Si jamais je te pince !…/Acte II

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ACTE DEUXIÈME.


Une salle à manger. — Trois portes au fond. — Celle du milieu sert aux entrées du dehors. — À gauche, deux portes, entre lesquelles est un petit meuble surmonté d’une glace ronde. — La première de ces portes est celle de la chambre à coucher ; la deuxième conduit à la cuisine et à un escalier de service. — À droite, troisième plan, porte d’un cabinet. — Un cartel au deuxième plan. — Au premier plan, une fenêtre donnant sur la cour de la maison. — Un peu en avant de la fenêtre, un petit guéridon, avec une corbeille à ouvrage. — Un fauteuil près du guéridon. — Chaises. — Au lever du rideau, le couvert est mis sur une petite table ronde, à gauche, sur le devant. — Deux bougies allumées, sur le meuble de gauche.


Scène PREMIÈRE.

FRANÇOISE, puis ALEXANDRA.
FRANÇOISE, seule, allant à la fenêtre qui est ouverte.

Dites donc, les maçons !… si vous vouliez faire moins de bruit dans la cour !… hein ? (Se reculant.) Par exemple ! il me propose une chopine si je veux l’embrasser ! (Fermant la fenêtre.) Je vas toujours fermer la fenêtre… parce qu’avec leur grande échelle… les maçons, c’est entrepreneur ! (Regardant la pendule.) Sept heures et demie… M. et madame Faribol ne rentrent pas… Ce matin, Madame est sortie pour prendre l’omnibus… je ne sais pas ce qu’elle avait… elle est partie comme un coup de vent !… en fermant les portes… pif !… paf !… pan !… (Alexandra entre par le fond et referme la porte avec violence. Sursautant.) Ah ! mon Dieu !

ALEXANDRA, très agitée.

Françoise !

FRANÇOISE.

Madame ?

ALEXANDRA.

Débarrasse-moi de ce parapluie !…

Elle le lui donne. Alexandra ôte son chapeau et son châle et les jette à la volée, avec rage, sur un fauteuil, au fond.
FRANÇOISE, à part.

Qu’est-ce qu’elle a donc ?… (Haut.) Madame, faut-il servir ?

ALEXANDRA.

Je n’ai pas faim.

FRANÇOISE.

Je n’ai pas pu trouver d’aloyau… alors j’ai pris un morceau de veau !…

ALEXANDRA, à part.

Du veau !… tant mieux ! Faribol le déteste !

FRANÇOISE.

Nous avons aussi une crème au chocolat… Monsieur aime bien ça !

ALEXANDRA.

Tu y fourreras de la moutarde !…

FRANÇOISE, étonnée.

Comment !

ALEXANDRA.

Un pot ! deux pots ! dix pots de moutarde !… Va, fais ce que je te dis…

FRANÇOISE, entrant à gauche, troisième plan. — À part.

Qu’est-ce qu’elle a donc ?


Scène II.

ALEXANDRA, puis FARIBOL, puis FRANÇOISE.
ALEXANDRA, seule.

Oh ! le gueux !… le paltoquet !… le chenapan !… il se souviendra de la rue Papillon, numéro 7… Et cette Pichenette, qu’est-ce qu’elle est ?… qu’est-ce qu’elle fait ?… oh ! je le saurai !… il faut qu’il me le dise… (On frappe doucement à la porte du fond.) On frappe !… (Faribol entr’ouvre la porte et se glisse timidement dans la salle à manger. Il tient à la main un énorme bouquet.) C’est lui !

FARIBOL, à part et très piteux.

Mon Dieu !… que c’est donc bête de se laisser pincer comme ça !…

ALEXANDRA, à part sans se retourner.

Je me tiens à quatre pour ne pas sauter sur les pincettes !…

FARIBOL, à part, au fond, toussant doucement pour se faire remarquer.

Hum !… hum !… (Alexandra ne bouge pas.) C’est moi… Bonjour, bonjour, chère amie !… Tu rentres de ta petite promenade ?…

ALEXANDRA, se contenant.

Oui !… de ma… petite promenade…

FARIBOL, très gêné.

Moi aussi… je rentre… et, en rentrant, comme tu aimes les fleurs… (Lui présentant son bouquet.) Veux-tu permettre ?

ALEXANDRA, prend le bouquet, l’examine un moment et le jette par-dessus son épaule.

Merci !

FARIBOL.

Il n’y a pas de quoi ! (Tirant de sa poche un petit paquet enveloppé.) Je t’ai aussi acheté un baba… Tu aimes le baba ?…

ALEXANDRA, le prend et le jette par-dessus son épaule.

Merci !

FARIBOL, à part.

Sapristi ! (Haut.) Je t’ai encore acheté une montre en or… mais je te la donnerai dans un autre moment.

FRANÇOISE, entrant avec une soupière.

Voilà le potage. (Elle le pose sur la table.) M. de Saint-Gluten vient d’envoyer chercher des nouvelles de Monsieur.

FARIBOL.

C’est bien, merci… (Françoise sort.) Ce monsieur qui m’a offert un verre d’eau sucrée… il est très obligeant… Allons, à table (Il s’y place.) J’ai juste une heure à passer avec toi avant d’aller conduire le bal de M. Papavert… Si tu veux prendre place ?…

ALEXANDRA.

Je ne dîne pas !…

FARIBOL, se levant ; il a sa serviette à la boutonnière de son habit.

Voyons, Alexandra !… ma petite Alexandra !

Il cherche à lui prendre la taille.
ALEXANDRA, le repoussant et avec éclat.

N’approchez pas ! vous sentez la grisette !

FARIBOL.

