Si les Canadiennes le voulaient
C’était à Québec, par un soir d’octobre dernier. J’étais chez une charmante Canadienne que, par discrétion, je nommerai madame Dermant. La soirée s’avançait. Assises à leur table d’ouvrage, la maîtresse de céans et sa nièce, Melle du Vair, travaillaient à un lambrequin destiné au bazar du Patronage. Tout en travaillant, nous causions des événements et des hommes du jour.
— Mais, dit Melle du Vair, vous expliquez-vous pourquoi les hommes d’aujourd’hui changent si vite d’opinions et de sentiments ?
— Je n’explique rien, ma chère, répondit tranquillement madame Dermant. Je sais depuis longtemps que les feuilles du tremble tournent au moindre vent.
— Bonsoir, mesdames — dit une voix mâle et vibrante.
Et un homme, à l’air distingué, s’avança et salua avec l’aimable familiarité d’un habitué, et la grâce aisée d’un homme du monde. (Je le nommerai M. Vagemmes, n’ayant pas le droit de donner les noms propres).
Les nouvelles électorales du moment furent vite échangées ; et, d’un commentaire à l’autre, la conversation s’engagea sur les dangers qui menacent notre nationalité et sur notre état politique et social.
C’est cette conversation que je demande la permission de rapporter, quoique je n’en puisse donner qu’une idée bien pâle.
— Vous croyez donc vraiment, demanda madame Dermant à M. Vagemmes, après avoir écouté ses réflexions sur les élections, qu’il y a chez nous abaissement du caractère et affaiblissement de l’esprit national ?
Madame, je crois que le vieil honneur français vit toujours chez notre peuple ; mais les classes élevées me semblent tristement dégénérées.
Ce n’est pas chez les anciens Canadiens qu’il aurait fallu chercher ce que nous avons vu et ce que nous voyons.
Alors, on avait une patrie avant d’avoir un parti.
Oui ! alors on avait du patriotisme, et aussi la fierté grande et simple, et l’éclat de la probité et de l’honneur.
Et, maintenant, il paraît que les hommes publics passent d’un camp à l’autre comme les moutons sautent d’un champ dans l’autre pour avoir plus d’herbe.
Il y a du vrai dans cette malice un peu cruelle.
Le patriotisme pour les politiques n’est plus guère qu’un cheval de bataille et une ritournelle de convenance ; mais on a l’esprit de parti avec ses aveuglements et ses étroitesses, avec ses puérilités et ses férocités. Ajoutez-y la rage de parvenir, de jouir, de briller, et toutes les bassesses qui s’en suivent.
C’est le mal du temps. Et chez nous, après tout, monsieur, il n’est encore qu’à la surface.
Madame, nous avons déjà des plaies bien profondes, et qui iront vite se creusant et s’enflammant, si l’on n’y porte remède.
Il y a des plaies qu’on rend mortelles en les touchant, savez-vous cela ?
Oui, madame. Et je sais aussi que, pour guérir, il ne suffit pas de mettre le doigt sur le mal.
Évidemment, vos connaissances médicales sont à la hauteur des miennes. Mais, bien que nos plaies soient encore fraîches, qui voudrait se charger du traitement ?
Je ne sais pas qui voudrait : mais qui devrait, je le sais bien ; et c’est aux Canadiennes que cela revient.
Vous voudriez nous donner la petite besogne d’assainir la politique et de régénérer la société ?
Je voudrais vous mettre à tout soigner — même cette lèpre infâme de vénalité qui nous gagne.
C’est un peu fort, monsieur.
Non, madame, ce ne serait que juste, car jusqu’à un certain point, vous êtes responsables. Les hommes font les lois, mais les femmes font les mœurs, comme l’a dit un philosophe.
Ce philosophe était l’un de nos ennemis — quelque ancêtre de M. Routhier.
Ma tante, il me semble que M. Routhier ne nous fait pas la part si large.
Mademoiselle, M. Routhier ne dit pas tout ce qu’il pense.
Quant à moi, je crois que les Canadiens seraient le plus noble peuple de la terre, si les Canadiennes le voulaient.
Vous nous faites la part belle. Mais, il me semble, qu’il manque bien des choses aux Canadiens pour être le plus noble peuple de la terre.
Il leur manque, madame, d’être fidèles à eux-mêmes, comme disait Garneau en terminant notre histoire.
Notre histoire… … … « ce poëme éblouissant
Que la France écrivit du plus pur de son sang. »
Entre nous, les temps héroïques sont loin. Maintenant, cela semble presque une naïveté d’attendre des choses viles d’un homme.
La virilité se fait rare, c’est vrai. Mais vous ne sauriez croire comme les hommes, même ceux d’à présent, sont susceptibles de se fortifier.
Si seulement les femmes voulaient s’y mettre !
Elles changeraient les roseaux en chênes ? « le bois vermoulu en cèdre incorruptible ? »
On ne vous demande pas tout à fait cela. Vous allez voir.
Mais, auparavant, je voudrais savoir pourquoi, depuis ces dernières années, vous avez abandonné la politique.
Madame, je voulais toujours aimer mon pays ; et, dans la politique, le patriotisme s’éteint si vite !
Parlez donc sérieusement. Le patriotisme s’éteint dans la vie publique !
De nos jours, oui, madame, il s’y éteint : et, parfois, si complètement !
Vous excuserez ma naïveté ; mais j’ai toujours considéré la vie publique comme le vrai et actif foyer du patriotisme — exception faite des natures basses. Voilà pourquoi je vous en ai toujours voulu d’avoir préféré votre repos au bien public.
