Sidonie ou le français sans peine/1

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Sidonie ou le français sans peine
(p. 1-18).

LETTRE PREMIÈRE


Ma chère Sidonie,

Vous avez un petit dictionnaire ; voici une grammaire en douze lettres. À quoi vous serviront ces deux livres ?

Votre dictionnaire est une liste de mots français, rangés suivant l’ordre de l’alphabet ; il vous enseigne la manière correcte de les écrire, c’est-à-dire l’orthographe (du grec orthos, droit, et graphè, écriture) ; il vous enseigne aussi ce qu’ils signifient, par les explications ou les exemples qui les accompagnent.

Beaucoup de mots de notre langue changent d’aspect suivant le sens qu’on leur attribue dans une phrase ; le dictionnaire ne vous donne pas toutes ces formes différentes. Vous y trouverez, par exemple, le mot aimer, mais non pas j’aimerai, j’aurais aimé, j’étais aimé ; vous y trouverez les mots cheval et œil, mais non pas les mots chevaux et yeux.

Ce que le dictionnaire ne vous dit pas, la grammaire vous l’enseigne. Elle vous apprend surtout — car elle vous apprend encore autre chose, comme vous le verrez — à donner aux mots variables la forme et la place qui leur conviennent pour exprimer clairement votre pensée.

Vous parlez déjà le français et vous le lisez ; c’est donc que vous avez appris, sans vous en douter et par l’usage, ce qu’il y a d’essentiel dans le dictionnaire et dans la grammaire. Si vous étiez une étrangère, ne parlant pas le français, je me garderais de vous enseigner d’abord la grammaire et de vous faire apprendre par cœur un dictionnaire ; je commencerais par vous mettre dans la tête cinq cents petites phrases. II vaut toujours mieux exercer la mémoire sur des phrases que sur des mots isolés. Les langues vivantes, c’est-à-dire celles qu’on parle encore — à la différence du grec ou du latin, langues mortes qu’on ne parle plus — doivent s’enseigner d’abord par la conversation et par l’usage ; c’est ainsi que vous avez appris le français.

Mais il ne suffit pas de parler une langue et de comprendre ceux qui la parlent ; il faut la parler et l’écrire correctement. Pour cela, il est indispensable d’en savoir les règles, c’est-à-dire la grammaire, comme on apprend les principes d’un jeu pour le bien jouer.

Si la grammaire doit être apprise et sue, le dictionnaire doit seulement être consulté. Des 30,000 mots que contiennent nos petits dictionnaires, il n’y en a pas plus de 3,000 qui soient usuels : les apprendre tous demanderait beaucoup d’efforts et ne servirait pas à grand’chose.



Je vous ai dit qu’il faut recourir au dictionnaire pour connaître l’orthographe des mots et leur sens. Ceci comporte quelques explications.

L’orthographe des mots, longtemps incertaine, a été fixée par une société d’écrivains appelée l’Académie française, qu’un grand ministre de Louis XIII, le Cardinal de Richelieu, institua en 1635. L’Académie publie un dictionnaire qui fait autorité ; elle en a donné, depuis 1694, plusieurs éditions dont chacune se distingue de la précédente. Ce dictionnaire n’accueille que les mots en usage chez les bons auteurs et les gens bien élevés ; il en définit le sens et indique la manière correcte de les écrire. L’orthographe de l’édition de 1878 n’est pas la même que celle de l’édition de 1694 ; sous l’influence des grands écrivains du XVIIIe siècle, de Voltaire surtout, l’Académie y a introduit des réformes et l’a rapprochée de la prononciation usuelle,

Malheureusement, dans cette bonne voie, elle n’a marché qu’à pas comptés et timides. L’orthographe que l’Académie nous impose fourmille de difficultés inutiles. Pourquoi écrire honneur avec deux n et honorer par un seul ? Pourquoi mettre deux t à carotte et un seul à compote ? Pourquoi écrire affection, appétit, attention avec des lettres doubles, alors que, suivant l’Académie elle-même, les lettres doubles ff, pp, tt se prononcent toujours comme des lettres simples ? Pourquoi écrire manger, juger, et non manjer, jujer, puisque le g se prononce dur dans grand, glapir, galant ? Pourquoi écrire photographie alors qu’on prononce fotografie et que les Italiens, plus sages que nous, écrivent fotografia ?

