Shirley/9

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Shirley
Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 146-164).
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CHAPITRE IX.

Les vieilles filles.


Le temps marchait, le printemps se développait. À la surface, l’Angleterre commençait à prendre un aspect agréable. Ses champs et ses montagnes se couvraient de verdure, ses jardins fleurissaient ; mais au cœur elle n’allait pas mieux : ses pauvres étaient toujours malheureux, ses serviteurs harassés ; son commerce, en quelques-unes de ses branches, semblait paralysé, car la guerre continuait. Le sang de l’Angleterre était répandu, ses richesses dépensées, le tout pour atteindre un résultat fort douteux. On apprenait de loin en loin la nouvelle de succès obtenus dans la Péninsule ; mais ces nouvelles arrivaient lentement : elles étaient séparées par de longs intervalles remplis du bruit des félicitations que s’adressait à lui-même Bonaparte sur ses triomphes continuels. Ceux qui souffraient des résultats de la guerre trouvaient tout à fait insupportable cette lutte longue et, comme ils le croyaient, désespérée, contre un invincible pouvoir. Ils demandaient la paix à quelque prix que ce fût. Des hommes tels que Yorke et Moore, et il y en avait des milliers que la guerre avait placés comme eux sur le seuil de la banqueroute, demandaient la paix avec l’énergie du désespoir.

Ils tenaient des meetings, ils faisaient des discours, ils adressaient des pétitions pour arracher ce bienfait ; à quels termes il pouvait s’obtenir, ils ne s’en inquiétaient pas.

Tous les hommes, pris en détail, sont plus ou moins égoïstes ; pris en masse, ils le sont bien davantage. Le marchand anglais ne fait pas exception à cette règle : il la confirme d’une manière frappante. Assurément les classes mercantiles pensent trop exclusivement à gagner de l’argent ; elles sont trop oublieuses de toute considération, excepté de celle d’étendre le commerce de leur pays, c’est-à-dire le leur. Les sentiments chevaleresques, le désintéressement, l’orgueil de l’honneur national, sont trop morts dans leur cœur. Une nation gouvernée par elles serait exposée trop souvent à faire de honteuses soumissions, nullement par les motifs qu’enseigne le Christ, mais par ceux qu’inspire Mammon. Durant la dernière guerre, les négociants de l’Angleterre eussent enduré un soufflet sur les deux joues ; ils eussent donné leur manteau à Napoléon, et ils lui eussent offert ensuite poliment leur habit ; ils n’eussent pas même retenu le gilet, si on le leur avait demandé. Ils eussent sollicité seulement la permission de conserver leur autre vêtement, moins pour la décence que pour leur bourse renfermée dans les poches. Aucune étincelle de courage, nul symptôme de résistance ne seraient venus d’eux avant que le bandit corse, comme ils l’appelaient, n’eût mis la main sur cette bourse bien-aimée ; alors peut-être, transformés tout à coup en bouledogues anglais, ils eussent sauté à la gorge du voleur, s’y fussent attachés, y fussent restés suspendus, opiniâtres, insatiables, jusqu’à ce que le trésor leur fût rendu. Les marchands, lorsqu’ils parlent contre la guerre, la maudissent toujours comme un acte sanglant et barbare : vous diriez, à les entendre, qu’ils jouissent d’une civilisation exceptionnelle, qu’ils sont tout particulièrement doux et bienveillants envers leurs semblables. Il n’en est rien. Beaucoup d’entre eux sont des hommes à l’esprit étroit, au cœur froid, qui n’ont de bons sentiments pour nulle autre classe que la leur, indifférents et même hostiles à toutes les autres, qu’ils appellent inutiles et dont ils contestent les droits, auxquelles ils voudraient enlever jusqu’à l’air qu’elles respirent, et la faculté de boire, de manger et de demeurer dans des maisons décentes. Ils ne savent rien de ce que les autres font pour servir, amuser ou instruire leur race ; ils ne veulent pas perdre leur temps à s’en enquérir. Tout ce qui n’est pas dans le commerce est accusé de manger le pain de l’oisiveté et de mener une existence inutile. Puisse l’Angleterre ne pas devenir de longtemps une nation de boutiquiers !

Nous avons déjà dit que Moore n’était pas un dévoué patriote, et nous avons expliqué quelles circonstances le portaient à diriger son attention et ses efforts vers son intérêt individuel ; c’est pourquoi, lorsqu’il se sentit une seconde fois au bord du précipice de la faillite, nul ne lutta avec plus de vigueur contre les influences qui pouvaient l’y précipiter. Tout ce qu’il put faire pour fomenter l’agitation dans le Nord contre la guerre, il le fit, et il en fit agir d’autres qui, par leur argent et leurs relations, avaient plus de pouvoir que lui. De temps à autre, il sentait qu’il y avait peu de raison au fond des demandes que son parti adressait au gouvernement. En voyant toute l’Europe, menacée par Bonaparte, s’armer pour lui résister ; en voyant la Russie se lever ferme et terrible pour défendre son sol glacé, ses serfs, le despotisme de son gouvernement contre le joug d’un étranger victorieux, il sentait que l’Angleterre, un royaume libre, ne pouvait forcer ses enfants à faire des concessions et à subir des conditions contraires à ses intérêts et à ses alliances. Quand arrivaient de temps en temps les nouvelles des mouvements de l’homme qui représentait l’Angleterre dans la Péninsule, de sa marche de succès en succès, de cette marche si délibérée et si prudente, si circonspecte, mais si certaine, si lente mais si persévérante ; lorsqu’il lisait les propres dépêches de lord Wellington dans les colonnes des journaux, documents écrits par la modestie sous la dictée de la vérité, Moore confessait au fond de son cœur que du côté des armes britanniques se trouvait un pouvoir vrai, vigilant, patient, sans ostentation, qui leur assurerait à la fin la victoire. Mais cette fin, pensait-il, était bien loin encore ; et en attendant, lui, Moore, comme individu, serait renversé, et ses espérances réduites en cendres. C’était donc pour lui qu’il fallait agir ; il fallait qu’il poursuivît sa carrière et remplît sa destinée. Il la remplit si rigoureusement, qu’avant qu’il fût longtemps il arriva à une rupture décisive avec son vieil ami tory, le recteur. Ils se prirent de querelle dans un meeting public, puis échangèrent quelques lettres un peu vives dans les journaux. M. Helstone dénonça Moore comme jacobin, cessa de le voir et ne voulut même plus lui adresser la parole lorsqu’ils se rencontraient. Il intima aussi très-clairement à sa nièce que toutes communications avec Hollow devaient cesser, et qu’elle devait renoncer à ses leçons de français, langue frivole dont les productions ne pouvaient avoir qu’une funeste influence sur l’esprit des femmes. Il se demandait quel niais avait pu amener la mode de faire apprendre le français aux femmes, rien ne leur pouvant moins convenir : c’est comme si on nourrissait un enfant rachitique avec de la craie ou de la bouillie, disait-il. Caroline devait l’abandonner, et renoncer à voir son cousin et sa cousine : c’étaient, selon lui, des gens dangereux.