Je n’ai pas cédé à l’attrait du repos, et, vous pouvez m’en croire — exception faite des natures d’élite — il n’y a pas de mots pour dire à quel point le patriotisme est exposé dans notre arène politique. C’est comme une étincelle dans la boue, ou, si vous l’aimez mieux, comme une étincelle sur un pavé glacé, exposé à tous les vents.
Monsieur, c’est bien ravaler la vie publique.
Dans cette boue, ou sur ce pavé glacé, il y a des hommes qui peinent pour le pays.
Chère naïve !
Oui, monsieur, il doit y en avoir là qui aiment la patrie, et il y en a.
C’est dommage qu’il n’y ait pas une chimie des sentiments. J’aimerais à voir ces cœurs embrasés au fond des alambics de M. Laflamme. Comme tous les vrais Canadiens seraient rassurés ! quel noble amour de soi, du pouvoir et de l’argent, on verrait distiller !
Je vous ai souvent entendu dire qu’il est plus facile de parler amèrement que de parler justement.
Mademoiselle, à certains moments, une jeune fille enveloppe avec bonne foi la tête la plus ordinaire d’une auréole. (Melle du Vair rougit.)
Pardon. La jeunesse croit facilement aux puissants sentiments, à la grandeur d’âme, au sacrifice. À votre âge, je ne croyais pas, moi non plus, qu’on pût sacrifier les intérêts sacrés de la patrie à ses intérêts misérables, préférer les jouissances vulgaires aux nobles satisfactions de l’honneur. Mais c’est ainsi pourtant.
On appelle cela, dans le langage du temps, considérer les choses au point de vue pratique.
Mais c’est la honte même !
La honte ! Mademoiselle, bien des gens la mettent ailleurs : dans le manque de fortune, dans l’infériorité de position. Leur parler de la patrie et de l’honneur, c’est peine perdue. C’est souffler sur la poussière, c’est se jeter du sable dans les yeux.
Encore, qui sait ? Mieux vaut toujours en réveiller la pensée.
À quoi bon, madame ? À part leurs intérêts, ces messieurs ne prennent rien au sérieux.
Ils ont à arriver ! ils ont à se maintenir ! ils ont leur fortune à faire ! Voilà leurs soucis.
Le patriotisme, pour eux, n’est qu’un sentiment de parade, un moyen d’en imposer, une vieille toupie qu’il faut savoir faire ronfler afin d’amuser le peuple.
En sommes-nous déjà là ? N’y a-t-il plus de patriotisme parmi nous ?
Mais, sans doute, il y en a, seulement, d’ordinaire, il ne vit guère dans la politique. L’air qu’on y respire depuis un certain temps est mortel à tout sentiment noble.
Prenez garde à l’exagération, ce mensonge des honnêtes gens, comme disait de Maistre.
Je me demande si en cela l’exagération est possible. La contagion morale est prouvée tout comme l’autre ; et les sentiments d’honneur et de patriotisme sont certainement plus exposés dans notre arène politique que la santé et la vie dans une ville pestiférée.
Au moins dans la politique, les miasmes ont des figures et des noms.
Et parfois des figures intéressantes et des noms honorés. Mais cela diminue-t-il le danger ?
« Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés. »
Voilà votre pensée.
Oui, madame ; c’est un peu comme chez les animaux malades de la peste.
Pourtant, vous le savez, ceux qui sont dans la politique veulent y rester. Comment expliquez-vous cela ?
Je n’explique rien. Mais, croyez-moi, ceux qui sortent de la politique, sans y laisser au moins le respect d’eux-mêmes, peuvent chanter le cantique des trois Hébreux sortis sains et saufs de la fournaise.
Vous pensez que nous ne risquons pas d’avoir les oreilles fatiguées par les chants de reconnaissance ?
Je pense, qu’avec la meilleure volonté il faut une merveilleuse chance pour marcher ferme et droit à travers tous ces courants mêlés de fange qui sont le fond véritable de la politique de nos jours.
Quant à moi, je n’ai pas voulu en courir le risque.
Mais, avez-vous bien fait de suivre vos instincts d’hermine ? Ne valait-il pas mieux ranimer votre courage et être un homme, comme dit l’Écriture ?
Un homme politique, madame ?
Il y a des hommes politiques qui rendent des services sans prix. Il y a des hommes qui ont le devoir strict de prendre part aux affaires de l’État.
D’accord. Mais il y a aussi des hommes publics qui prennent d’étranges petits chemins où l’on a bien vite perdu de vue la patrie, l’honneur et le devoir. Je craignais……
Il fallait attiser votre patriotisme et ne rien craindre. L’amour est une grande force et une grande lumière.
Je sais que l’amour fait des prodiges. Mais ce feu merveilleux qui se nourrit de tout et que rien n’étouffe, vous ne l’avez pas vu ni moi non plus. Je vous l’avoue bien humblement ; à mesure que j’avançais dans la vie publique, je sentais mon patriotisme s’altérer, s’affaiblir, et cela m’épouvantait.
Si vous m’aviez donc consultée avant d’abandonner ce pauvre vieux char de l’État ?
Que m’auriez-vous répondu, madame, si j’avais eu cette heureuse pensée de vous consulter ?
Et vous, monsieur, que répondriez-vous à une femme trop sensible qui s’épouvanterait du terne de la vie, et qui — la lune de miel passée — se croirait sur la voie du déshonneur, parce qu’elle ne sentirait plus pour son mari la même vive tendresse ?
