fille, mère, compagne de la mort.

« Il est doux d’écrire sur l’objet qui m’est plus cher que mon cœur. Nul ne peut me priver de ce petit livre, et au moyen de cette plume je puis lui dire ce que je n’oserais dire à aucun être vivant, ce que je n’ose même penser tout haut.

« Nous nous sommes rarement rencontrés l’un l’autre depuis ce soir-là. Une fois, lorsque je me trouvais seul dans le salon, cherchant un livre d’Henry, elle entra, habillée pour un concert qui avait lieu à Stilbro’. Sa fausse honte, non la mienne, tira entre nous un voile argenté. J’ai beaucoup entendu parler de la « modestie virginale ; » renfermée dans de justes limites, cette vertu est parfaitement qualifiée par ces deux mots. Lorsqu’elle a passé devant la fenêtre, après m’avoir tacitement mais gracieusement reconnu, elle est apparue à mon esprit comme la « vierge sans tache : » une délicate splendeur l’environnait, et sa modestie de jeune fille était son auréole. Je peux être le plus fat comme je suis le plus laid d’entre les hommes ; mais, en vérité, cette timidité de sa part m’a touché d’une façon exquise ; elle a flatté mes plus douces sensations. Je devais paraître un stupide lourdaud ; j’éprouvais les délices du paradis, lorsqu’elle baissait son regard devant le mien, et détournait doucement la tête pour cacher la rougeur de son visage.

« Je sais que ceci est la causerie d’un rêveur, l’extase d’un fou romantique. Oui, je rêve ; je veux rêver de temps à autre.

« Et si elle a mis du roman dans ma prosaïque nature, qu’y puis-je faire ?

« Quelle enfant elle se montre quelquefois ! quelle primitive et innocente créature ! Il me semble la voir me regarder dans les yeux, et me conjurer de les empêcher de l’étouffer ; d’être ferme et de lui donner un violent narcotique. Je l’entends me confesser qu’elle n’était ni si indépendante, ni si indifférente à la sympathie qu’on le pensait : je vois la larme furtive tomber de ses cils. Elle m’a dit que je la croyais enfant, et c’est vrai. Elle s’imaginait que je la méprisais. La mépriser ! J’éprouvais un indicible ravissement à me sentir à la fois près d’elle et au-dessus d’elle ; à penser au droit naturel et au pouvoir que j’avais de la protéger, comme un mari protégerait sa femme.

« J’adore ses perfections ; mais ce sont ses défauts, ou au moins ses faiblesses, qui font que je l’attire à moi, que je la place dans mon cœur, que je l’environne de mon amour, et cela pour la plus égoïste, pour la plus profondément naturelle des raisons : ces défauts sont les degrés par lesquels je m’élève au-dessus d’elle. Si elle se dressait comme un retranchement artificiel, uni et sans aspérités, quelle prise donnerait-elle au pied ? Elle est comme la colline naturelle, avec ses crevasses moussues et ses creux, dont l’inclinaison invite à l’escalade, dont on a plaisir à gagner le sommet.

« Mais je quitte la métaphore. Mes yeux se délectent à sa vue : elle me plaît. Si j’étais roi et elle la servante chargée de balayer les escaliers de mon palais, à travers la distance qui nous séparerait, mon œil reconnaîtrait ses qualités ; mon cœur battrait pour elle, malgré l’abîme ouvert entre nous. Si j’étais un gentleman et qu’elle fût ma domestique, je ne pourrais m’empêcher d’aimer cette Shirley. Vous lui enlèveriez l’éducation, la parure, les somptueux vêtements, et tous ces avantages extérieurs, vous lui ôteriez toute grâce, à l’exception de celle que la belle proportion de ses formes rend inévitable ; vous me la présenteriez à la porte d’une chaumière, dans une robe grossière, m’offrant un verre d’eau avec ce sourire, cette chaude bienveillance, avec lesquels elle pratique maintenant l’hospitalité dans son manoir, que je l’aimerais. J’aimerais à demeurer une heure à causer avec elle. Je n’éprouverais pas la même impression que maintenant ; je ne trouverais en elle rien de divin ; mais, toutes les fois que je rencontrerais la jeune paysanne, ce serait avec plaisir, je ne la quitterais qu’avec regret.