M. Helstone s’attendait bien à rencontrer de l’opposition à cet ordre ; il comptait sur des pleurs. Rarement il se préoccupait des faits et gestes de sa nièce ; mais il avait une vague idée que Caroline trouvait du plaisir à se rendre au cottage de Hollow ; il soupçonnait aussi que la présence accidentelle de Moore au presbytère ne lui déplaisait pas. Le vieux Cosaque avait remarqué que, toutes les fois que Malone voulait se montrer aimable et charmant, soit en pinçant les oreilles d’un vieux chat noir qui avait l’habitude de partager le tabouret sur lequel miss Helstone reposait ses pieds, soit en empruntant un fusil de chasse et en s’exerçant à tirer à la cible contre un but placé dans le jardin, laissant les portes ouvertes afin de pouvoir sortir et rentrer pour annoncer bruyamment ses succès et ses échecs ; il avait remarqué, disons-nous, que, pendant ces aimables exercices, Caroline s’empressait de disparaître et de se glisser sans bruit à l’étage supérieur, où elle demeurait invisible jusqu’au moment où on l’appelait pour le souper. Au contraire, lorsque Moore était présent, quoiqu’il n’exerçât jamais la patience du chat et se bornât à le prendre sur le tabouret et à le mettre sur ses genoux, où le caressant animal pouvait tout à son aise faire la roue, grimper sur son épaule et se frotter contre sa joue ; quoiqu’il n’y eût pendant qu’il demeurait là ni bruit, ni explosion d’armes à feu, ni diffusion de l’odeur sulfureuse de la poudre, Caroline restait là assise, et semblait prendre un plaisir tout particulier à confectionner des pelotes à épingles pour la corbeille des Juifs ou des chaussons pour celle des missionnaires.

Elle était très-tranquille, et Robert ne faisait pas grande attention à elle, et lui adressait rarement la parole ; mais M. Helstone, n’étant pas de ces vieillards auxquels on ferme aisément les yeux, qu’il avait au contraire, en toute circonstance, toujours grands ouverts, les avait observés lorsqu’ils se souhaitaient mutuellement le bonsoir ; il avait tout récemment vu leurs yeux se rencontrer une fois, une seule fois. Certaines natures se fussent réjouies de ce coup d’œil ainsi surpris, parce qu’il n’avait rien de coupable. Ce n’était nullement un coup d’œil de mutuelle intelligence, car aucun secret d’amour n’existait entre eux. Seulement les yeux de M. Moore, en rencontrant ceux de Caroline, les avaient trouvés limpides et doux, et ceux de Caroline, en rencontrant ceux de Moore, s’étaient sentis touchés de leur expression virile et pénétrante. Chacun avait senti ce charme à sa façon : Moore avait souri, et Caroline avait rougi légèrement. M. Helstone eût pu leur faire à chacun une réprimande : ils l’agaçaient ; pourquoi ? il est impossible de le dire. Si vous lui aviez demandé ce que Moore méritait en ce moment, il vous eût répondu : « La cravache ; » pour Caroline, il se fût contenté d’un soufflet sur l’oreille. Si vous lui aviez demandé la raison de ces châtiments, il se fût emporté contre la coquetterie et l’amour, et eût juré que jamais il ne souffrirait sous son toit de semblables folies.

Ces considérations privées, combinées avec les raisons politiques, fixèrent sa résolution de séparer les deux cousins. Il fit connaître sa volonté à Caroline, un soir qu’elle était assise à son travail auprès de la fenêtre du salon. Son visage, tourné vers lui, était éclairé en plein par la lumière. Il avait été frappé, quelques minutes auparavant, de la voir plus pâle et plus abattue que de coutume ; il n’avait pas manqué de remarquer aussi que, depuis trois semaines, le nom de Robert Moore n’était pas une fois sorti de ses lèvres, et que ce dernier n’avait pas, pendant ce temps, paru à la rectorerie. Quelques soupçons de rencontres clandestines lui trottaient par la tête ; ayant une mauvaise opinion des femmes, il les soupçonnait toujours ; il pensait qu’elles ont besoin d’une continuelle surveillance. Ce fut d’un ton sec et très-significatif qu’il lui enjoignit de cesser ses visites quotidiennes à Hollow ; il s’attendait à un tressaillement, à un regard de supplication : il vit le tressaillement, mais il était presque imperceptible, et aucun regard ne fut dirigé vers lui.