Madame, je dirais à cette intéressante personne : Courage ! la fidélité et le dévouement suffisent au devoir et à l’honneur.
Mais, voilà justement ce que vous auriez dû vous dire et vous redire.
Est-il bien difficile de comprendre que l’amour de la patrie a ses fatigues et ses abattements comme les autres amours. Il faut que tous nos sentiments perdent leur fleur et leur beauté, c’est la triste loi des amours de ce monde.
L’amour de la patrie doit avoir ses fatigues et ses abattements. On n’a pas songé à cela pour expliquer ce que nous avons vu depuis un an. C’est bien dommage.
La raillerie est une mauvaise réponse.
Je ne vous raille pas, madame. Mais je voudrais mettre le plus éloquent de nos ministres à développer cette pensée : l’amour de la patrie a ses fatigues et ses abattements comme les autres amours de ce monde.
Nous aurions un chef-d’œuvre de mélancolie et de sentiment !
Une feuille d’automne.
Riez aussi amèrement qu’il vous plaira. Il en est pour qui le patriotisme n’est qu’un mot, je le sais parfaitement. Mais chez vous c’est un sentiment : et ma réflexion était juste. Vous êtes comme les femmes, vous tenez trop à l’amour qui se sent.
Pardon. Je tiens surtout à l’amour qui se prouve. Où sont-ils ceux qui aiment la patrie comme on doit l’aimer, c’est-à-dire par les œuvres et en vérité ?
J’avoue qu’ils me semblent rares.
Pourtant, plusieurs, j’en suis convaincu, entrent dans la vie publique avec le désir sincère de servir le pays. Mais les ardeurs, les générosités premières s’épuisent vite. Il y a dans la puissance, comme dit Bossuet, un vin fumeux qui fait sentir sa force même aux plus sobres. Lorsqu’on est bien pris de ce vin là, on aime le pouvoir pour le pouvoir ; et, presque sans s’en apercevoir, on ne travaille plus que pour le garder.
S’il vous plaît, comment peut-on perdre sa propre estime sans presque s’en apercevoir ?
Madame, vous avez d’adorables naïvetés. Connaissez-vous bien des gens qui s’estiment d’après ce qu’ils valent ?
Les hommes d’État — tout comme les simples mortels — ont un flatteur au dedans. C’est un précieux compagnon, allez !
Qui n’est pas sans nous rendre à tous bien des services.
J’incline à le croire. Ce qui est sûr, c’est que les hommes d’État, pour la plupart, ont un sentiment inexprimable de leur importance. La personnalité, chez ces gens-là, prend des proportions incroyables. Un homme en vient à ne plus voir dans son pays qu’un piédestal.
J’en connais qui ressentent plus une piqûre à leur vanité qu’un outrage à l’honneur national.
Vous voyez qu’ils n’ont pas perdu leur estime propre. Oh non ! L’orgueil et la bassesse vont si bien ensemble. D’ailleurs, la bassesse, lorsqu’elle entre quelque part, n’a pas coutume de se faire annoncer par son nom.
Mais lorsqu’elle est bien reconnaisable, lorsqu’elle entre sans déguisement ? Ainsi, par exemple, ceux qui trafiquent de leurs convictions et de leur honneur ?
Ceux-là, madame, croient peut-être n’avoir que le sens pratique — le génie souple et brillant des affaires.
On a beau vouloir se mentir, il y a toujours des moments où la vérité prend un homme à la gorge.
Alors, il y en a dont je voudrais voir la figure à ces moments là.
Et, quand je pense à toutes ces choses, comme je me trouve heureux d’être revenu à la vie privée.
On gouverne les hommes surtout par leurs intérêts et par leurs défauts. Savez-vous cela ? Ceux qui sont au pouvoir le savent bien : de là un travail d’abaissement auquel il est affreux de se voir associé.
C’est bien dommage que vous ayez donné dans ces vaines craintes. Ce n’est pas vous qui auriez jamais manqué à vos compatriotes ni à votre patrie si faible. Vous avez du sang chevaleresque dans les veines.
Vraiment ! alors je demande à entendre notre chant national que mademoiselle chante si bien.
Melle du Vair se leva docilement, ouvrit son piano et chanta d’une manière ravissante :
Ô Canada ! terre de nos aïeux ;
Ton front est ceint de fleurons glorieux,
Car ton bras sait porter l’épée,
Il sait porter la croix ;
Ton histoire est une épopée
Des plus brillants exploits.
Et ta valeur de foi trempée
Protégera nos foyers et nos droits.
Sous l’œil de Dieu, près du fleuve géant,
Le Canada grandit en espérant.
Il est né d’une race fière ;
Béni fut son berçeau.
Le ciel a marqué sa carrière
Dans ce monde nouveau ;
Toujours guidé par sa lumière
Il gardera l’honneur de son drapeau.
Amour sacré du trône et de l’autel,
Remplis nos cœurs de ton souffle immortel,
Parmi les races étrangères,
Notre guide est la loi ;
Sachons être un peuple de frères
Sous le joug de la Foi ;
Et répétons comme nos pères
Le cri vainqueur : Pour le Christ et le Roi !
L’ex-homme public écouta avec une sensible émotion, et remercia chaleureusement. Vous m’avez fait plaisir, dit-il, et vous m’avez fait du bien. Le passé console du présent.
On dit aussi que le passé éclaire l’avenir. Et maintenant, monsieur, je voudrais savoir ce que les Canadiennes ont à faire pour que les Canadiens d’aujourd’hui ressemblent aux Canadiens d’autrefois ; ou, si vous l’aimez mieux, pour que les Canadiens soient le plus noble peuple de la terre.