Mais, dit-on, photographie vient de deux mots grecs (phôs, lumière, et graphè, écriture ou peinture) où il n’y a pas d’f, lettre que les Grecs ignoraient, mais un signe qui manque à l’alphabet français (le φ), que les Romains ont transcrit ph. Voilà une belle raison ! Nous écrivons le français, non le grec ou le latin. L’Académie adopte d’ailleurs l’orthographe fantôme (les Anglais, plus arriérés encore que nous, écrivent phantom), alors que le mot grec d’où ce mot dérive commence aussi par un (ph). Concluons donc, ma chère Sidonie, qu’il faudrait écrire fotografie, ortografe, téléfone ; qu’il faudrait n’écrire les lettres doubles que là où on les prononce, comme dans immense, inné, assassin, jeunesse, mais non pas là où on ne les prononce pas, comme dans attraper, tonner (on écrit détoner), donner (on écrit donateur), etc. ; concluons tout cela, mais soumettons-nous, en attendant des jours meilleurs, à l’orthographe adoptée par l’Académie. Quand vous serez grande — intelligente comme vous l’êtes, instruite comme vous le serez — vous ferez de la propagande pour l’orthographe raisonnable, celle qui affranchira les enfants de la nécessité où ils sont d’apprendre l’orthographe déraisonnable de centaines de mots. L’Académie, cette vieille dame peu amie des nouveautés, finira par donner gain de cause aux réformistes ; jusque là, apprenons et pratiquons l’orthographe qu’elle prescrit, mais ne jugeons pas sévèrement, comme on a la mauvaise habitude de le faire, ceux qui s’en écartent.

Vous savez, en effet, ou vous saurez un jour, que les gens cultivés se fâchent ou se moquent quand ils trouvent des fautes d’orthographe dans une lettre Cette rigueur est le plus souvent déplacée. Il faut distinguer entre les fautes contre la grammaire et les fautes contre le dictionnaire. Si j’écris : « Les services que je vous ai rendue », alors qu’il faut rendus, c’est une grosse faute, ce qu’on appelle un solécisme, parce que c’est une faute contre une règle logique que je vous enseignerai ; mais si j’écris sculteur au lieu de sculpteur, ou gibelote au lieu de gibelotte (on écrit bien matelote avec un seul t), ces barbarismes, qui offensent le Dictionnaire de l’Académie, n’ont aucune importance et la déconsidération qu’ils jettent sur moi est injuste. Réservons nos gronderies à ceux et à celles qui écrivent de longues phrases obscures et prétentieuses, qui donnent dans le jargon ou le charabia, qui emploient les mots à contre-sens, qui méconnaissent ce qu’on peut appeler le génie de la langue, fait de clarté et de probité ; mais ne jetons pas la pierre à ceux qui écrivent les mots comme ils les prononcent, à la condition toutefois qu’ils les prononcent bien.

J’ai parlé de mots employés à contre-sens : en voici un exemple. Vous entendrez dire : ”Il m’a raconté son affaire compendieusement, sans me faire grâce d’un détail.” Or, compendieusement vient d’un mot latin qui signifie abrégé ; le mot français signifie brièvement, et non autre chose. (Celui qui s’en sert dans le sens de longuement commet une faute ridicule. Le dictionnaire doit donc être consulté non seulement pour connaître l’orthographe, mais encore la signification des mots. Ne jamais employer un mot sans le comprendre ! C’est bien plus grave que de l’écrire avec un f, un p ou un t en trop ou en moins.



Comme vous n’apprenez pas encore le latin, je ne vous parlerai que rarement de l’origine des mots — ce qu’on appelle leur étymologie (du grec etumos, véritable, et logos, discours ou raison). Mais il y a certaines notions essentielles sur la formation de notre langue — fille du latin, sœur de l’italien et de l’espagnol — qui ne doivent pas vous rester étrangères. Les voici.

Vous avez appris que la Gaule — les Romains disaient Gallia — fut conquise, cinquante ans avant notre ère, par Jules César. Pendant cinq siècles, la Gaule fit partie du vaste Empire romain qui comprenait, entre autres pays, l’Italie et l’Espagne. Les Gaulois parlaient une langue que nous connaissons mal, assez cependant pour dire qu’elle ressemblait au latin à peu près comme le français d’aujourd’hui à l’espagnol. Sous la domination romaine, qui leur assura la paix et la prospérité, les Gaulois ou Gallo-Romains apprirent le latin — non pas le latin des écrivains et du grand monde de Rome, mais celui des petites gens. Depuis le Ve siècle, la Gaule fut envahie par des peuples germaniques qui s’y établirent et lui donnèrent leur nom (France, pays des Francs). Mais ces Germains, ailleurs que dans l’Est, oublièrent eux-mêmes leur langue, sauf une centaine de mots usuels, et apprirent le mauvais latin des Gaulois, avec quelques bribes de l’ancienne langue du pays, le celtique, que les Gaulois n’avaient pas tout à fait oubliée. De ce mélange — celtique, latin, germanique — se forma peu à peu le français, sans qu’on puisse dire à quel moment de l’histoire cette langue cessa d’être du mauvais latin pour devenir un parler nouveau.