« M’avez-vous entendu ? demanda-t-il.

— Oui, mon oncle.

— Et vous avez l’intention de faire ce que je vous commande ?

— Oui, certainement.

— Et il n’y aura aucun commerce de lettres entre vous et votre cousine Hortense ; aucune relation quelle qu’elle soit ? Je n’approuve point les principes de cette famille : ce sont des jacobins.

— C’est très-bien, » dit tranquillement Caroline.

Elle consentait donc : son visage ne se colora d’aucune rougeur de dépit ; les larmes ne lui obscurcirent point les yeux. L’expression sombre et pensive qui couvrait ses traits avant que M. Helstone lui adressât la parole n’avait point changé : Caroline était obéissante.

Oui, parfaitement obéissante, parce que l’ordre de son oncle coïncidait avec ses propres pensées, parce que c’était maintenant une douleur pour elle d’aller au cottage de Hollow, où elle ne rencontrait que le désappointement, car Robert semblait avoir déserté cette demeure. Toutes les fois qu’elle demandait de ses nouvelles, ce qui lui arrivait rarement, son nom seul lui faisant monter le rouge au visage, la réponse était qu’il n’était point à la maison ou qu’il était entièrement absorbé par ses affaires ; Hortense craignait que le travail ne le fît tomber malade ; il ne prenait presque plus un repas au cottage ; il vivait dans le comptoir.

C’est à l’église seulement que Caroline avait l’occasion de le voir, et là elle levait rarement les yeux sur lui. C’était à la fois trop de peine et trop de plaisir ; sa vue excitait en elle une nouvelle émotion, et elle avait trop bien appris que c’était de l’émotion perdue.

Une fois, un dimanche pluvieux et sombre, qu’il y avait peu de monde à l’église, et que certaines personnes dont Caroline redoutait tout particulièrement les yeux et la langue étaient absentes, elle permit à ses regards d’errer du côté du banc de Robert, et de s’arrêter un instant sur celui qui l’occupait. Il était seul : Hortense avait prudemment gardé la maison à cause de la pluie et dans la crainte de gâter son chapeau neuf. Pendant le sermon, il demeurait les bras croisés, les yeux fixés à terre, paraissant triste et absorbé ; son visage était, ce jour-là, plus sombre et plus pâle qu’à l’ordinaire. En examinant la sombre expression de Moore, Caroline comprit instinctivement que ses pensées ne suivaient point un cours gai et aimable ; qu’elles étaient bien loin non-seulement d’elle, mais de tout ce qu’elle pouvait comprendre ou qui pouvait exciter sa sympathie. Son esprit était bien certainement absorbé par des intérêts, des responsabilités dont elle ne pouvait prendre sa part.

Caroline se mit à méditer à sa manière sur ce sujet, sur les sentiments de Moore, sur sa vie, sur ses craintes, sur son destin ; elle réfléchit sur les mystères du négoce, elle chercha à comprendre ce qu’on ne lui avait jamais appris, ses perplexités, ses responsabilités, ses devoirs, ses urgences ; elle essaya de voir tel qu’il est l’état de l’esprit d’un négociant, de se l’assimiler, de sentir comme lui, d’avoir les mêmes aspirations. Son plus vif désir était de voir les choses telles qu’elles étaient en réalité, en ne laissant aucune place au roman. Par un effort persévérant, elle parvint à saisir par-ci par-là un rayon de vérité, et espéra que ce simple rayon pourrait suffire pour la guider.

« La condition mentale de Moore, dit-elle enfin, est bien différente de la mienne : je ne pense qu’à lui ; mais je n’occupe aucune place dans son esprit, il n’a pas le temps de penser à moi. Le sentiment que l’on appelle amour est et a été depuis deux ans l’émotion prédominante de mon cœur, toujours là, toujours éveillée, toujours active. Des sentiments bien différents absorbent ses réflexions et gouvernent ses facultés. Le voilà qui se lève ; il va quitter l’église, car le service est fini. Tournera-t-il la tête vers ce banc ? Non, pas même une seule fois. Il n’a pas un regard pour moi : cela est cruel ; un tendre regard m’eût rendue heureuse jusqu’à demain matin. Ce regard, je ne l’ai pas eu ; il n’a pas voulu me l’accorder ; il est parti. C’est étrange, que la douleur m’étouffe presque, parce que l’œil d’un être humain n’a pas rencontré le mien. »

Malone étant venu, comme d’habitude, passer la soirée de ce dimanche avec le recteur, Caroline, après le thé, se retira dans sa chambre. Fanny, qui connaissait ses habitudes, lui avait allumé un charmant petit feu, car le temps était orageux et froid. Enfermée là, silencieuse et solitaire, pouvait-elle faire autre chose que de s’absorber dans ses pensées ? Elle parcourut sans bruit de long en large le tapis de la chambre, la tête inclinée, les mains croisées : elle ne pouvait tenir assise ; le courant de ses réflexions parcourait rapidement son esprit. Ce soir-là elle était en proie à une vive excitation. Le plus complet silence régnait dans la maison. La double porte du cabinet arrêtait la voix des gentlemen. Les domestiques étaient tranquillement assis à la cuisine, lisant les livres que leur jeune maîtresse leur avait prêtés en leur disant que ces livres convenaient pour les lectures du dimanche. Caroline en avait un aussi de la même espèce, ouvert sur la table, mais elle ne pouvait le lire : sa théologie lui était incompréhensible, et son propre esprit était trop occupé, trop rempli, trop errant, pour écouter le langage d’un autre esprit.