Moi ?… Oh ! tiens, tu me crois coupable !… Je parie que tu me crois coupable ?…

ALEXANDRA.

Est-ce que vous auriez le front de me faire des histoires ?…

FARIBOL.

Non !… je vais être franc !… je n’ai rien à cacher… Cette maison de la rue Papillon… je sortais de chez un de mes élèves… un nommé…

ALEXANDRA, l’interrompant brusquement.

M. Pichenette ?

FARIBOL, à part.

Oye ! oye !… (Haut.) Pichenette ?… c’est sa mère !… la mère Pichenette… une pauvre petite vieille ratatinée… avec des lunettes vertes… qui branle la tête… elle est toujours de là…

Il branle la tête.
ALEXANDRA.

Bien sûr ?

FARIBOL.

Veux-tu que je te jure ?

ALEXANDRA.

C’est inutile !… (Elle va prendre vivement son châle et son chapeau, et revient à Faribol.) Nous allons y aller !

Elle remonte pour sortir.
FARIBOL, à part.

Oye ! oye ! (Haut.) Impossible ce soir… (Discrètement) Elle a pris médecine, cette pauvre vieille !

ALEXANDRA.

Ah çà ! vous croyez donc avoir épousé une petite grue ?…

FARIBOL.

Comment ? tu ne me crois pas ? Mais qu’est-ce que tu veux que je te dise ?

ALEXANDRA.

Une seule chose aurait pu me désarmer… peut-être !

FARIBOL, vivement.

Laquelle ?

ALEXANDRA.

Un aveu franc et complet de vos torts… Mais vous ne l’avez pas voulu !…

Elle se dirige vers sa chambre.
FARIBOL, alarmé, la suivant.

Eh bien, si !… ne t’en va pas ! je vais tout de dire… mais tu me pardonneras ?…

ALEXANDRA, redescendant, et d’un ton bref.

Marchez !

Elle reste immobile, face au public, et sans regarder Faribol, pendant tout ce qui suit.
FARIBOL, avec effort.

Oui !… D’abord, je n’ai jamais cessé de t’aimer… et si j’ai fait la connaissance de cette…

ALEXANDRA, impatientée.

Allez donc !

FARIBOL.

Oui !… c’est bien pénible, va !… si tu savais comme c’est pénible !… c’est mon expiation… mais tu me pardonneras ?… bien vrai ?…

ALEXANDRA.

Ne bavardons pas !…

FARIBOL.

Oui !… D’abord, je n’ai jamais cessé de t’aimer !… et, si j’ai fait la connaissance de cette jeune personne…

ALEXANDRA, se contenant.

Ah !… elle est jeune ?

FARIBOL.

Oh ! c’est-à-dire… mais très grêlée !… J’ai été attiré vers elle… par son air candide… elle est attachée au Conservatoire… ainsi !…

ALEXANDRA.

Après ?

FARIBOL.

Elle me demande des leçons de musique… Oh ! la musique… Le premier mois, nous n’avons fait que des gammes… ma parole d’honneur ! nous n’avons fait que des gammes ! Car je n’ai jamais cessé de t’aimer !…

ALEXANDRA.

Après ?…

FARIBOL, de plus en plus contraint.

Le second mois… elle me donna de ses cheveux… (Tirant une longue tresse de sa poche.) Tiens !… les voilà !… (Alexandra les prend et les jette par-dessus son épaule. — À part.) C’est nerveux !

ALEXANDRA.

Après ?…

FARIBOL, baissant la voix et avec effort.

Le troisième mois… le troisième mois…

ALEXANDRA.

Est-ce pour aujourd’hui ?…

FARIBOL, se laissant tomber à ses genoux, et avec un sanglot comique.

Alexandra !… je suis un grand coupable !…

ALEXANDRA, avec triomphe.

Ah !… très bien !… voilà ce que je voulais entendre… de votre propre bouche !

FARIBOL, se relevant.

Et maintenant, tu me pardonnes ?…

ALEXANDRA, avec éclat.

Ah ! par exemple !… jamais !

FARIBOL, abasourdi.

Ah bah !… et moi qui… (À part.) Oh ! quelle boulette !… (Haut.) Comment ! tu persistes à vouloir te venger ?…

ALEXANDRA, remontant.

Une honnête femme n’a que sa parole !

FARIBOL.

Alexandra !

ALEXANDRA.

Il n’y a plus rien de commun entre nous !…

Elle entre dans sa chambre en fredonnant avec rage.

Avait pris femme
Le sire de Framboisy…


Scène III.

FARIBOL, puis FRANÇOISE, puis LÉOPARDIN.
FARIBOL, seul.

Framboisy !… Est-ce que ce serait sérieux ?…

FRANÇOISE, venant de la cuisine, et posant un plat sur le buffet.

Voilà la crème !… (À part.) J’en ai mis cinq pots à l’estragon.

Elle ramasse la mèche de cheveux, et la pose à droite sur le guéridon.

FARIBOL.

La crème !… la crème !… on ne dîne pas !… Emporte ça !

FRANÇOISE.

Comment, monsieur, on ne dîne pas ?…

FARIBOL.

Je te dis d’emporter… va donc !… (Françoise emporte la table et sort. — À lui-même.) Non ! c’est impossible ! Alexandra est corse… mais honnête !… (Par réflexion.) Oui ! mais… si elle allait être plus corse qu’honnête !… Sapristi !… sapristi ! il faut que je la raisonne. (Il ouvre la porte pour entrer dans la chambre et reçoit un soufflet.) Ah !…

LÉOPARDIN, paraissant à la porte du fond, et voyant Faribol recevoir le soufflet.