Voici deux vers qu’on chantait en l’an 880 environ, moins d’un siècle après la mort de Charlemagne dont nous ne connaissons pas le langage usuel (les écrivains de son temps se servaient tous du latin) :

Buona pulcella fut Eulalia,
Bel avret corps, bellezour anima,

c’est-à-dire : “ Bonne pucelle (jeune fille ; c’est le surnom sous lequel est encore connue Jeanne d’Arc) fut Eulalie. Beau avait corps (elle avait un beau corps), plus belle âme (l’âme encore plus belle que le corps)” Remarquez que nous disons meilleur, au lieu de ”plus bon” ? et que nous pourrions dire aussi beilleur au lieu de “plus beau” ; mais le français n’a pas conservé cette jolie forme.

Eh bien ! ces vers de la cantilène (chanson) en l’honneur de sainte Eulalie, sont-ils en latin ou en français ? Personne ne peut le dire ; c’est du latin qui est en cours de devenir du français.

Deux cents ans après, vers 1100, fut écrit un poème épique qui raconte la mort du paladin Roland à Roncevaux, la fameuse Chanson de Roland. C’est bien du français, mais si éloigné de notre langue que vous n’y comprendriez rien sans une traduction. En voici un vers relativement facile :

Halt sont li pui e molt halt sont li arbre,

ce qui signifie : “Hauts sont les puys (les montagnes, songez au Puy de Dôme) et très (molt ou moult) hauts sont les arbres.”

Sautons trois cents ans pour arriver à l'historien Froissart, mort vers 1405. Ici vous allez comprendre à peu près :

Li pais de la environ et les bonnes gens, qui cuidoient estre en repos, se comencièrent à esbahir.

c’est-à-dire : “Les pays (villages) des environs (de là autour) et les bonnes gens, qui croyaient être en repos, commencèrent à s’effrayer.”

Deux cent trente ans après la mort de Froissart, Corneille écrivait Le Cid, que vous comprenez sans peine, sinon toujours sans gêne, Dans l'intervalle, la France avait produit des écrivains de génie, les prosateurs Rabelais et Montaigne, les poètes Marot et Ronsard, qui contribuèrent à fixer la langue, à lui donner de l’élégance et de la souplesse; l’influence des princesses et des femmes du monde y fut aussi

Du latin multum, signifiant ‘ beaucoup, que vous retrouvez dans les mots multiple, multitude, etc. On disait encore moult au XVIe siècle. pour une bonne part, car c’est elles surtout qui firent du français la langue par excellence de la conversation polie, de la société. Toutefois, même, au XVIIe siècle, du temps de Louis XIV, les prosateurs les plus illustres, comme Bossuet, écrivaient une langue un peu traînante, avec de longues phrases souvent embarrassées ; c’est une très belle prose, mais ce n’est pas la bonne prose d’aujourd’hui. Le vrai père de la prose française moderne est Voltaire ; son Siècle de Louis XIV et ses Lettres restent encore la meilleure école de style.

En voilà assez sur l’histoire du français ; vous voyez qu’il s’est peu à peu dégagé du latin, comme le papillon de la chrysalide ; vous entrevoyez qu’après cela il eut encore fort à faire pour devenir la langue claire, simple et nuancée que les bons auteurs écrivent depuis le XVIIIe siècle. Vous comprendrez cela bien mieux si vous lisez, comme je vous le conseille, un recueil quelconque de Morceaux choisis.