Les Canadiens d’aujourd’hui, le plus noble peuple de la terre ! Allons donc. Il faut en prendre son parti. Le temps est aux folies basses et aux hardiesses lâches.
Madame, vous êtes un peu dure pour vos contemporains. Pour un rien je vous citerais encore la parole du philosophe : les femmes font les mœurs.
Mais cette parole, monsieur, y croyez-vous ?
Et vous, madame, n’y croyez-vous pas ?
Pourquoi y croirais-je ? Dans ce bas monde, l’homme a l’indépendance, l’autorité, l’action.
Très vrai. Et pourtant, mesdames, vous tenez entre vos faibles mains l’avenir et l’honneur des nations. Car si vous n’avez pas l’action extérieure, vous en avez une autre, celle qui s’exerce dans le vif et le profond du cœur. Or, les grandes actions, comme les grandes pensées, viennent du cœur.
Il faut donc croire que les Canadiennes d’aujourd’hui ne savent plus tirer parti du cœur humain.
Il est certain que bien des nobles germes périssent, étouffés par les choses vaines et par les choses viles.
Si les nobles germes périssent, que nous restera-t-il à nous autres Canadiens.
Il nous restera le mépris de nous-mêmes et le mépris des autres.
Comment pouvez-vous dire cela ?
Sans rougir ? …… Notre état n’est pas désespéré. Le peuple canadien a les ressources profondes de la jeunesse et peut encore atteindre à ses glorieuses destinées. Mais, pour cela, il faudrait deux choses. Premièrement, opposer promptement une digue infranchissable aux flots de la vénalité qui menacent de tout emporter. Secondement……
Pardon : cette digue infranchissable avec quoi voudriez-vous la construire ?
Pas avec les fiertés de certains journalistes, ni de certains politiques. Il nous faut des vertus chrétiennes, de la force, de la fierté chrétienne.
À part la religion, rien ne tient plus, ni ne peut tenir.
Secondement ?
Il faudrait dissiper l’aveuglement de l’esprit de parti.
J’aimerais autant entreprendre de faire lever le soleil au beau milieu de la nuit.
Ordinairement parlant, c’est impossible. Je le sais comme vous, Madame, mais, malgré tout, j’espère.
Vous croyez la race française appelée à de grandes choses en Amérique ?
Nous sommes la France du Nouveau-Monde, la Nouvelle-France, comme disaient nos ancêtres, comme disait Champlain.
Donc, il faut que le Canada soit ce que la France a été : la terre du dévouement, de l’honneur, de la foi.
Il y en a tant qui croient et qui disent que par la force irrésistible des choses, notre nationalité est condamnée à périr.
Il n’est pas étonnant qu’on le pense et qu’on le dise. Vous le savez comme moi, l’Angleterre a déjà absorbé bien des nationalités, à commencer par celle de ses propres conquérants.
Raisonnablement parlant nous avons beaucoup à craindre, nous sommes condamnés à périr.
Garneau disait : Si nous sommes condamnés à périr comme les chevaliers normands, ensevelis dans les vieilles cathédrales anglaises, nous voulons au moins laisser un nom français sur notre mausolée.
Mais pourquoi péririons-nous ? Nous avons la vie dure, c’est prouvé.
Plus que prouvé, madame : et, malgré toutes les raisons de craindre, on se reprend à espérer, lorsqu’on songe au merveilleux passé.
Comment s’en défendre ? Nous avons passé à travers les plus grands périls qui puissent assaillir un peuple enfant.
Et si notre conservation est étonnante, notre multiplication ne l’est pas moins. Savez-vous que cette multiplication n’a jamais été égalée, sauf par le peuple Juif ?
Cela ne prouve pas que nous soyons condamnés à périr. Il me semble que nous avons une mission.
Mais la remplirons-nous ? C’est la question. Pour ne rien dire des autres sujets d’alarmes, l’anglification fait de sérieux ravages parmi les Canadiens et plus encore peut-être parmi les Canadiennes.
C’est aussi mon opinion. Voyez-vous : les pauvres cervelles — et il y en a beaucoup — croient que la langue anglaise, que les usages anglais sont de meilleur ton et de meilleur goût.
Beaucoup, je l’espère du moins, ne vont pas jusqu’à ces extrémités de la sottise ; mais la légèreté, trop ordinaire aux femmes, les empêche de comprendre que notre langue et nos usages font partie essentielle de notre vie nationale.
En attendant qu’elles le comprennent, c’est toujours un peu de notre force qui s’en va.
Et nous aurions tant besoin de la conserver tout entière ! Pour bien faire, il faudrait que les Canadiennes fussent comme les prêtres qui ne s’anglifient pas.
Les Canadiennes iront s’anglifiant de plus en plus.
C’est à craindre. Mais avez-vous remarqué cette chose singulière et consolante ? l’anglification n’atteint pas nos prêtres. Ni vous, mesdames, ni moi, ni personne n’avons jamais connu un prêtre canadien anglifié. Je vous avoue que c’est une chose qui — avec bien d’autres — me pénètre de reconnaissance pour notre clergé.
Je l’ai souvent remarqué : nos prêtres savent rester canadiens jusqu’à la moelle, tout en rendant aux Anglais ce que nous leur devons.
S’il vous plaît, que devons-nous aux Anglais, à ceux du moins qui voient dans le pays une race inférieure et une race supérieure ?