Oh !… pardon ! vous êtes occupé ?…

FARIBOL, avec humeur.

Qu’est-ce que vous demandez ?

LÉOPARDIN.

M. Faribol, s’il vous plaît ?

FARIBOL.

C’est moi : je n’y suis pas !

LÉOPARDIN, donnant son nom.

Léopardin jeune… je suis la flûte que vous avez demandée.

FARIBOL.

Ah ! très bien ! plus tard !… Bonjour, j’ai affaire…

LÉOPARDIN.

Je suppose que Monsieur désire m’entendre… je vais jouer un petit air.

Il porte la flûte à sa bouche et en tire un son.
FARIBOL.

Ça suffit… je vous arrête… sept francs par soirée… Revenez à huit heures, j’ai un bal à conduire…


Scène IV.

FARIBOL, LÉOPARDIN, FRANÇOISE, puis PAPAVERT.
Françoise sort de la chambre d’Alexandra, en traînant un matelas. Elle porte en outre un oreiller et un traversin. La porte reste ouverte derrière elle ; elle est ferrée en dedans.
FRANÇOISE, entrant.

Oui, oui, madame…

FARIBOL, apercevant Françoise traînant son matelas.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

FRANÇOISE.

C’est votre lit que Madame vous envoie…

FARIBOL.

Comment, mon lit ?

À ce moment, un paquet de hardes, lancé de la chambre, tombe sur Léopardin.

LÉOPARDIN, poussant un cri.

Aïe !…

Il gagne la droite.
FARIBOL, recevant un bonnet à poil.

Aïe !…

PAPAVERT, qui est entré, recevant une tunique de garde national.

Sacrebleu !

Le choc le fait trébucher et tomber sur le matelas. La porte d’Alexandra vomit une grêle de pantalons, pantoufles, redingotes, robes de chambre, bas, chaussettes ; chemises et gilets de flanelle. En un instant, la scène en est encombrée, et Papavert se trouve englouti. Ce jeu de scène a lieu pendant l’ensemble suivant.
FARIBOL, LÉOPARDIN et PAPAVERT.

Aïe !… aïe !…

AIR de Jérusalem

Finissez, finissez, madame !
Arrêtez ! arrêtez, morbleu !
Sur mon âme,
C’est infâme !
C’est assez, finissez ce jeu !

LÉOPARDIN, reconnaissant Papavert.

Tiens ! mon médecin !

FARIBOL, s’élançant vers la porte.

Madame !… madame !… (La porte se ferme sur son nez ; une grande pancarte est accrochée dessus avec ces mots : le public n’entre pas ici. Lisant.) « Le public n’entre pas ici ! »

PAPAVERT, qui s’est relevé.

Je venais vous chercher pour mon bal !…

FARIBOL.

Oh ! c’est trop fort !… m’expulser de la chambre conjugale !… Elle n’en a pas le droit !…

LÉOPARDIN, à Papavert.

Il y a un nuage dans le ménage…

FARIBOL.

Oh ! quel désordre… ma tunique !… Elle ne respecte rien !

Il ramasse plusieurs objets.
PAPAVERT, à Faribol.

Ah çà !… je viens vous chercher pour mon bal.

FARIBOL, lui mettant dans les bras une botte de pantalons et un oreiller.

Oui !… Donnez-moi un coup de main.

PAPAVERT.

Oh ! mais non !

FARIBOL.

Portez ça dans mon cabinet…

Il ramasse d’autres objets.
PAPAVERT, chargé.

C’est que, mon bal… je ne suis pas venu pour ça.

LÉOPARDIN, à Papavert, le suivant.

Vous savez bien, ma dent… je ne l’ai plus.

PAPAVERT.

Je me fiche pas mal de votre dent ! (Il entre dans la chambre d’Alexandra. — Bruit d’un soufflet.) Aïe !…

Il ressort.
FARIBOL.

Pas par là !

LÉOPARDIN, le poussant vers Faribol.

On vous dit : « Le public n’entre pas… »

FARIBOL, lui indiquant le cabinet de droite.

Par ici !

PAPAVERT, avec humeur, et mettant les vêtements dont il est chargé sur les bras de Léopardin.

Je ne suis pas venu pour ça !… Je m’en vais ! Dépêchez-vous ! nous vous attendons pour danser !

Il sort par le fond.
FARIBOL, qui a ramassé plusieurs vêtements.

Vous, Léopardin… portez tout ça dans le cabinet, vous reviendrez prendre le matelas, la couverture… et le bonnet à poil !

LÉOPARDIN.

Mais c’est que…

FARIBOL.

Puisque je vous paye !

LÉOPARDIN.

Pour jouer de la flûte !

FARIBOL.

Puisque vous n’en jouez pas !…

Il lui plante le bonnet à poil sur la tête.
LÉOPARDIN, qui allait vers le cabinet de droite, revenant vers Faribol qui tient aussi une brassée de vêtements.

À propos, je dois vous prévenir qu’il y a une note que je ne donne jamais… mon médecin me l’a défendu.

FARIBOL.

Ah bah !… laquelle ?…

LÉOPARDIN.

Le la de la troisième octave… Cette note m’épuise.

FARIBOL.

Qu’est-ce que vous en faites ?…

LÉOPARDIN.

Je l’escamote… je prends un temps !… Il faut vous dire que j’ai une gastrite, moi !

FARIBOL, le poussant vers le cabinet.

C’est bien ! allez donc ! (Après que Léopardin est entré dans le cabinet, il y lance les objets dont il est chargé, puis ramassant le matelas et le traversin.) Quel désordre ! quel boulvari !