J’ai prononcé, en passant, le mot style ; il faut le définir. Par son origine, il équivaut à ’“ plume, ” car le stylus était le poinçon avec lequel les Romains écrivaient sur la cire. Avec le temps, le style a désigné, au figuré, la manière d’écrire propre à chaque époque et à chaque écrivain. On dit “le style du XVII siècle,” ‘le style de Racine,” ‘le style de Victor Hugo.” Quand on qualifie un style de “ bon ”” ou de ‘“ mauvais,’ d’“ élégant ” ou de “lourd,” c’est affaire de jugement; mais les lettrés, les connaisseurs sont presque toujours d'accord à ce sujet. Notez que tous les écrivains d’une même époque se servent à peu près des mêmes mots et obéissent aux mêmes règles de la grammaire; pourtant, la plupart ont un style mou, veule, dur, broussailleux ou incorrect, tandis qu’un petit nombre écrivent très bien. On peut enseigner les mots et la grammaire; on n’enseigne pas le bon style, car, pour bien écrire, il faut avoir du talent, ce qui n’est pas le partage de tout le monde. Mais tout le monde peut apprendre, par comparaison, à distinguer un beau style d’un style fâcheux. Voici deux exemples instructifs.

Ernest Renan, un des plus grands génies du XIX° siècle, a dédié à sa sœur Henriette, morte de la fièvre en Syrie, un livre qu’il écrivit là-bas auprès d'elle (1861) :

Te souviens-tu, du sein de Dieu où tu reposes, de ces longues journées de Ghazir[1], où, seul avec toi, j’écrivais ces pages inspirées par les lieux que nous avions visités ensemble ? Silencieuse à côté de moi, tu relisais chaque feuille et la recopiais sitôt écrite, pendant que la mer, les villages, les ravins, les montagnes se déroulaient à nos pieds. Quand l’accablante lumière avait fait place à l’innombrable armée des étoiles[2], tes questions fines et délicates, tes doutes discrets, me ramenaient à l’objet sublime de nos communes pensées. Tu me dis un jour que, ce livre-ci, tu l’aimerais, d’abord parce qu’il avait été fait avec toi, et aussi parce qu’il était selon ton cœur… Au milieu de ces douces méditations, la mort nous frappa tous les deux de son aile ; le sommeil de la fièvre nous prit à la même heure ; je me réveillai seul.

N’est-ce pas une divine musique, cette prose cadencée qui fait revivre les sentiments comme les paysages, qui n’use que de mots simples et n’est jamais empêtrée ni rocailleuse ?

Lisez maintenant cette phrase d’un autre académicien du siècle passé :

Tandis que l’idéal classique ne se concevait et ne se formulait qu’en fonction du public, l’idéal romantique n’a de raison d’être ou d’existence même qu’en fonction ou plutôt, et à vrai dire, dans la manifestation de la personnalité du poète ou de l’écrivain.

Voilà un exemple : de style laborieux, encombré de mots incolores et superflus, où il semble que la fatigue de l’écrivain gagne le lecteur. N’imitez pas ce style, Sidonie! Mérimée, Renan et Gaston Boissier vous offriront de meilleurs modèles.


Je vous ai dit que la grammaire, à la différence du dictionnaire, doit être apprise et sue; mais entendons-nous. Il ne faut pas apprendre par cœur les règles; cela est ennuyeux et ne sert de rien. Il faut seulement les comprendre parfaitement et savoir par cœur, sans broncher, tous les exemples dont j'aurai l’occasion de les appuyer. Pour faciliter votre tâche, je vous donnerai, le plus possible, des exemples en vers. Mais, d’abord, il faut que je vous explique en quoi le vers français se distingue de la prose et les règles les plus élémentaires de la versification.

Un vers français compte douze syllabes au plus; il en a souvent 6, 7, 8 ou 10. Le vers de douze syllabes, celui des tragédies de Corneille et de Racine, s’appelle alexandrin, du nom d’un vieux poème oublié du XII° siècle sur Alexandre le Grand. Je vous parlerai seulement de l’alexandrin.

Un mot comme matin se compose de deux syllabes qu’on prononce l’une et l’autre; un mot comme aurore se compose de trois syllabes, au-ro-re, dont la dernière se prononce à peine et se dit muette. Quand un alexandrin se termine par une syllabe muette, il a en vérité treize syllabes, mais la treizième ne compte pas :

Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes, Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés . . .

De ces deux alexandrins d’une poésie célèbre de Lamartine (Le Lac), le premier se termine par une syllabe muette et se compose, par conséquent, de treize syllabes. Bien que les femmes ne passent pas pour être muettes, on appelle cela un vers à désinence féminine ; l’autre, de douze syllabes, est un vers à désinence masculine. Retenez bien cette distinction.