Son imagination alors se repaissait des plus charmantes images : les scènes où Moore et elle s’étaient rencontrés ; des esquisses du coin du feu l’hiver ; un radieux paysage d’une chaude après-midi d’été passée avec lui au milieu du bois de Nunnelly ; de gracieuses vignettes représentant les heureux moments du printemps ou de l’automne où, assise à ses côtés dans le taillis de Hollow, ils écoutaient le chant du coucou de mai, ou se partageaient les trésors de septembre, les noix et les mûres, dessert rustique qu’elle prenait plaisir, le matin, à entasser dans un petit panier et à couvrir de feuilles vertes pour les administrer l’après-midi à Moore, une à une, comme un oiseau donne la becquée à ses petits.

Les traits de Robert étaient là devant elle ; le son de sa voix frappait distinctement son oreille ; ses rares caresses semblaient se renouveler. Mais bientôt le rêve fit place à la réalité. L’image s’évanouit, la voix se tut, le serrement de main ne laissa qu’une impression glaciale, et sur son front, où deux lèvres brûlantes avaient imprimé un baiser, elle sentit tomber comme une goutte d’eau glacée. Elle revint d’une région enchantée au monde réel : au lieu du bois de Nunnelly en juin, elle aperçut sa chambre étroite ; au lieu des chants des oiseaux retentissant dans les allées, elle entendit la pluie tomber sur le toit ; au lieu de la douce brise du midi, elle entendit gémir le vent de l’est ; au lieu d’un vigoureux compagnon comme Moore, elle se trouvait seule en présence de sa propre silhouette réfléchie sur le mur. Se détournant de ce pâle fantôme qui, dans ses contours, reproduisait son attitude rêveuse et abattue, son visage triste, ses tresses sans couleur, elle s’assit (l’inaction convenait mieux à l’état présent de son esprit), et se dit à elle-même :

« Je vivrai peut-être jusqu’à soixante-dix ans. Autant que j’en puis juger, j’ai une bonne santé ; un demi-siècle d’existence peut m’être réservé. Comment l’occuperai-je ? Que vais-je faire pour remplir l’intervalle qui me sépare de la tombe ? »

Elle réfléchit.

« Je ne me marierai pas, il paraît, continua-t-elle. Je suppose, puisque Robert ne songe pas à moi, que je n’aurai jamais un époux à aimer ni de petits enfants à élever. Il n’y a pas longtemps encore, je comptais sur les devoirs et les affections d’épouse et de mère pour remplir mon existence. Il me semblait en quelque sorte que je grandissais pour la destinée commune, et jamais je ne m’étais mise en peine d’en chercher une autre ; mais maintenant je vois clairement que je me suis trompée. Je demeurerai probablement vieille fille. Je vivrai pour voir Robert en épouser une autre, quelque riche lady ; je ne me marierai jamais. Je me demande pourquoi j’ai été créée. Où est ma place en ce monde ? »

Elle réfléchit encore.

« Ah ! je vois, poursuivit-elle aussitôt ; c’est la question qu’un grand nombre de vieilles filles ne peuvent résoudre ; mais les autres la résolvent pour elles en disant : « Votre destinée est de faire du bien aux autres, d’être secourables envers tous ceux qui ont besoin de secours. » Cela est juste, juste jusqu’à un certain point, et c’est une doctrine fort commode pour ceux qui la professent ; mais je m’aperçois que certaines gens sont très-portés à soutenir que d’autres doivent sacrifier leur vie pour eux et à leur service, et ils les en récompensent avec des louanges : ils les appellent vertueux et dévoués. Est-ce assez ? Est-ce là vivre ? N’y a-t-il pas un terrible vide, une moquerie, des désirs irréalisables, sous cette existence qui est abandonnée aux autres, faute d’avoir de quoi l’employer pour soi-même ? Je le soupçonne. Est-ce que la vertu consiste dans l’abnégation de soi-même ? Je ne le crois pas. L’humilité mal entendue produit la tyrannie ; les concessions de la faiblesse engendrent l’égoïsme. Chaque être humain a sa part de droits ; je suis tentée de croire que le moyen d’arriver au bien-être et au bonheur de tous serait que chacun connût le lot qui lui revient et s’y attachât avec autant de fermeté qu’un martyr à sa foi. Singulières pensées qui surgissent dans mon esprit ! Ces pensées sont-elles justes ? Je ne sais.

« Mais tout au moins la vie est courte : soixante-dix ans, disent-ils, passent comme une fumée, comme un songe ; chaque sentier suivi par des pieds humains se termine au même but, le tombeau : la petite crevasse sur la surface de ce globe énorme, le sillon où le Temps, ce puissant moissonneur, dépose la semence qu’il vient de faire tomber de la tige mûre ; et là elle se consume, pour renaître de nouveau lorsque le monde a fait quelques tours de plus. Voilà pour le corps : mais l’âme s’envole au loin, replie ses ailes au bord de la mer de feu et de glace, où, regardant à travers la clarté des flammes, elle voit réfléchie la clarté de la triple déité chrétienne : le Père souverain ; le Fils médiateur ; l’Esprit créateur. De tels mots, sans doute, ont été choisis pour exprimer ce qui est inexprimable, pour décrire ce qui défie toute description. Qui peut savoir quelle est la vie future de l’âme ? »

En ce moment le feu jeta ses dernières lueurs ; Malone était parti, et la sonnette du cabinet sonna les prières du soir.