AIR : Un homme

J’en ai vraiment l’esprit troublé,
Rien ne m’est plus antipathique ;
Moi, musicien, qui suis réglé
Comme un vrai papier de musique :
Chez moi, le croiriez-vous jamais,
La femme qui fait ce ravage,
Je l’avais prise tout exprès
Pour ranger mon petit ménage.

Jusqu’à présent, j’ai employé la douceur, mais nous allons voir !… je veux qu’elle me demande pardon…


Scène V.

FARIBOL, ALEXANDRA, puis FRANÇOISE,
puis LÉOPARDIN.
Alexandra sort de sa chambre ; elle est en grande toilette et tient un bonnet de coton par la mèche.
FARIBOL.

Ah ! c’est vous, madame !

ALEXANDRA, majestueuse et calme.

Pour que tout lien soit rompu entre nous, je vous rapporte ce dernier symbole d’une familiarité… grotesque !

Elle lui jette le bonnet de coton avec mépris.
FARIBOL.

Respectez mon bonnet de nuit, madame ! Il pourrait être le père de vos enfants !

FRANÇOISE, entrant par le fond.

Monsieur !

FARIBOL, lui posant sur le bras le matelas et le traversin.

Quoi ?

FRANÇOISE.

C’est M. de Saint-Gluten qui renvoie chercher de vos nouvelles.

FARIBOL.

Encore ?… Ça va très bien ! merci ! (À part, agacé.) Il est obligeant, mais très ennuyeux !…

FRANÇOISE.

Madame, j’ai porté les lettres à l’étude… ils viendront tous !

FARIBOL.

Hein ?

ALEXANDRA.

Parfait ! tu feras du punch !

Françoise sort par la droite.
FARIBOL, à Alexandra, qui s’arrange devant la glace.

Du punch ?… cette robe de bal ?…

ALEXANDRA.

Oui ; j’attends du monde… je donne une soirée.

FARIBOL.

Une soirée ! en mon absence !… et à qui, madame ?…

ALEXANDRA.

J’ai mon cousin le second clerc… et je l’ai invité… avec toute son étude.

FARIBOL.

Comment ! des clercs de notaire ?…

ALEXANDRA.

Pourquoi pas ?… Ils sont français… et vaccinés !

LÉOPARDIN, sortant du cabinet.

Oh ! la bourgeoise ! (À Faribol.) Elle est très bien !

FARIBOL, impatienté.

Tu m’ennuies ! (À Alexandra.) Madame, je vous défends…

LÉOPARDIN, saluant Alexandra.

Léopardin jeune… Je suis la flûte.

ALEXANDRA, lui tournant le dos.

Qui vous dit le contraire ?…

FARIBOL.

Je vous défends de recevoir des clercs, madame !

ALEXANDRA.

Trop tard !… mes lettres sont parties… et puis j’ai un peu de migraine… j’ai besoin de quelques distractions !

LÉOPARDIN, à part.

Elle est gaillarde ! je suis fâché d’avoir une gastrite !

Il remonte et gagne la gauche.
FARIBOL.

Ah ! c’est comme cela ?… Madame, je vous préviens que pas un homme au-dessous de cent dix ans ne mettra les pieds ici !

ALEXANDRA.

Turlututu ! turlututu !

FARIBOL.

Il n’y a pas de turlututu !… je vais donner des ordres. (Appelant.) Françoise ! Françoise !…


Scène VI.

ALEXANDRA, FARIBOL, LÉOPARDIN, FRANÇOISE, puis SAINT-GLUTEN.
FRANÇOISE, au fond, annonçant.

M. le comte de Saint-Gluten…

Elle sort à droite.
FARIBOL, contrarié, à part.

Ah ! sapristi !

Il va au-devant de Saint-Gluten.
SAINT-GLUTEN, du ton le plus affable.

Excusez-moi, mon cher Faribol…

ALEXANDRA, à part.

Lui !…

SAINT-GLUTEN.

Je venais savoir de vos nouvelles…

ALEXANDRA, à part.

C’est le ciel de la Corse qui l’envoie !…

Elle s’assied dans le fauteuil et prend une tapisserie sur le guéridon ; elle travaille.
SAINT-GLUTEN, à Faribol.

J’étais dans une inquiétude…

FARIBOL.

Vous êtes bien bon !… je vous remercie !… (À part.) Il est très poli !

LÉOPARDIN, à part.

Il n’a pas cent dix ans !

SAINT-GLUTEN, à Faribol.

Eh bien, êtes-vous tout à fait remis de votre petit accident ?

ALEXANDRA.

Quel accident ?

SAINT-GLUTEN, se retournant comme surpris, puis s’adressant à Faribol.

Madame Faribol, sans doute ?… Veuillez me présenter…

FARIBOL.

Certainement… (À part.). Que le diable l’emporte ! (Haut.) Ma chère amie… M. le comte de Saint-Gluten… (Alexandra se lève et salue en même temps que Saint-Gluten) qui a eu l’obligeance…

SAINT-GLUTEN, l’interrompant vivement.

Oh ! le plaisir… (à Alexandra) de rendre un léger service à M. votre mari… pris d’un étourdissement… rue Papillon…

ALEXANDRA, se rasseyant et travaillant.

Ah !… numéro 7…

FARIBOL.

Oh ! c’est-à-dire… (À part.) Est-il maladroit de dire ça !

LÉOPARDIN, à part.

Il est bien beau, ce monsieur !…

SAINT-GLUTEN, lorgnant autour de lui.

Vous avez un petit appartement charmant…

FARIBOL.

Pardon !… j’allais sortir…

SAINT-GLUTEN.