Cette vision de la race inférieure est particulière à quelques cerveaux malades. Les vrais Anglais ont la tête solide et n’ont pas de ces hallucinations là.
Mais n’ont-ils pas une morgue difficile à supporter ?
Et, entre nous, cette morgue blessante, bien des Canadiens ne font-ils pas tout ce qu’il faut pour la flatter, pour la nourrir ?
Doucement ! je commence à n’être plus de mon avis. Mais ne vaudrait-il pas mieux rappeler certaines choses que vous savez comme moi ? C’est un Anglais qui a donné aux Canadiens-Français le titre de peuple, de gentilshommes ; c’est lord Elgin qui a qualifié de temps héroïques, les premiers temps de la colonie.
Lord Elgin a exposé sa vie pour nous rendre justice. Jamais les Canadiens-Français ne pourront garder son nom avec trop de respect.
Il ne faut pas que les criailleries et les insultes des orangistes nous fassent méconnaître la haute raison et la dignité des Anglais.
Des Anglais dignes de l’être. Non certes. Autour de nous, dans ces derniers mois, de nobles et chaudes protestations se sont élevées contre l’injustice et l’outrage. Et, malgré les fureurs du Mail et des fanatiques, nous pouvons dire à l’Angleterre en 1886 ce que Mgr. Plessis disait en 1794, dans la cathédrale de Québec : Non, vous n’êtes pas notre ennemie, nation généreuse.
Mais, justice rendue aux Anglais, il faut rester Canadiens jusqu’aux entrailles, et bien comprendre que les coutumes anglaises, respectables chez les Anglais, sont méprisables chez nous, pour la raison bien simple que nous avons du sang français et non du sang anglais dans les veines. Malheureusement, c’est une chose que les femmes n’entendent guère.
Si on les cultivait un peu !
Les femmes sont en général beaucoup plus susceptibles de vanité personnelle que de fierté nationale.
Et les hommes ?
Les hommes sont ce que vous les faites. Croyez-vous que le patriotisme ait sa source dans la vie publique ?
Vous le savez, le plus noble sentiment de l’âme humaine ne saurait avoir une source impure et troublée ; et, la source du patriotisme est au foyer. Mais, cette source sacrée, l’a-t-on gardée vive ? l’a-t-on gardée pure ?
C’est à nous que cela s’adresse ?
Madame, c’est sur vos genoux que se forment les hommes, les citoyens. C’est dans la famille que se prépare et se décide l’avenir des nations.
Nous ne sommes pas nés pour rien de la France chevaleresque et chrétienne. Il y a des germes de force, de générosité, il y a même des germes d’héroïsme parmi nous ; et, si nous savions les cultiver, nous aurions des patriotes, des forts, des magnanimes entre les bras de qui la patrie pourrait s’abandonner.
Sans s’exposer à les voir s’enfuir par la crainte de cesser de l’aimer.
Vous abusez de mes confidences ou plutôt vous affectez de ne pas comprendre. Un pauvre homme n’a pas tort de fuir le danger, de se sauver avec ce qui lui reste de bon sens et de conscience.
Mais si on pouvait donc apprendre aux femmes à aimer comme il faut ; à aimer tout ce qu’elles doivent aimer, la patrie comprise.
Au fond, vous n’avez guère autre chose à faire qu’à aimer. Mais, tout est là : c’est la source de vie.
Quand on aime comme il faut. Malheureusement, ceux qu’on aime le plus, on les aime beaucoup comme on s’aime soi-même en leur faisant souvent plus de mal qu’un ennemi n’en voudrait faire.
Voilà une pensée que je voudrais voir comprise par toutes les faibles mères.
Moi, je voudrais savoir pourquoi vous croyez les femmes peu capables de patriotisme.
Ai-je dit cela ? Alors, je me suis mal exprimé, et je me retracte. Êtes-vous, moins que l’homme, capables d’un sentiment élevé et passionné ? Pour aimer son pays, pour le servir, faut-il se jeter dans la mêlée politique ? Je vous l’avoue, vos devoirs envers la patrie me semblent d’autant plus importants, d’autant plus grands que votre rôle est plus effacé et laisse tout l’éclat et toute la gloire aux hommes.
Convenez-en, c’est dur d’être condamnée à s’épuiser dans l’ombre. Songez-vous aux mineurs quelquefois ?
Avec votre permission, madame, le rapprochement cloche un peu.
À mon avis, les regards du public et les articles des journaux sont moins nécessaires au bonheur que la lumière du soleil.
D’ailleurs, je vous accorde qu’il ne faut pas plus de force pour manier sans relâche la bêche et la pioche que pour arracher et semer dans le cœur humain.
Le cœur humain ! ce double abîme.
C’est effrayant. Mais, n’importe, c’est votre champ. Et, difficile ou non, si nous voulons remplir nos destinées si nous voulons devenir un grand peuple, dans ces vives profondeurs de l’âme où rien ne périt, avec le courage du renoncement, il faut mettre la fierté nationale et la fierté de la foi.
Si vous faites cela, mesdames, vous aurez bien mérité de la patrie ; et plus fait pour sa gloire que les guerriers et les hommes d’État, car vous aurez donné la force et la vie aux cœurs.
Donner la force et la vie, c’est très beau. Mais, pour donner une chose, il faut l’avoir : n’est-ce pas ?
Sans doute. La plus généreuse femme, tout comme la plus belle fille du monde, ne peut donner que ce qu’elle a.
Mais pourquoi n’auriez vous pas la vie ? Jésus-Christ est venu pour que nous l’ayons en abondance. Tout se réduirait donc à être de vraies chrétiennes.