Le lendemain, Caroline demeura seule, son oncle étant allé dîner avec M. Boultby, vicaire de Whinbury. Elle passa toute la journée dans les mêmes pensées, portant ses regards vers l’avenir, se demandant ce qu’elle allait faire de la vie. Fanny, en allant et venant pour vaquer aux soins du ménage, s’aperçut que sa jeune maîtresse était fort tranquille. Elle demeurait constamment assise à la même place, penchée sur son travail ; elle ne leva pas une seule fois la tête pour adresser la parole à Fanny, comme c’était son habitude, et, lorsque cette dernière lui fit remarquer que le temps était beau et qu’elle devrait faire une petite promenade, elle se borna à répondre :

« Il fait froid.

— Vous êtes très-appliquée à ce travail de couture ; miss Caroline, continua Fanny en s’approchant de la petite table.

— J’en suis fatiguée, Fanny.

— Alors, pourquoi ne l’abandonnez-vous pas ? Jetez cela de côté ; lisez, ou faites quelque autre chose pour vous distraire.

— Cette maison est bien solitaire, Fanny ; ne le pensez-vous pas ?

— Je ne trouve pas, miss. Élisa et moi, nous nous tenons réciproquement compagnie ; mais vous êtes trop sédentaire, vous devriez faire plus souvent des visites. Voyons, laissez-vous persuader ; montez à votre chambre, faites-vous belle, et allez prendre sans façon le thé avec miss Mann ou miss Ainley. Je suis sûre que l’une ou l’autre de ces dames sera enchantée de vous voir.

— Mais leurs maisons sont tristes. Ce sont toutes deux de vieilles filles. Je suis sûre que toutes les vieilles filles sont malheureuses.

— Non pas celles-là, miss. Elles ne peuvent être malheureuses ; elles prennent tant de soin d’elles-mêmes ! Elles sont uniquement égoïstes.

— Miss Ainley n’est point égoïste, Fanny ; elle fait constamment le bien. Combien elle fut bonne et dévouée pour sa belle-mère, pendant tout le temps que la dame vécut ! et maintenant qu’elle est seule au monde, sans frère ni sœur, ni personne qui s’intéresse à elle, combien elle est charitable pour les pauvres ! Eh bien ! personne ne songe à elle ou ne prend plaisir à aller la voir ; et comme les hommes la tournent en ridicule !

— Ils ont tort, miss. Je crois que c’est une bonne femme, mais les messieurs ne cherchent que les regards des ladies.

— J’irai la voir, s’écria Caroline en se levant vivement, et, si elle m’invite à rester pour le thé, je resterai. C’est très-mal de négliger les gens parce qu’ils ne sont ni beaux ni jeunes ni gais. Et j’irai certainement voir aussi miss Mann. Elle peut n’être pas aimable ! Quelle vie a été la sienne ! »

Fanny aida miss Helstone à se débarrasser de son ouvrage, et l’assista ensuite dans sa toilette.

« Vous ne demeurerez pas vieille fille, vous, miss Caroline, lui dit-elle en laçant le corsage de sa robe de soie brune, après avoir lissé ses boucles soyeuses, douces et abondantes ; il n’y a chez vous aucun signe qui fasse présager la vieille fille. »

Caroline se regarda dans le petit miroir placé devant elle, et crut y remarquer des signes contraires. Elle vit qu’une grande altération s’était faite sur son visage depuis un mois ; que son teint avait pâli, que ses yeux, autour desquels se dessinait un cercle bistré, étaient mornes et abattus ; enfin, qu’elle n’était plus ni aussi jolie ni aussi fraîche qu’autrefois. Elle fit part de son impression à Fanny, dont elle ne put obtenir de réponse directe, mais seulement la remarque que de tels changements arrivaient quelquefois ; qu’à son âge ils ne signifiaient rien ; que bientôt sa figure reprendrait sa rondeur et serait plus grasse et plus rose que jamais. Après lui avoir donné cette assurance, Fanny montra un zèle singulier pour l’envelopper chaudement dans des châles et des fichus, jusqu’à ce que Caroline, presque écrasée sous le poids de ces objets, s’opposa à ce qu’il en fût ajouté d’autres.

Elle fit ses visites, d’abord à miss Mann, car c’était la plus difficile. Miss Mann n’était assurément pas une fort aimable personne. Jusqu’alors Caroline avait toujours ouvertement professé l’antipathie qu’elle lui inspirait, et plus d’une fois il lui était arrivé de se joindre à son cousin Robert pour rire de quelques-unes de ses singularités. Moore n’était pas ordinairement sarcastique, surtout envers plus humble et plus faible que lui ; mais il lui était arrivé une ou deux fois de se trouver présent lorsque miss Mann venait faire une visite à sa sœur, et, après avoir entendu sa conversation et examiné ses traits, il était sorti dans le jardin où sa petite cousine s’occupait à donner des soins à ses fleurs favorites, et s’était amusé à faire en riant une comparaison entre la belle, délicate et attrayante jeune fille et la vieille ridée, livide et repoussante. Une fois, en semblable occasion, Caroline, détournant les yeux de la plante grimpante qu’elle attachait à une tige, lui avait dit :

« Ah ! Robert, vous n’aimez pas les vieilles filles. Moi aussi je tomberais sous le fouet de vos sarcasmes, si jamais je restais vieille fille.

— Vous, vieille fille ! s’était-il écrié. Piquante idée, exprimée par des lèvres de cette couleur et de cette forme. Il me semble vous voir à quarante ans, simplement vêtue, pâle et fatiguée, mais conservant toujours ce nez droit, ce front blanc, ces doux yeux. Je suppose aussi que vous conserverez votre voix, qui a un autre timbre que le rude et caverneux organe de miss Mann. Ne craignez rien ; même à cinquante ans vous ne seriez point repoussante.