À votre aise !… (S’approchant d’Alexandra.) Oh ! la ravissante tapisserie ! on cueillerait ces fleurs…

FARIBOL.

Pardon !… j’allais sortir…

SAINT-GLUTEN, prenant une chaise et s’asseyant près d’Alexandra.

Faites !… faites, mon ami !… ne vous gênez pas.

FARIBOL, à part.

Comment ! il s’installe ?…

LÉOPARDIN, à part.

Et notez qu’il n’a pas de gastrite !

SAINT-GLUTEN, à Alexandra.

Il n’y a pour faire ces merveilles de goût et de patience que la main d’une fée… ou celle d’une jolie femme !…

ALEXANDRA, avec coquetterie.

Ah ! flatteur !… ah ! flatteur !…

LÉOPARDIN, bas.

Patron ! ils se font de l’œil !…

FARIBOL, bas, agacé.

Je le vois bien ! (Il prend une chaise et s’assied près de Saint-Gluten, en disant :) Pardon !… j’allais sortir…

SAINT-GLUTEN.

Vous donnez un concert, n’est-ce pas ?… ce soir ?

FARIBOL.

Non… dimanche ! mais…

SAINT-GLUTEN.

Toutes les jolies femmes de Paris y assisteront, et Madame en sera le plus gracieux ornement.

LÉOPARDIN, qui a pris aussi une chaise, s’asseyant près de Faribol.

Patron, il a dit « ornement. »

FARIBOL, à Saint-Gluten.

Pardon !… j’allais…

SAINT-GLUTEN, l’interrompant.

Vos polkas font fureur !… la dernière surtout… c’est un miracle d’harmonie !

FARIBOL, remerciant.

Oh ! monsieur !… (À part.) Pas moyen de le mettre à la porte avec ses politesses !

SAINT-GLUTEN.

Aidez-moi donc !

Il fredonne un air de polka.
FARIBOL, fredonne complaisamment avec lui et s’arrête tout à coup.

Pardon… j’allais…

SAINT-GLUTEN.

Elle est intitulée… Pichenette, je crois ?…

ALEXANDRA.

Hein ?…

FARIBOL, vivement.

Non !… Chiquenaude ! (À part.) Est-il bête de dire ça !

SAINT-GLUTEN, à Alexandra.

C’est votre nom, madame ?…

ALEXANDRA.

Nullement !

FARIBOL, se levant vivement et emportant sa chaise au fond.

Un nom de fantaisie !

LÉOPARDIN, se rapprochant de Saint-Gluten.

C’est comme moi… j’en ai fait une appelée : la Léopardine, de mon nom de Léopardin jeune…

Il la chante.
SAINT-GLUTEN, sèchement.

Je ne connais pas !

Il se retourne près d’Alexandra.
LÉOPARDIN, se levant et emportant sa chaise à gauche. — À part.

Ignorant !… (À Faribol.) Dites donc, il se fait tard… si nous mangions un morceau… avant de partir ?…

FARIBOL.

Eh ! prends ce que tu voudras… et laisse-moi tranquille !…

LÉOPARDIN, apercevant le plat de crème sur le buffet.

De la crème au chocolat !…

FARIBOL, à part, regardant Saint-Gluten et Alexandra.

Il lui parle bas.

LÉOPARDIN, prenant le plat de crème.

Voilà qui est fameux pour ma gastrite !…

Il emporte le plat et il entre dans la cuisine.
FARIBOL, passant sa tête entre Saint-Gluten et Alexandra, qui cessent de causer en le voyant.

Vous causiez ?… peut-on savoir ?…

Saint-Gluten se lève.
ALEXANDRA, d’un ton indifférent et travaillant.

Oh ! rien !… Monsieur me dit que j’ai des mains charmantes… Cela ne vous regarde pas !…

FARIBOL, à Saint-Gluten.

Pardon, monsieur, vous avez désiré savoir des nouvelles de ma santé… je me porte très bien… je suis complètement guéri… et j’ai bien l’honneur…

SAINT-GLUTEN.

Je vous comprends… je suis indiscret…

FARIBOL.

Mais… sans cérémonie…

SAINT-GLUTEN, revenant près d’Alexandra.

Et c’est bien naturel !… avec une telle compagne !… chaque minute qu’on vous prend est un bonheur qu’on vous vole !

Alexandra pose sa tapisserie et se lève.
FARIBOL, à part.

Ah ! çà ! il parle toujours et il ne s’en va jamais !…

Il va prendre un flambeau sur le buffet.
SAINT-GLUTEN.

Quant à moi, j’aime cette vie pure et honnête !… ce calme du foyer… près de sa femme… de ses enfants… (À Alexandra.) Vous avez des enfants, madame ?

ALEXANDRA.

Ah ! ouiche !

SAINT-GLUTEN, à Faribol.

Comment !… paresseux…

FARIBOL, à part.

De quoi se mêle-t-il ?… (Haut.) Monsieur, je vous salue… à la fin !

SAINT-GLUTEN.

À demain, cher ami !

FARIBOL.

C’est inutile !

ALEXANDRA, gracieusement.

Nous vous recevrons toujours avec plaisir…

FARIBOL, à part.

Elle le provoque ! (Haut.) Bonsoir ! bonsoir !


ENSEMBLE.
AIR du Chapeau de paille d’Italie.
FARIBOL.

À demain ! (Bis.)
Moi, j’irai vous serrer la main.
Ne venez pas ici,
Restez chez vous, mon cher ami.

SAINT-GLUTEN.

À demain ! (Bis.)
Je viendrai vous serrer la main.
Quand je fais un ami,
Moi, je n’aime pas à demi.

ALEXANDRA.