« Quelle coupable négligence de laisser ainsi ouvert son pupitre dans lequel je sais qu’il y a de l’argent ! À cette serrure pendent les clefs de tous ses meubles, celle même de la cassette qui renferme ses joyaux. Il y a une bourse dans ce sac de satin. Je vois pendre au dehors les glands d’argent. Ce spectacle mettrait en colère mon frère Robert ; toutes ses petites faiblesses, je le sais, seraient pour lui une source d’irritation. Si elles me vexent, c’est de la plus agréable vexation. Je me plais à la trouver en défaut, et, si je demeurais toujours avec elle, je sais qu’elle ne serait pas avare de se prêter à cette satisfaction. Elle donnerait assurément quelque chose à faire, à redresser : un thème pour mes mercuriales de précepteur. Jamais je ne réprimande Henry ; jamais je ne me sens disposé à le faire. S’il fait mal, et c’est très-rare, pauvre excellent garçon ! un mot suffit. Souvent je ne fais même autre chose que de secouer la tête. Mais aussitôt que son minois mutin rencontre mon œil, les mots grondeurs se multiplient sur mes lèvres : d’homme taciturne, je crois qu’elle me transforme en parleur. D’où vient le plaisir que je prends à cette causerie et qui m’étonne quelquefois ? Plus son humeur est fière, méchante, taquine, plus elle me donne occasion de désapprouver, plus je la recherche et plus je l’aime. Jamais elle n’est plus sauvage que lorsqu’elle est revêtue de son habit et de son chapeau d’amazone ; jamais elle n’est moins traitable que lorsque, montée sur Zoé, elle revient de courir avec le vent sur les montagnes ; et cependant je l’avoue, je le confesse ici à cette page muette, il m’est arrivé d’attendre une heure dans la cour la chance d’être témoin de son retour, et celle plus chère de la recevoir dans mes bras en descendant de la selle. J’ai remarqué (c’est encore à cette page seulement que je veux confier cette remarque) qu’elle ne veut permettre à aucun autre que moi de lui prêter cette assistance. Je l’ai vue décliner poliment l’aide de sir Philippe Nunnely. Elle est toujours extrêmement aimable avec le jeune baronnet ; remplie d’égards pour ses sentiments, voire même pour son mesquin amour-propre : je l’ai vue rejeter d’une façon hautaine ceux de M. Sam Wynne. Maintenant je sais, mon cœur le sait, car il l’a senti, qu’elle s’abandonne à moi sans aversion : sait-elle combien j’éprouve de joie à mettre ma force à son service ? Je ne suis pas son esclave, je le déclare, mais mes facultés sont attirées vers sa beauté, comme les génies vers le rayonnement de la Lampe. Tout mon savoir, toute ma prudence, tout mon calme et toute ma force, sont debout devant elle, attendant humblement une tâche. Quel bonheur ils éprouvent lorsque vient un ordre ! Avec quelle joie ils se mettent au labeur qu’elle leur assigne ! Sait-elle cela ? « Je l’ai appelée nonchalante : il est remarquable que sa nonchalance ne compromette jamais son élégance ; et c’est vraiment par cette brèche de son caractère que l’on peut s’assurer de la réalité, de la profondeur, de la pureté de cette élégance. Un vêtement complet couvre quelquefois la maigreur et la difformité, tandis qu’une manche déchirée peut révéler un bras ravissant. J’ai tenu dans mes mains beaucoup d’objets lui appartenant, parce qu’elle les laisse souvent traîner. Je n’ai jamais rien vu qui n’annonçât la lady. Jamais rien de sordide, rien de souillé. Dans un sens, elle est aussi scrupuleuse que dans un autre elle est imprudente : elle serait paysanne, qu’elle serait toujours élégante et propre. Voyez la pureté de ce petit gant, la fraîcheur du satin de ce sac.

« Quelle différence entre S. et cette perle de C. H. ! Caroline, je m’imagine, est l’âme de la consciencieuse ponctualité et de la scrupuleuse exactitude : elle conviendrait parfaitement aux habitudes domestiques d’un certain frère à moi : elle est si délicate, si adroite, si recherchée, si prompte, si calme ! avec elle tout est fait à la minute, tout est tiré au cordeau. Elle conviendrait à Robert ; mais que pourrais-je faire de quelque chose de si parfait ? Elle est mon égale, pauvre comme moi ; elle est certainement jolie : une petite tête de Raphaël ; raphaélesque par les traits, mais toute anglaise par l’expression, toute insulaire par la grâce et la pureté : mais où y a-t-il là quelque chose à endurer, quelque chose à réprimander ? Comme le lis dans la vallée, elle est incolore, mais n’a pas besoin de couleurs. Quel changement pourrait ajouter à ces perfections ? quel pinceau oserait toucher à cette fleur ? Ma bien-aimée, si jamais j’en ai une, doit avoir une plus grande affinité avec la rose, dont le parfum doux et pénétrant est entouré d’épines. Ma femme, si jamais je me marie, doit stimuler de temps à autre ma grande nature avec un aiguillon ; elle doit fournir de l’exercice à la patience inébranlable de son mari. Je n’ai pas été fait si endurant pour être apparié avec un agneau : je trouverais une responsabilité plus convenable à ma nature dans la charge d’une jeune lionne ou d’une panthère. Je n’aime, parmi les choses douces, que celles qui aussi sont piquantes ; parmi les choses brillantes, que celles qui aussi quelquefois ne le sont pas ; j’aime le jour d’été, dont le soleil fait rougir les fruits et blanchir le blé. La beauté n’est jamais plus belle que quand, si je l’attaque, elle riposte avec courage. La fascination n’est jamais plus complète que quand, excitée et à moitié irritée, elle menace de se transformer en furie. Je serais bientôt fatigué, je le crains, de la muette et monotone innocence de l’agneau ; avant peu, la jeune colombe qui ne serait jamais agitée dans mon sein me deviendrait importune ; mais ma patience se plairait à calmer les mouvements, à discipliner l’énergie de l’impatient émerillon, et ma force à dompter les instincts de l’indomptable bête fauve.