Les demi-chrétiennes, les régulières, les routinières ne suffisent pas à la tâche. Pour réussir dans ce que vous avez à faire, il faut le ressort, la force, la vie, tout ce que donne la foi ardente et profonde. C’est cette foi-là qu’il faudrait nous communiquer. Plus je vais, plus je crois à cette parole de de Maistre : L’homme ne vaut que parce qu’il croit. La foi est la source inépuisable de la force, de la générosité, du sacrifice.
Ô la vile créature que l’homme ! disait Montaigne, et abjecte, s’il n’est soutenu par quelque chose de céleste.
Vous n’ignorez pas ce qu’on dit des merveilles de la foi canadienne. Il y en a qui la croient profonde comme le Saint-Laurent.
Allez voir aux États ce que devient trop souvent la foi canadienne. D’ailleurs, soyez-en sûre, si nous avions l’admirable foi qu’on dit, nous rayonnerions autrement ; et, autour de nous, il y paraîtrait. « Il ne faut pas, disait Lacordaire, faire de la foi une lampe obscure. »
Et c’est ce que nous en faisons, pour achever votre pensée ?
Si nous avions la plénitude de la foi, nous aurions la plénitude de la force.
La plénitude de la force — voilà, mesdames, ce qu’il faudrait nous donner.
Est-il juste de demander aux plus faibles les plus grands efforts ?
Il est raisonnable de demander les plus grands efforts aux plus généreux.
Avez-vous jamais remarqué cette chose singulière, que, bien plus qu’à l’homme, l’héroïsme vous semble naturel ?
J’ai seulement remarqué que toute femme s’accommoderait volontiers d’un héros. Il n’y a pas de quoi rire. « On n’est heureux de fléchir que lorsqu’il faut se prosterner » : ce n’est pas une romanesque qui l’a dit.
Puisque vous avez un si grand besoin d’admirer, pourquoi ne pas travailler à rendre les hommes admirables ?
Vous dites fort bien cela. Je voudrais que toutes les Canadiennes fussent ici pour vous entendre.
Moi aussi.
J’aimerais à leur proposer cette œuvre ardue et délicate. J’aimerais à leur prouver que leur cœur est, comme le nôtre, un abîme d’inconséquence.
Comment cela ?
Vous n’aimez que les forts : et vous faites de votre mieux pour affaiblir, pour amollir vos contemporains !
C’est fait : nous n’avons pas besoin d’y mettre la main. Lacordaire disait : « Rien ne manque autant à l’homme que la force. » Ici, comme ailleurs, la sève vigoureuse est épuisée.
En êtes-vous sûre ? Pour prétendre à la virilité, faut-il, comme d’Iberville, s’en aller, en canot d’écorce prendre les vaisseaux de la marine d’Angleterre ?
Non, monsieur, ce n’est pas nécessaire.
Non : mais dans les grandes actions, les femmes n’admirent guère que le côté romanesque ; et c’est dommage.
Pourquoi, monsieur ?
Parce qu’il importe d’avoir des idées justes. Mais, je le sais parfaitement, ce n’est pas avec la logique qu’on gouvernera jamais le cœur de la femme. Autant vaudrait essayer de labourer la mer.
Il y a du vrai dans votre image — et j’ai remarqué que, même dans le cœur si bien réglé de l’homme, la raison, pour se faire entendre, attend prudemment que les bourrasques soient passées.
Parlez-moi d’un pilote qu’on n’aperçoit qu’après les tempêtes !
J’avoue que la raison n’est pas de force à se mesurer avec la passion, contre la passion.
« J’ai vu toujours dans ma rude carrière
Que l’arme la meilleure est encor la prière »
La prière est une arme assez méprisée de nos grands hommes.
Cela explique bien des choses. Tout se tient dans l’âme humaine : et les vertus patriotiques ne se trouvent guère parmi les ruines des vertus morales et chrétiennes.
Pour ma part, je n’irais pas les chercher là. Mais, dans le monde, on n’a pas l’air de croire que les bassesses de la vie privée mettent le patriotisme en danger.
Croyez-moi. On a beau être député ou ministre, toute vilénie fait son œuvre au fond de l’âme. Le vice ne glisse pas sur le cœur humain comme les acides sur l’or pur.
Il serait temps de s’en souvenir.
Le Canada traverse des jours mauvais et troublés. Au dedans et au dehors, le péril est partout pour notre nationalité.
Certes, depuis le triste seize novembre, les discours patriotiques n’ont pas manqué. Mais, je vous l’avoue, les tirades patriotiques me font un peu l’effet de ces oripeaux voyants qu’une légère averse change en chiffons sordides.
La première émotion était sincère. Mais il y en a beaucoup à qui le sentiment national ne fera jamais sacrifier les petits avantages et les petites aises de ce monde.
Parmi ceux-là même, soyez en sûre, il s’en trouverait pour affronter les balles et la mort. On a encore le courage des sacrifices éclatants. Les obscurs petits sacrifices de tous les instants coûtent bien autrement à notre orgueilleuse nature ; et, suivant moi, celui-là est un grand patriote qui, par fierté nationale, s’expose à passer toute sa vie dans la gêne et la pauvreté. Voilà, surtout, le courage qui nous manque. Et nous en aurions tant besoin ! C’est ce courage-là qui nous sauverait de l’affreuse lèpre de vénalité qui nous gagne.