À demain ! (Bis.)
Revenez nous serrer la main ;
C’est le droit d’un ami
Quand il n’aime pas à demi.


Saint-Gluten sort par le fond.

Scène VII.

FARIBOL, ALEXANDRA, puis FRANÇOISE.
FARIBOL.

Ah !… enfin !…

ALEXANDRA.

Il est charmant, ce jeune homme !… il a un petit air anglais très comme il faut !

FARIBOL.

Vous trouvez ?…

Il court au buffet, prend la sonnette et sonne.
FRANÇOISE, entrant.

Monsieur ?

FARIBOL.

Si M. de Saint-Gluten se présente ici… je n’y serai jamais !… Madame non plus !…

FRANÇOISE.

Bien, monsieur !…

Elle sort par le fond.
FARIBOL.

Je n’aime pas qu’on ait un petit air anglais !… Je vais m’habiller !

Il entre dans son cabinet à droite.

Scène VIII.

ALEXANDRA, FRANÇOISE, puis SAINT-GLUTEN.
ALEXANDRA.

Ah ! c’est comme ça ?…

Elle court prendre la sonnette et l’agite avec colère.
FRANÇOISE, entrant par le fond.

Madame !…

ALEXANDRA.

Toutes les fois que M. de Saint-Gluten se présentera… vous le ferez entrer… et vivement !

FRANÇOISE.

Tout de suite, madame !… (Apercevant Saint-Gluten au fond, et annonçant.) M. le comte de Saint-Gluten !

Elle sort à gauche, troisième plan. Saint-Gluten tient un gros bouquet qu’il cache derrière lui.
ALEXANDRA, à part.

Lui ?… Eh bien, tant mieux !

SAINT-GLUTEN, au fond, timidement.

Madame…

ALEXANDRA.

Entrez donc, monsieur, entrez donc !

SAINT-GLUTEN.

Vous m’en voudrez peut-être de revenir si tôt ?…

ALEXANDRA.

Pourquoi donc ?… je vous attendais…

SAINT-GLUTEN, étonné et joyeux.

Ah bah !… Je voulais simplement vous faire passer ce bouquet… oublié dans ma voiture…

ALEXANDRA, prenant vivement le bouquet.

Donnez !… ces fleurs sont charmantes !… charmantes !…

SAINT-GLUTEN.

Que vous êtes bonne !… mais je crains d’être importun… Votre mari peut revenir…

ALEXANDRA.

Eh bien, qu’est-ce que ça me fait, mon mari !… Restez !…

SAINT-GLUTEN, étonné.

Ah bah !

ALEXANDRA, fouillant le bouquet.

Tiens ! vous avez fourré un billet là dedans ?…

SAINT-GLUTEN.

Oh ! pas devant moi !… quand je serai parti !

ALEXANDRA.

Mais pourquoi donc ? si vous l’avez écrit, c’est pour qu’on le lise… (Ouvrant le billet et lisant.) « Madame… c’est en tremblant que je prends la plume… mais rassurez-vous, ma passion ne sortira jamais des bornes du respect… »

SAINT-GLUTEN.

Oh ! jamais !

ALEXANDRA.

Et vous appelez ça une déclaration ?… C’est un placet, une demande de secours ! c’est froid ! ça donne l’onglée !

Elle froisse le billet et le jette à terre.
SAINT-GLUTEN.

Ah bah !… je vous en écrirai une autre !… plus chaude !

ALEXANDRA, fouillant vivement à sa poche et en tirant un papier.

Attendez !… j’ai votre affaire ! un brouillon de lettre à Pichenette trouvé dans la poche de mon gueux de mari ! Quand on aime, voilà comme on parle ! (Lisant.) « Chère petite cha-chatte !… »

SAINT-GLUTEN.

Hein ?

ALEXANDRA, lisant.

« Te voir, c’est le ciel !… te quitter, c’est l’enfer !… » (Parlé.) Le brigand !

SAINT-GLUTEN, avec passion.

Oh ! oui ! vous voir, c’est le ciel !…

ALEXANDRA, lisant.

« Quand je serai loin de toi, que j’aie du moins un souvenir de ta personne !… donne-moi… donne-moi de tes cheveux ! »

SAINT-GLUTEN.

Oh ! je n’aurais jamais osé… une simple boucle me rendrait heureux !

ALEXANDRA.

Comment ! une boucle ?… une boucle !… (Courant à sa corbeille et en tirant la tresse de cheveux de Pichenette.) Tenez ! voilà ce qu’on lui a donné, à lui, le sacripant !…

SAINT-GLUTEN.

Oh ! c’est trop ! c’est trop !

ALEXANDRA.

Non ! ce n’est pas trop !… œil pour œil ! dent pour dent ! (Elle défait ses cheveux et les laisse flotter.) Prenez ! coupez ! ne vous gênez pas !

SAINT-GLUTEN, s’élançant vers elle.

Ô bonheur !…

FARIBOL, dans la coulisse.

Ah ! prelotte ! un bouton parti !

ALEXANDRA.

Mon mari ! à merveille !

SAINT-GLUTEN.

Sapristi !

ALEXANDRA, lui indiquant un tabouret à ses pieds et lui faisant tenir un écheveau de laine.

Mettez-vous là… prenez cet écheveau, et du sang-froid !

Elle est assise à gauche et dévide l’écheveau que tient Saint-Gluten à genoux devant elle. — Ses cheveux restent dénoués sur ses épaules.

Scène IX.

ALEXANDRA, SAINT-GLUTEN, FARIBOL,
puis FRANÇOISE.
FARIBOL, entrant, un gilet à la main.