« Oh ! mon élève ! oh ! Peri ! trop turbulente pour le ciel, trop innocente pour l’enfer ! Ne pourrai-je donc jamais que te voir, t’adorer, te désirer ? Hélas ! sachant que je pourrais te rendre heureuse, serai-je condamné à te voir en la possession de ceux qui n’ont pas ce pouvoir ?

« Quelque douce que soit la main, si elle est faible, elle ne peut plier Shirley, et elle doit être pliée ; elle ne la peut courber, et il faut qu’elle soit courbée.

« Prenez garde, sir Philippe Nunnely ! Lorsque vous marchez ou que vous êtes assis à son côté, je ne l’observe jamais, les lèvres comprimées et le front ridé, endurant résolument quelque trait de votre caractère qu’elle n’aime ni n’admire, supportant avec détermination quelque faiblesse qu’elle croit compensée par une vertu, mais qui la chagrine en dépit de cette croyance ; je ne remarque jamais le grave éclat de son visage, le sévère éclair de son œil, le léger frisson de tout son corps lorsque vous vous approchez trop près d’elle, la regardez avec trop d’expression ou lui parlez trop chaleureusement ; je ne vois jamais ces choses sans penser à la fable de Sémélé renversée.

« Ce n’est pas la fille de Cadmus que je vois ; je ne m’imagine point son fatal désir de voir Jupiter dans sa majesté divine. C’est un prêtre de Junon qui est là devant moi, veillant tard et seul auprès d’un autel dans un temple argien. Pendant les longues années de son ministère solitaire, il a vécu dans les rêves ; il est possédé d’une divine fureur ; il aime l’idole qu’il sert, et prie jour et nuit que sa passion ait un aliment, et que la déesse aux yeux de bœuf veuille sourire à son adorateur. Elle a entendu ; elle se montrera propice. Argos est toute plongée dans le sommeil. Les portes du temple sont fermées ; le prêtre attend à l’autel.

« Une secousse du ciel et de la terre se fait sentir non à la ville endormie, mais seulement à ce solitaire surveillant, brave et inébranlable sous son fanatisme. Au milieu du silence, sans bruit précurseur, il est tout à coup enveloppé d’une lumière soudaine. Par le toit, à travers la vaste et béante déchirure de l’espace éthéré embrasé par les éclairs, il voit s’opérer une merveilleuse descente, terrible comme la chute des étoiles. Il a ce qu’il demandait : « Retire-toi, cesse de me regarder, je suis aveuglé. J’entends dans ce temple un son inexprimable ; plût au ciel que je ne l’entendisse point ! Une gloire dont je ne puis tolérer l’éclat terrible brûle entre les piliers. Dieux, arrachez-moi à ce supplice ! » s’écrie-t-il.

« Un pieux Argien entre, pour faire une offrande matinale, dès la froide aurore. Il y a eu du tonnerre dans la nuit ; la foudre est tombée sur le temple ; l’autel est réduit en poussière ; le pavé de marbre qui l’environnait est fendu et noirci. La statue de la fille de Saturne s’élève, chaste, grande, intacte : à ses pieds gisent des cendres pâles, il n’y a plus de prêtre : celui qui veillait ne reparaîtra plus.

. . . . . . . . . . . . . .

« Voici la voiture ! fermons le pupitre et gardons les clefs. Elle les cherchera demain matin : il faudra qu’elle vienne auprès de moi. Je l’entends :

« Monsieur Moore, avez-vous vu mes clefs ? » Ainsi dira-t-elle de sa voix claire, parlant avec répugnance et paraissant honteuse à l’idée que c’est la vingtième fois qu’elle me fait la même question. Je veux là retenir avec moi dans le doute et l’attente ; et, quand je lui restituerai ces objets, ce ne sera pas sans une mercuriale. Voici aussi le sac et la bourse, les gants, la plume, le cachet. Il faut qu’elle me les arrache lentement et séparément ; seulement par la confession, la pénitence, l’exhortation. Je ne peux jamais toucher sa main, ou une boucle de ses cheveux, ou un ruban de sa toilette ; mais je me ferai des privilèges : chaque trait de son visage, ses yeux brillants, ses lèvres, passeront pour mon plaisir par tous les changements qu’ils connaissent ; ils déploieront toutes les exquises variétés de regard et d’expression, pour me réjouir, me pénétrer, et peut-être m’enchaîner. Si je veux être son esclave, je ne veux pas perdre ma liberté pour rien. »

Il ferma le pupitre, mit tous les objets dans sa poche et se retira.