— Miss Mann ne s’est point faite elle-même ; ce n’est point elle qui a accordé le timbre de sa voix, Robert.

— La nature l’a formée dans le moment où elle créait ses bruyères et ses épines ; tandis que, pour la création de certaines femmes, elle a réservé les heures matinales de mai, lorsque, sous la rosée et les premiers rayons du jour, elle féconde les marguerites dans le gazon et les lis sous la mousse des bois. »

―――

Introduite dans le petit parloir de miss Mann, Caroline la trouva, comme toujours, environnée d’une élégance, d’une propreté, d’un confort parfait (après tout, n’est-ce pas une vertu chez les vieilles filles, que la solitude leur donne rarement des habitudes de négligence ou de désordre ?) ; aucune poussière sur son luisant ameublement, aucune sur les tapis ; des fleurs fraîches dans un vase sur la table, un feu brillant dans la grille du foyer. Elle était assise dans une chaise à coussins, et avait les mains occupées à un ouvrage de tricot ; c’était son travail favori, parce qu’il ne demandait que peu de mouvement. Elle se souleva à peine à l’arrivée de Caroline. Éviter le mouvement était un des buts de la vie de miss Mann. Depuis qu’elle était descendue le matin, elle s’efforçait d’arriver aux douceurs du far-niente, et elle venait d’atteindre un certain état de calme léthargique lorsque la visiteuse frappa à la porte, la fit tressaillir, et défit ainsi le travail de la journée. Elle fut donc médiocrement flattée de la visite de miss Helstone : elle l’accueillit avec froideur, lui dit d’un ton austère de prendre un siége, et, lorsque miss Helstone se fut assise en face d’elle, elle la regarda fixement.

Ce n’était pas chose ordinaire que d’être regardé fixement par l’œil de miss Mann. Robert Moore l’avait éprouvé une fois, et n’avait jamais oublié cette circonstance.

Il ne pensait pas que la tête de Méduse eût autrefois rien produit de pareil. Il doutait même quelquefois si, depuis ce châtiment, sa chair était bien ce qu’elle était auparavant, s’il n’y avait pas quelque chose de pétrifié dans son organisme. Ce regard avait eu sur lui un effet tel, qu’il s’était précipité hors de l’appartement et de la maison, et était allé droit à la rectorerie, où il s’était présenté devant Caroline avec une figure singulière, et l’avait étonnée en lui demandant un baiser sur-le-champ, pour détruire l’influence malfaisante du regard fatal.

Assurément miss Mann avait un œil formidable pour une femme : il était à fleur de tête, on n’en voyait presque que le blanc, et il paraissait presque aussi fixe, aussi immobile que si c’eût été une balle d’acier incrustée dans l’orbite ; et lorsque, en fixant sur vous cet œil, elle se mettait à parler d’un ton inintelligible et monotone, sans vibration ni inflexion, vous eussiez dit le fantôme de quelque mauvais esprit. Mais tout cela n’était qu’un jeu de l’imagination. La laideur rébarbative de miss Mann laissait à peine une impression plus profonde que la suavité angélique de certaines beautés. C’était une femme consciencieuse et parfaitement honnête, après tout, qui avait accompli dans le cours de sa vie des devoirs qui eussent effrayé plus d’une de ces péris humaines aux yeux de gazelle, aux tresses soyeuses, à la voix argentine : elle avait traverse de longues scènes de douleur, professant la plus sévère abnégation, sacrifiant largement son temps, son argent, sa santé, à ceux qui ne l’avaient payée que d’ingratitude ; et maintenant son principal, son seul défaut, c’était la médisance.

Médisante, elle l’était assurément. Caroline n’était pas là depuis cinq minutes, que son hôtesse, qui la tenait encore sous l’influence de son redoutable regard de Gorgone, se mit à écorcher vives certaines familles du voisinage. Elle s’acquittait de cette tâche d’une façon singulièrement froide et délibérée, comme un chirurgien promenant le scalpel sur un cadavre ; elle faisait peu de distinctions ; rarement elle convenait que quelqu’un pût être bon. Elle disséquait impartialement à peu près toutes ses connaissances. Si Caroline s’aventurait de temps à autre à glisser un mot palliatif, elle le réfutait avec un calme dédain. Néanmoins, si impitoyable qu’elle fût dans son autopsie morale, elle ne cherchait pas à propager la médisance : jamais elle ne faisait de méchants et dangereux rapports à dessein de nuire : ce n’était point tant son cœur que son tempérament qui était à blâmer.

Caroline fit ce jour-là cette découverte pour la première fois, et regrettant les injustes jugements qu’elle avait plus d’une fois portés sur la chagrine vieille fille, elle se mit à lui parler avec douceur, non-seulement avec des mots, mais avec une voix sympathique. La tristesse de sa condition impressionna la jeune fille d’une façon nouvelle ; il en fut de même du caractère de sa laideur, la pâleur d’une morte et des traits profondément usés. Caroline plaignit la pauvre affligée ; ses regards reflétèrent ses sentiments : un charmant visage n’est jamais plus doux que lorsque l’âme émue l’anime d’une tendre compassion. Miss Mann, voyant cette émotion, fut touchée à son tour : reconnaissante de l’intérêt si inattendu qui lui était montré, à elle qui ne rencontrait que la froideur et la moquerie, elle y répondit franchement. Elle n’était pas habituellement communicative sur ses affaires privées, parce que personne ne se souciait de l’entendre ; mais elle le devint ce jour-là, et sa confidente répandit des larmes en l’écoutant. Elle parla de cruelles, lentes et opiniâtres souffrances. Ce n’était pas sans raison qu’elle ressemblait à un cadavre, que son visage triste n’était jamais égayé par un sourire ; qu’elle recherchait tous les moyens d’éviter l’excitation, d’obtenir et de conserver le calme. Caroline, lorsqu’elle sut tout, reconnut que miss Mann devait plutôt être admirée pour sa force d’âme que blâmée pour son caractère morose. Lecteur, lorsque vous voyez un visage dont vous ne pouvez vous expliquer l’expression sombre et morne, et sur lequel s’étend un nuage perpétuel qui vous exaspère parce que vous n’en connaissez point la cause, soyez sûr qu’il y a un cancer quelque part, et un cancer qui, pour être caché, n’en est pas moins profondément corrosif.