Les Canadiens sont vains. Ils aiment à paraître, à briller. Lord Durham l’avait deviné, quand il écrivait : qu’avec des places, des honneurs et de l’argent on étoufferait le sentiment national.
D’où vient qu’autrefois les Canadiens avaient d’autres sentiments ? et que faisant l’histoire de la conquête, on a pu dire en toute vérité : Au Canada, tout un peuple fut grand.
La raison ? Mademoiselle, c’est que nous sommes dégénérés — c’est que nous ne sommes déjà plus la race qu’une vie de privations et de dangers avait rendue forte et simple, comme les anciens, suivant l’expression de l’historien que vous venez de citer.
Le siècle est aux jouissances, à l’enivrement, à l’abaissement. Mais, n’importe : il fait bon de songer au glorieux passé. Je vous avoue que j’aime beaucoup le fier Je me souviens, de M. Taché.
Moi aussi. Mais le souvenir ne suffit pas.
Non, sans doute. Il nous faudrait le sang réparateur, comme dit Léon XIII.
Mais se souvenir aussi fait du bien ! Si les Canadiens savaient donc regarder le passé ! Pour un homme qui n’a pas perdu tout sentiment, rien n’est terrible à supporter comme la honte des belles choses souillées.
S’il vous plaît : comment s’obtient le sang réparateur qui rend la force aux nations ?
Surtout, il me semble, par la vertu des humbles et des obscurs qui se sacrifient, qui s’immolent. Et si les femmes le voulaient, combien d’âmes flétries reviendraient à la vigueur et à la beauté. Dans la saine et douce atmosphère du foyer, tant de merveilles peuvent s’opérer ! Que votre part me paraît donc auguste et belle !
Jamais, non jamais, on ne me fera croire que les rôles éclatants soient en réalité les plus grands rôles. La vanité y trouve trop son compte ; elle y mêle trop de petitesses, trop de misères.
La vanité pénètre partout.
Hélas, oui ! même chez vous, mesdames ; et c’est un grand malheur.
J’ai souvent pensé que, dans notre pays, la vanité des femmes est l’une des grandes causes de la vénalité des hommes.
Alors le luxe nous mène tout droit à l’avilissement ?
Oui, madame. Oui, très certainement. Nous ne sommes pas un peuple riche — il s’en faut bien — et le luxe chez nous vit beaucoup aux dépens de l’indépendance, de la dignité, de l’honneur.
On ne réfléchit pas à cela.
Soit. Mais le résultat en est-il moins fatal au caractère national ?
Mon Dieu ! quel service les Canadiennes rendraient à la patrie en revenant à l’économie, à la modestie, à la simplicité.
L’espérez-vous, monsieur ?
Je voudrais tant l’espérer. Mais, je le sais parfaitement, les dames, pour la plupart, considèrent nos saines et fortes traditions de famille comme des vieilleries déplacées chez les gens comme il faut.
Pourtant, nos traditions domestiques sont l’un des remparts de notre nationalité si menacée.
Ces dames s’occupent bien de cela vraiment ! Elles ont d’autres soucis, et de si charmants petits mépris !
Je suis toujours épouvanté quand je constate avec quelle légèreté triste et terrible, la plupart des femmes traitent les choses les plus augustes, les questions les plus graves de l’honneur.
Si on pouvait donc leur donner l’intelligence des grandes choses, les arracher à l’ensorcellement de la bagatelle !
Mais le moyen de l’espérer ? Pauvres petites filles, disait Eugénie de Guérin, pauvres petites filles, que vous êtes mal élevées !
Sachant cela, comment avez-vous le cœur de tant exiger ?
J’aurais le cœur de tout exiger. Lorsque la patrie est en danger, on ne regarde ni à faire couler les larmes, ni à faire couler le sang.
Avez-vous jamais songé un peu à tout ce qu’on demande, à tout ce qu’on obtient au nom de la patrie ?
Il est vrai que c’est étrange. Il faut que le patriotisme soit le plus généreux, le plus fort de nos sentiments.
Oui, même chez vous, mesdames.
Pour la patrie, la plus tendre des mères envoie ses fils mourir loin d’elle.
Et dire qu’un sentiment si puissant ne peut faire sacrifier, dans la vie ordinaire, les rivalités, les vanités, les ressentiments !
Grandeur de l’homme ! misère de l’homme ! Madame, il faut toujours en venir là. Nous sommes des êtres étranges : et le sacrifice des vanités, des rivalités, des ressentiments est bien difficile, même aux meilleurs.
Il suffit d’un peu d’esprit chrétien pour se mettre au-dessus de ces misères.
L’esprit chrétien suffit à bien des choses, madame. Mais il faut l’avoir.
Le comte de Mun a fait le serment solennel de donner les ouvriers français à Jésus-Christ.
Si chaque Canadienne faisait donc le même serment à l’égard des siens !
Songez un peu à ce qui arriverait. Un peuple se compose de familles et d’individus, n’est-ce pas ?
Et les parties saines n’ont jamais fait un tout corrompu.
C’est sûr. Mais, grand Dieu ! que nous avons déjà d’ulcères ; et quel mal nous fait la funeste passion de briller et de paraître. Peut-on dire ce qu’on lui sacrifie tous les jours ?
Toujours, nous pouvons dire qu’on vend bien des choses, qu’on trafique de bien des choses.
Vous le savez comme moi et mieux que moi : pour de l’argent, on ne rougit pas d’user ses forces à frapper en l’air, à blanchir les nègres, à charbonner abominablement ce qu’on sait digne d’estime et de respect.