Diables de boutons !… c’est toujours au moment de s’habiller… (Apercevant Saint-Gluten.) Hein !!!

ALEXANDRA, dévidant, et d’un ton affectueux.

Ah ! c’est vous, mon ami ?…

SAINT-GLUTEN, tenant l’écheveau et sans se retourner.

Bonjour, cher !

FARIBOL, à part.

Et ses cheveux sont dénoués ! (Haut, avec colère, à Saint-Gluten.) Monsieur !… je vous croyais parti !…

SAINT-GLUTEN, se levant ainsi qu’Alexandra, et tenant toujours l’écheveau qu’Alexandra dévide.

Oui, mais, à peine au bas de l’escalier, je me suis aperçu que j’étais un malappris…

FARIBOL, furieux.

Un malappris !… (Passant entre eux et prenant l’écheveau sur ses deux mains.) Il me faut une explication !…

Alexandra casse la laine du peloton.
SAINT-GLUTEN.

Rien de plus simple !… Vous donnez un concert dimanche et j’ai oublié de vous demander des billets ! J’en prendrai vingt !…

ALEXANDRA.

Oh ! c’est trop ! (À Faribol.) Remerciez donc !

FARIBOL, tenant toujours l’écheveau sur ses deux mains.

Ah ! c’est pour ça ?… Mes billets sont placés, entendez-vous !…

SAINT-GLUTEN.

Comment ! et vous ne m’en avez pas réservé un, à moi ? Ah ! Faribol, c’est mal !

FARIBOL, à part, furieux.

Oh ! tout à l’heure ! je vais le flanquer par la fenêtre ! (Haut.). Monsieur… j’y vois clair !… Depuis une heure, vous faites la cour à ma femme !

SAINT-GLUTEN.

Ah ! Faribol !… moi, votre ami !…

FARIBOL.

Oui, monsieur !… il faut que ça finisse ! je ne vous connais pas… je n’ai plus de billets, et vous me ferez plaisir en oubliant ma rue, ma porte et mon numéro.

SAINT-GLUTEN, riant et reculant.

Mais, mon cher, vous êtes malade !… Madame, faites-le soigner, je vais vous envoyer mon médecin !

FARIBOL, parlant en même temps que lui.

Sortez, monsieur !… sortez !…

Ils disparaissent tous deux par le fond.

Scène X.

ALEXANDRA, puis SAINT-GLUTEN, puis FARIBOL, puis LÉOPARDIN.
ALEXANDRA.

Rage ! rage ! mon chéri !… A-t-il été assez grossier, assez brutal avec M. de Saint-Gluten !… un homme du monde !… mais cela n’empêchera rien, ventre-bleu !

SAINT-GLUTEN, entrant par la fenêtre.

Il est parti ?…

ALEXANDRA.

Ah !… Mais non, monsieur…

SAINT-GLUTEN.

Fichtre !

FARIBOL, dans la coulisse.

Vous entendez, portier !…

ALEXANDRA, vivement, se mettant dans le fauteuil de droite.

Vite cet écheveau !

Saint-Gluten prend l’écheveau ; elle dévide.
FARIBOL, entrant par le fond.

Le portier est prévenu et… (Apercevant Saint-Gluten.) Hein ?… encore !  !  ! Mais c’est un dévidoir !… un métier à la Jacquard !… (Furieux et s’élançant entre sa femme et Saint-Gluten.) Est-ce que vous comptez jouer longtemps ce jeu-là, monsieur ?

SAINT-GLUTEN, se sauvant en riant.

Mon médecin est-il venu ?

FARIBOL, le pourchassant.

Je n’en veux pas, de votre médecin !

SAINT-GLUTEN, riant.

Calmez-vous ! calmez-vous ! on va vous apporter un bain.

FARIBOL, le pourchassant.

Décampez, ou j’appelle la garde ! (Il sort en poursuivant Saint-Gluten, et en criant :) À la garde !

ALEXANDRA, qui est remontée jusqu’au fond.

La garde ?… Ah ! par exemple !…

Elle reste au fond, regardant au-dehors.

Scène XI.

ALEXANDRA, LÉOPARDIN, puis FRANÇOISE,
puis QUATRE CLERCS.
LÉOPARDIN, sortant de la gauche, troisième plan, très pâle, et tenant le plat de crème vide.

Quelle crème, madame !… elle est à l’estragon !… il me semble que j’ai un bain de pied à la moutarde dans l’estomac !… et ils appellent ça du chocolat de santé !…

Il tombe assis sur une chaise, à gauche ; Alexandra redescend. Bruit des clercs au dehors, dans la coulisse du troisième plan, à gauche.
FRANÇOISE, entrant vivement.

Finissez donc, messieurs !… finissez donc !…

LÉOPARDIN et ALEXANDRA.

Hein ! qu’est-ce que c’est ?…

FRANÇOISE.

C’est les clercs que vous avez invités et qui ne veulent pas me laisser tranquille !

ALEXANDRA.

Mes clercs !… Bravo ! voilà le bouquet ! Entrez, messieurs, entrez !

Entrée des clercs.


CHŒUR.
AIR de Jaguarita.
LES CLERCS.

Au rendez-vous,
Madame, nous accourons tous. (Bis.)
Chacun de nous,
Ici, de vous plaire est jaloux.

ALEXANDRA.

Bonsoir à tous,
Soyez les bienvenus chez nous. (Bis.)
Comme chez vous,
Chantez, riez, faites les fous.

FRANÇOISE.

Au rendez-vous,
Voyez, madame, ils viennent tous. (Bis.)
Et près de vous
Chacun de vous plaire est jaloux.

LÉOPARDIN, à part.