Miss Mann sentit qu’elle était partiellement comprise, et elle voulut l’être entièrement : car, quelque disgraciés de la nature, vieux, humbles et affligés que nous puissions être, tant que nos cœurs conservent la plus faible étincelle de vie, ils conservent aussi, vacillant auprès de ce pâle foyer, un insatiable et ardent besoin de s’épancher et de s’attirer l’affection. À ce spectre exténué, peut-être une miette n’est-elle pas jetée une fois par an ; mais lorsqu’il est près d’expirer de faim et de soif, lorsque toute l’humanité a oublié l’hôte mourant de la maison en ruine, la Miséricorde divine se souvient de l’affligé, et une pluie de manne tombe sur ces lèvres qui ne recevront plus de nourriture terrestre. Les promesses bibliques, dédaignées pendant la santé, reviennent se faire entendre au chevet du malade ; on sent qu’un Dieu miséricordieux veille avec sollicitude sur ce que le genre humain a abandonné ; on se souvient de la tendre compassion de Jésus, et l’on s’y réfugie ; l’œil qui va s’éteindre, regardant au delà du temps, aperçoit une demeure, un ami, un refuge dans l’éternité.

Miss Mann, encouragée par la vive attention de Caroline, entra dans les détails de sa vie passée. Elle parla comme parle la vérité, simplement et avec une certaine réserve, sans vanité, sans exagération. Caroline trouva que cette vieille fille avait été une fille et une sœur des plus dévouées, la plus infatigable gardienne au chevet des moribonds ; qu’à ces soins continuels et prolongés auprès des malades elle devait la maladie qui empoisonnait en ce moment sa vie ; qu’elle avait été le soutien et l’appui d’un parent tombé par sa propre faute dans la plus affreuse dégradation, et qu’elle seule le préservait en ce moment du plus complet abandon. Miss Helstone demeura toute la journée, négligeant les autres visites qu’elle avait projetées : et lorsqu’elle quitta miss Mann, ce fut avec la résolution de tout faire à l’avenir pour excuser ses défauts, de ne jamais rire de sa singularité ou de sa laideur ; et, par-dessus tout, de ne point la négliger, de venir la voir une fois par semaine, et de lui offrir du fond du cœur l’hommage de son affection ou de son respect : elle sentait enfin qu’elle pouvait lui accorder le tribut de ces deux sentiments.

Caroline, à son retour, apprit à Fanny qu’elle était très-contente de sa sortie et que cette visite lui avait fait du bien. Le lendemain, elle ne manqua pas de rendre visite à miss Ainley. Cette dernière était dans une position moins aisée que miss Mann, et sa demeure était plus modeste ; elle était cependant, si c’est possible, plus propre encore, bien que la noble vieille dame, ne pouvant se permettre le luxe d’une domestique, fit elle-même son ménage, avec l’aide accidentelle d’une jeune fille qui demeurait dans un cottage voisin.

Non-seulement miss Ainley était plus pauvre, mais elle était même plus disgraciée de la nature que l’autre vieille fille. Dans sa jeunesse, elle avait dû étre laide ; en ce moment, à cinquante ans, elle était très-laide. À première vue, il fallait être dans une toute particulière disposition d’esprit pour ne pas la trouver repoussante. Elle était affectée dans ses vêtements et dans ses manières ; son air, sa parole, sa démarche, étaient tout à fait d’une vieille fille.

L’accueil qu’elle fit à Caroline fut cérémonieux, même dans son amabilité, car il était aimable ; mais miss Helstone excusa cela. Elle savait quelque chose de la bienfaisance du cœur qui battait sous ce fichu empesé ; tout le voisinage, au moins toute la partie féminine du voisinage, en savait aussi quelque chose. Nul ne parlait mal de miss Ainley, à l’exception des jeunes gens légers et des vieux inconsidérés qui la déclaraient hideuse.

Caroline fut bientôt à son aise dans ce petit parloir ; une main empressée la débarrassa de son châle et de son chapeau, et l’installa auprès du feu dans le siège le plus confortable. La jeune et la vieille filles furent bientôt engagées dans une aimable conversation, et Caroline ne tarda pas à éprouver le pouvoir que peut exercer une âme sereine, dévouée et bienveillante, sur tout ce qui l’approche. Miss Ainley ne parlait jamais d’elle-même, toujours des autres. Elle ne s’occupait point de leurs défauts ; son thème favori était leurs besoins, auxquels elle cherchait à subvenir, leurs souffrances, qu’elle désirait alléger. Elle était vraiment religieuse, ce que quelques-uns appelleraient une sainte, et, en parlant de la religion, elle se servait souvent de certaines phrases consacrées, phrases dans lesquelles ceux qui ne possèdent que la faculté de remarquer le ridicule, et non d’apprécier et de juger un caractère, eussent assurément trouvé un sujet de satire, matière à rire et à plaisanter. Ils se seraient cependant grossièrement trompés. La sincérité n’est jamais ridicule, elle est toujours respectable ; les cœurs vraiment religieux, qu’ils parlent ou non un langage éloquent et choisi, doivent toujours être écoutés avec respect. Que ceux donc qui ne peuvent avec certitude discerner la différence qui existe entre le ton de l’hypocrisie et celui de la sincérité se montrent réservés dans leurs moqueries, de peur d’avoir le malheur de rire à tort, et de commettre une impiété lorsqu’ils ne songent qu’à faire briller leur esprit.

