Si tu m’aimes (Zo d’Axa - La Revue blanche)

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La Revue blancheTome IX (p. 301-303).


Si tu m’aimes…


Les poursuites ridicules exercées contre de vieux journalistes, l’honneur et l’argent du métier ! de scandaleuses condamnations jetant les uns à Mazas et obligeant les autres à fuir en cédant, au pied levé, la direction de leurs feuilles sont cause que, dans le monde nouveau de la presse, toutes les bonnes traditions se perdent.

Une chose honteuse vient, en effet, de se passer :

Les journaux n’ont pas craint de donner leur publicité à un fait, d’ailleurs banal ; mais que le patriotisme le plus élémentaire obligeait à passer sous silence — il s’agissait d’un soldat martyrisé par ses chefs jusqu’à ce que mort s’en suive.

Il n’aurait pas imprimé ça, lui, le Vétéran, Edmond Magnier.

L’honneur s’en va.

★★

Mais si l’argent reste encore un peu, si les affaires sont les affaires, celles du Lord Mayor ne suffisent pas à remplir le journal. De sorte qu’en cette période estivale, où chôme la copie, les feuilles publiques accueillent, sans scrupules, les histoires les plus scabreuses.

Les bons citoyens, les hommes sereins essaieront de se consoler en se disant que, si les théâtres étaient rouverts, nous n’aurions sans doute pas su l’édifiante malaventure de ce chasseur Chédel tué, avec d’habiles lenteurs, par son caporal aidé d’un sergent lequel était encouragé par un lieutenant — encouragé manu militari.

La publication de ce fait si peu divers de ceux qui se passent couramment n’en reste pas moins déplorable :

La presse a fauté.

★★

Un organe que le temps et la fréquence des rapports officieux ont rendu sans passion, le Petit Journal, s’exprime avec candeur.

L’organe dit :

« Chédel, épuisé, a été attaché à la crapaudine, dans une cellule où il faisait cinquante degrés de chaleur. Chédel se trouvait alors fort surexcité et dans un état de très grande fatigue. »

L’organe dit encore :

« Le caporal a bâillonné Chédel à trois ou quatre reprises ; d’abord avec un simple piquet de tente, puis avec un piquet et un mouchoir, et enfin avec une pierre, qui avait été placée dans la bouche. »

Allons ! messieurs de la plume professionnelle, du porte-plume tricolore, un peu de vergogne, s’il vous plaît. Croyez-vous donc avoir trouvé la réhabilitante explication en racontant qu’on a fait le nécessaire avant d’en venir à l’étouffement définitif ?

« … D’abord avec un simple piquet de tente. »

En long, en travers, comment ?

Voyons, voyons ! c’était à vous, à vous d’étouffer l’affaire. On étouffe, messieurs, que diable ! On étouffe…

★★

Car enfin voici notre armée qui ne devait pas même être soupçonnée et qui se trouve vaincue et convaincue — vaincue à Madagascar et convaincue à Tunis… convaincue d’assassinat.

J’écris « notre armée » et ce n’est pas un mot par à-peu-près, c’est bien le mot voulu, le mot juste. C’est l’armée qui est en cause.

C’est la Grande Muerte !

Oh ! certes, je ne me serais pas cru autorisé à incriminer tout un corps d’individus parce que trois ignobles brutes, aux manches maculées de galons, ont commis avec de tenaillants raffinements le plus lâche des meurtres. Le crime perpétré par les trois gradés du bataillon de discipline n’engageait, à l’origine, que leur responsabilité confuse.

Mais un conseil de guerre intervient.

L’odieux assassinat est tellement indiscutable que le commissaire du gouvernement requiert l’application de la loi. Le caporal Gally, le sergent Michel et le lieutenant Rochette ont le cynique courage de ne point nier. À peine cherchent-ils une excuse en arguant que ces choses-là sont habituelles et que d’ailleurs ils ont ponctuellement suivi — à la lettre et à l’esprit — la recommandation d’un officier supérieur leur enjoignant de « soigner » Chédel.

— Messieurs du Conseil comprendront, ajoutent-ils, le sens précis du mot « soigner ».

Et le conseil de guerre a compris. Cet arbitre qualifié de l’honneur en matière militaire s’est prononcé : un acquittement. Ce qui signifie :

— À vos postes, messieurs, et continuez…

Je n’exagère pas. On va en convenir, par force. La question posée était celle-ci :

« Les accusés avaient-ils le droit de traiter Chédel comme ils l’ont fait ? »

Le conseil a répondu :

— Oui.

Le Drapeau se lave en famille.

★★

Et les êtres des bataillons de discipline, les pieds-de-bancs, les tortionnaires vont continuer.

C’est la consigne.

La consigne plus consacrée, à présent, par une façon de jurisprudence.

Dans les sables du sud algérien, sous le ciel de métal brûlant, les petits chasseurs mauvaise-tête seront « soignés ». Sur les routes où ils cherchent des cailloux pour les casser, demain comme hier, les malheureux auront des haltes tragiques. Des képis zébrés de dorures s’inclineront vers de pauvres gars dont le corps en arc de cercle aura, sous l’insulte abjecte, quelques ultimes tressaillements.

Et si, trop lents à crever, les suppliciés demandent à boire — on leur bourrera la gorge avec des silex aigus. C’est la coutume. Respect aux us.

Avant de laisser sa chair pantelante à Biribi, on peut bien, avec les dents, casser encore un caillou…

★★

Les journaux les plus téméraires, ceux de périodique indignation et de relative naïveté demandent déjà des réformes.

Une s’impose :

Qu’on distribue des poires d’angoisse comme objet de petit équipement.

En attendant ce progrès incontestablement humain, tous ceux qui songent à là-bas ont, en frôlant la soldatesque, l’œil plus dur et le poing fermé…

L’esprit s’éveille.

Je sais une pauvre maman dont le gamin, pour des peccadilles, souffre et saigne aux plaines d’Oran. Des chefs l’ont pris en bonne note : ils ont promis de le « saler »…

Et je sais que la mère douloureuse, relisant pour la vingtième fois le récit du Petit Journal, le cœur angoissé, mais la main ferme, écrivit au fi lointain :

— Pars ! je t’en supplie… Si tu m’aimes.

Zo d’Axa