Pour son époux,
Comme c’est doux !

TOUS.

Au rendez-vous,

Nous voici tous.

Françoise sort après le chœur.
ALEXANDRA, aux clercs.

Enchantée !… enchantée, messieurs !

LES CLERCS, saluant.

Madame…

ALEXANDRA.

Je compte recevoir tous les lundis, mardis, mercredis, jeudis, vendredis…

LÉOPARDIN, à part.

Samedis et dimanches !…

ALEXANDRA.

Et si vous voulez me faire l’honneur…

LÉOPARDIN, à part.

Elle est enragée !

PREMIER CLERC.

Que de bontés, madame !…

DEUXIÈME CLERC.

Une pareille bonne fortune !…

LÉOPARDIN, à part.

Que je suis donc fâché d’avoir ma gastrite !

FRANÇOISE, apportant le bol de punch sur un petit guéridon qu’elle pose au milieu de la scène.

Voici le punch !

LES CLERCS.

Bravo !… bravo !…


AIR : La farira dondaine.

Narguons à loisir
La mélancolie ;

Vive le plaisir !
Vive la folie !
Bon !
La farira dondaine,
Gué !
Farira dondé !

ALEXANDRA, un verre à la main.

Femmes qu’on trahit,
Vos pleurs sont stupides !
Buvons au dépit
Des maris perfides !
Bon !
La farira dondaine,
Etc.

TOUS.

La farira dondaine,
Etc.

FRANÇOISE, accourant du fond.

Chut !… voilà Monsieur !…

TOUS.

Le mari !

ALEXANDRA.

Restez, messieurs, restez tous !…

FRANÇOISE, aux clercs.

Mais il est furieux !

LES CLERCS.

Furieux ?… ah ! sapristi !…

Ils disparaissent par les quatre portes autres que celles du fond et celle de la cuisine. L’un d’eux emporte le punch, un autre le guéridon.

Scène XII.

LÉOPARDIN, ALEXANDRA, FRANÇOISE, FARIBOL.
FARIBOL, entrant.

Je l’ai conduit jusqu’à la porte… et j’espère qu’il ne reviendra pas !… Pour plus de sûreté, je vais vous enfermer à triple tour !…

LÉOPARDIN, ALEXANDRA et FRANÇOISE.

Hein !…

FARIBOL, à Françoise.

Avance ici, toi !… donne-moi les clefs… les doubles clefs !…

FRANÇOISE, hésitant.

Mais…

LÉOPARDIN.

Bourgeois, ne faites pas cela !

FARIBOL.

Tu m’ennuies ! (Arrachant les clefs à Françoise.) Les clefs ! petite malheureuse !

FRANÇOISE, poussant un cri.

Ah !…

ALEXANDRA.

Monsieur, ne me poussez pas à bout !

LÉOPARDIN.

Ne la poussez pas à bout !… Si vous saviez…

FARIBOL.

Laisse-moi tranquille !

Il ferme la porte de service.
LÉOPARDIN, à part.

Enfermer quatre loups dans la bergerie !…

FARIBOL, montrant la porte du fond.

Et l’autre derrière moi, en sortant !

ALEXANDRA.

Monsieur !… je veux sortir… je sortirai !…

FARIBOL.

Turlututu !…

Il va prendre sa boîte à violon sous le fauteuil du fond.

LÉOPARDIN, à part.

Faut-il lui dire… ? Non ! ça lui ferait de la peine !…

ALEXANDRA.

C’est une infamie !

FARIBOL, poussant Léopardin.

Mais marche donc, toi !

LÉOPARDIN.

Voilà ! voilà !

Ils sortent tous deux par le fond ; on entend le bruit de la serrure que Faribol ferme en dehors.
ALEXANDRA, pendant qu’il ferme.

Monsieur ! monsieur ! si vous avez le malheur de…

FARIBOL, en dehors.

Tenez-vous les pieds chauds !…


Scène XIII.

ALEXANDRA, FRANÇOISE,
puis LES QUATRE CLERCS.
ALEXANDRA.

Enfermée !

FRANÇOISE.

Bloquée !

LES CLERCS, paraissant aux quatre portes.

Est-il parti ?

ALEXANDRA.

Messieurs, nous sommes prisonniers… comme Latude !

LES CLERCS, entrant, et gaiement.

Saprelotte !

ALEXANDRA.

Mais je n’en aurai pas le démenti !… Messieurs, je vous invite tous à venir au bal !

LES CLERCS.

Au bal ?

ALEXANDRA.

Chez M. Papavert !… je ne le connais pas… mais je vous présenterai !…

LES CLERCS.

Ça va ! ça va !

ALEXANDRA.

Françoise, mon manteau !

LES CLERCS.

Mais comment sortir ?

Ils vont aux deux portes fermées.
UN CLERC, à la fenêtre.

Une échelle de maçon !

ALEXANDRA.

Celle qui a servi à M. de Saint-Gluten !… je passe la première !…

FRANÇOISE, lui mettant son manteau.

Deux étages !… vous pouvez vous tuer !…

ALEXANDRA.

C’est juste ! (Elle court au guéridon de gauche et écrit.) « N’accusez personne de ma mort… c’est mon mari qui m’a flanquée par la fenêtre ! » (Parlé.) Comme ça, si je me casse le cou, il aura son affaire !

FRANÇOISE.

Bonne femme ! sa dernière pensée est pour lui !

ALEXANDRA, montant sur la fenêtre.

En route, maintenant !… Et sans balancier !


CHŒUR.
TOUS.

La farira dondaine,
Gué !
La farira dondé.


Tous les clercs s’apprêtent à la suivre.