Certes : ce n’est pas moi qui excuserai jamais l’homme qui se vend — qu’il le fasse pour des places, pour des honneurs ou pour de l’argent. Mais chacun doit porter sa part de responsabilité. Combien de femmes poussent leurs maris à toutes les bassesses ? En est-il beaucoup qui songent à inspirer le respect du devoir, le courage, la fierté ? Qui sachent dire au besoin : Fais ce que dois, advienne que pourra.
C’était la devise des vieux chevaliers.
Le temps de la chevalerie est bien passé. Ne l’oubliez pas, mademoiselle : il y a des pentes glissantes dans le chemin de la vie, et la virilité elle-même a parfois besoin de soutien.
Je ne l’aurais pas cru.
Je m’en doute bien. Vous rêvez toutes d’un homme que vous n’aurez qu’à admirer, qu’à adorer, folles que vous êtes !
Ces pauvres enfants ! l’illusion a du bon.
La vérité en a davantage, madame.
Rassurez-vous, mademoiselle : les hommes peuvent encore faire de grandes choses, quand on sait les inspirer, sans trop se laisser voir.
Inspirer, sans se laisser voir, c’est l’office des anges.
C’est aussi le vôtre, n’en déplaise aux Américains. Dieu sait que je ne souhaite pas vous voir jamais sur le husting, ni aux polls.
Au fond, je suis pour la loi salique.
Cette audacieuse déclaration ne vous fera pas d’ennemies.
Merci. Vous ne tenez pas au gouvernail. Mais, avez-vous jamais remarqué une chose ? à bord du vaisseau de l’État, il n’y a pas de passagers.
Nous sommes tous des manœuvres ?
Sans doute. Il n’y a pas une créature humaine qui ne puisse, par conséquent qui ne doive faire quelque chose pour la patrie, quand ce ne serait que par le travail sur soi-même.
Le travail sur soi-même,
C’est le fond qui manque le moins.
C’est aussi un moyen infaillible d’action. Le rayonnement moral est une loi universelle. Et pour m’en tenir à ce qui vous regarde, songez à ce qui arriverait, si l’esprit chrétien, comme un arôme céleste, pénétrait votre vie tout entière. C’est vite fait de tout rejeter sur ceux qui sont au pouvoir : mais, soyez-en sûre, lorsqu’un peuple perd de sa valeur morale, le nombre des coupables est bien grand.
Écoutez. Vous ne me ferez pas croire que j’ai la conscience aussi noire qu’un homme d’État.
Il n’est pas nécessaire que vous croyiez cela. Mais, dites-moi, si chaque Canadienne se disait : Je veux que tous les miens fassent honneur à leur foi et à leur race. Sans manquer à personne, je veux rester française par le cœur, par les coutumes et par la langue : cela n’assurerait-il pas plus l’avenir de notre nationalité que toutes les résolutions des assemblées publiques passées et futures ?
Les résolutions publiques sont de ces choses dont les Canadiens perdent vite le souvenir.
Hélas ! chez nous, on n’a guère le courage de ses opinions et de ses sentiments. Souvent aussi on les exprime bien mal. Je vous avoue que j’ai encore sur le cœur tous ces chants de la Marseillaise.
La Marseillaise est un chant magnifique.
Je l’accorde. Mais c’est un chant qui rappelle au vif les horreurs de la Révolution et les hontes de Sedan ; car, il convient de s’en souvenir — si triste que cela soit à dire — pendant que l’armée française déposait les armes, la fanfare prussienne jouait la Marseillaise.
Nous descendons surtout des Vendéens, et la Marseillaise n’exprimera jamais le sentiment national.
Mieux que personne, les jeunes filles pourraient faire entendre cela à nos jeunes gens.
Il est bien d’autres services que les jeunes filles pourraient rendre à leurs amoureux.
Je ne compte pas beaucoup sur elles. Elles sont un peu portées, il me semble, à croire parfaits et admirables tous ceux qui savent dire les doux riens. Le voile de l’amour est un étrange voile. Il faut une main bien forte pour le soulever un peu.
Le temps fait cela très bien.
Voilà pourquoi il est si important de s’aimer comme il faut, c’est-à-dire pour ce qu’on vaut réellement.
Ce qui revient à s’aimer chrétiennement ?
Il n’y aurait là rien d’effrayant
« Alors qu’il prend sa source à l’océan divin,
Le ruisseau ne saurait se changer en ravin. »
Je voudrais que la jeunesse comprît cela. J’aime la jeunesse, même quand elle a un peu le diable au corps. Si on pouvait donc la faire s’élancer, avec toute son ardeur, dans l’âpre route du travail et du devoir.
Il y a toujours ce terrible si.
Hélas ! oui. — Et que deviendra notre pays ? où iront s’abimer les forces et les gloires du passé ? Par moments, il me semble, que nous allons à une ignoble mort.
Mais si les Canadiennes le voulaient !
Les Canadiens seraient le plus noble peuple de la terre.
Oui. Aussi, pour vous rendre tout-à-fait ce que vous devriez être, je donnerais tout mon sang, comme une goutte d’eau.
Ceci n’est pas une phrase, mais une vérité — et je mourrais heureux, car j’aurais assuré l’avenir et la gloire de ma patrie.
Celui que j’ai nommé M. Vagemmes se retira. — Quel dommage que nous ayons été seules à l’entendre, dit Mme Dermant.
Cette parole me donna l’idée de ce petit travail.
Que n’ai-je pu rendre les fiertés, les tristesses de ce vrai Canadien, et l’énergie et la grâce de sa parole !