Ce n’est point de la propre bouche de miss Ainley que Caroline avait appris les bonnes œuvres de la vieille fille, et cependant elle les connaissait bien. Sa bienfaisance était le sujet familier de la conversation des pauvres de Briarfield. Ces bonnes œuvres n’étaient pas des aumônes : la vieille fille était trop pauvre pour donner beaucoup, quoiqu’elle se refusât le nécessaire afin de contribuer de son obole lorsqu’il en était besoin ; c’étaient les œuvres de la sœur de charité, bien plus difficiles à accomplir que celles de dame Bienfaisance. Elle eût veillé au lit de n’importe quel malade. Rien ne semblait la rebuter ; elle eût soigné les plus pauvres, et ceux que nulle autre qu’elle n’eût voulu approcher ; elle était, dans toutes les circonstances, sereine, humble, bienveillante et d’une humeur égale.

De cette bonté elle ne tirait pas grande récompense en cette vie. Beaucoup de pauvres s’étaient tellement accoutumés à recevoir ses services, qu’ils songeaient à peine à l’en remercier. Les riches entendaient parler d’elle avec étonnement ; mais un sentiment de honte, produit par la différence qu’ils remarquaient entre ses sacrifices et les leurs, leur faisait garder le silence. Beaucoup de dames, cependant, avaient pour elle une vénération profonde, dont elles ne pouvaient se défendre ; un gentleman, un seul, lui avait donné son amitié et toute sa confiance : c’était M. Hall, le curé de Nunnely. Il disait, et avec justice, que sa vie approchait plus de celle du Christ que celle d’aucun être humain dont il eût connaissance. N’allez pas croire, lecteur, qu’en esquissant le caractère de miss Ainley je fais un portrait d’imagination ; non, je prends les originaux de semblables portraits dans la vie réelle.

Miss Helstone étudia bien l’esprit et le cœur qui venaient de se révéler à elle. Elle ne trouva pas une grande intelligence, à admirer : la vieille fille n’avait que de la sensibilité ; mais elle découvrit en miss Ainley tant de bonté, de douceur, de patience, de franchise, de désir d’être utile, qu’elle inclina respectueusement sa propre intelligence devant celle de la vieille fille. Qu’étaient son amour de la nature, son sentiment du beau, ses plus diverses et ses plus ferventes émotions, sa plus profonde faculté de penser et de comprendre, comparés aux vertus pratiques de cette bonne femme ? Pour un moment, ces avantages lui parurent n’être que les belles formes de l’égoïsme, et elle les foula mentalement aux pieds.

Elle sentait, il est vrai, avec peine que la vie qui avait fait miss Ainley heureuse ne pouvait lui donner le bonheur : toute pure et tout active que fût cette existence, elle lui paraissait profondément triste, parce qu’elle était si dépourvue d’amour, selon elle, si abandonnée ! Cependant elle réfléchit sans doute qu’il ne fallait que l’habitude pour la rendre possible et même agréable à qui que ce fût. Elle comprit qu’il était méprisable de dépérir sentimentalement, de caresser de secrètes douleurs, de vains souvenirs ; de rester dans l’inertie, de perdre sa jeunesse dans une douloureuse langueur, et de vieillir sans rien faire.

« Je veux me mettre en mouvement et essayer d’être sage, si je ne peux devenir bonne, » fut sa résolution.

Elle demanda alors à miss Ainley si elle pouvait l’aider en quelque chose dans ses œuvres de bienfaisance. Miss Ainley lui dit qu’elle le pouvait, et lui indiqua, quelques pauvres familles de Briarfield qu’il serait bon qu’elle visitât ; elle lui donna également, sur sa demande, quelques travaux à faire pour certaines femmes pauvres qui avaient de nombreux enfants et qui étaient inhabiles aux travaux d’aiguille.

Caroline retourna à la rectorerie, traça ses plans et prit la résolution de n’en pas dévier. Elle consacra une partie de son temps à ses diverses études, et l’autre partie aux travaux que lui pourrait demander miss Ainley ; le reste devait être donné à l’exercice : aucun moment n’était laissé aux pensées fiévreuses qui avaient empoisonné la soirée du dimanche précédent.

Il faut lui rendre cette justice, qu’elle mit à exécution ses plans consciencieusement et avec persévérance. Ce fut un dur labeur tout d’abord, ce fut un dur labeur jusqu’à la fin ; mais il l’aida à combattre et à vaincre sa douleur, il la tint occupée, l’empêcha de songer au passé, et des éclairs de satisfaction vinrent illuminer sa vie monotone, lorsqu’elle avait la conscience d’avoir fait du bien, d’avoir causé du plaisir ou adouci des souffrances.

Cependant je dois dire La vérité : ces efforts ne lui donnèrent ni la santé du corps ni la continuelle paix de l’âme ; elle dépérit, elle devint de jour en jour plus triste et plus pâle ; le nom de Moore ne pouvait sortir de sa mémoire : une élégie du passé résonnait constamment à son oreille ; un cri intérieur se faisait sans cesse entendre en elle. Le poids d’une âme brisée et de facultés souffrantes et paralysées écrasa sa vive et alerte jeunesse. L’hiver sembla envahir son printemps : les trésors de son intelligence s’engourdirent peu à peu dans une glaciale et aride stagnation.