Tout vers français doit rimer avec un autre, qui peut le suivre immédiatement, ou venir à la suite d’un second vers, ou encore de deux vers rimant ensemble (p. 37). On dit que deux mots riment quand ils se terminent par le même son: matin et satin, rivage et sauvage. Les deux premières rimes sont dites masculines, les deux dernières sont des rimes féminines. Vous voyez que cela n’a rien à voir avec le genre des mots, dont je vous parlerai prochainement (p. 26).

Rimes masculines et rimes féminines doivent alterner. Après deux rimes masculines il faut deux rimes féminines, à moins qu’on ne croise les rimes, auquel cas la rime masculine et la rime féminine doivent se suivre immédiatement.

Dans l’alexandrin de la tragédie, on a toujours des séries de rimes alternées. Exemple (c’est Titus qui parle à Bérénice) :

N’accablez point, madame, un prince malheureux ; Il ne faut point ici nous attendrir tous deux. Un trouble assez cruel m’’agite et me dévore, Sans que des pleurs si chers me déchirent encore.[3]

Voici maintenant des rimes croisées de Lamartine. Le quatrième vers de ce groupe (qu’on appelle une strophe) n’a que six syllabes ; il pourrait en avoir huit, dix ou douze :

Un soir, t’en souvient-il ? nous voguions en silence ;

On n’entendait au loin, sur l’onde et sous les cieux,

Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence Tes flots harmonieux ?[4]

Il ne suffit pas, en général, que deux mots riment par les voyelles qui les terminent ; il faut encore que la consonne d’appui soit identique, surtout lorsque la voyelle est un e fermé. Ainsi, idée rime très mal avec fâchée, bien que Musset se soit permis cette licence ; mais idée rime bien avec cédée et très bien avec vidée. °

S’il n’y avait pas de rimes, notre oreille ne sentirait pas assez la fin du vers ; en grec et en latin, où la rime n’existe pas, la fin du vers est aussi accusée très nettement, mais par autre chose que l’on appelle la mesure. Vous comprendrez cela quand vous aurez appris le latin.

Deux voyelles de mots différents ne doivent pas se heurter dans un vers français, à moins que la première ne soit adoucie par un e muet qui s’élide. Ainsi l’on peut écrire : “ Une idée est venue à mon esprit troublé, ” mais non pas : “ Un ami est venu à l’appel de ma voix.” Cette rencontre interdite s’appelle un hiatus, mot latin qui signifie “ lacune, ouverture ”’; c’est, en effet, comme un trou dans le vers, où la voix bute quand on lit tout haut.

Même en prose il faut éviter les hiatus désagréables, par exemple : “ Il va à Athènes.” Vous sentez bien que ce n’est pas très joli.

Dans un alexandrin, la voix doit pouvoir s’arrêter un instant au milieu du vers, à la fin d’un mot : c’est ce qu’on appelle la césure (du latin caesura, coupure). Voici douze syllabes qui, faute de césure,

ne font pas un vers : ’

Le jour n’est pas plus brillant que vos yeux d’azur.

Évidemment, la voix ne peut pas s ’arrêter à mi- chemin ; on ne peut pas prononcer bril-lant avec une pause au milieu du mot. Mais le vers sera correct si j’écris : Le jour n’est pas plus clair | que l’azur de vos yeux.

La césure ne doit pas être précédée d’une syllabe muette, par exemple :

Nous allons ensemble | visiter ces beaux lieux.

Cela n’est par un vers. Il faut écrire :

Nous allons visiter | ensemble ces beaux lieux.

Une syllabe muette —e ou es— peut occuper la fin d’un vers, quel que soit le commencement du vers suivant ; mais, dans le corps d’un vers, elle ne peut pas rester en l’air ; il faut que l’e muet s’élide devant une voyelle. Ainsi le vers que voici serait faux, c’est-à-dire contraire aux règles admises :

Ma vie me semble un bal où l’orchestre s’est tu.

Il faudrait écrire, pour que le vers fût correct :

Ma vie est comme un bal où l’orchestre s’est tu.

Pénétrez-vous de ces lois de notre versification, car, dans ce qui suivra, je vous citerai souvent, comme exemples à retenir, des vers qui seraient faux si l’on n’appliquait pas les règles de la grammaire ; vous les retiendrez et en profiterez d’autant mieux que votre connaissance des règles des vers vous empêchera de les altérer en les récitant,

Puisqu’il me reste un peu de place, je copie encore une belle strophe à rimes croisées de Musset ; elle vous donnera le goût d’en lire d’autres :

Les tièdes voluptés des nuits mélancoliques

Sortaient autour de nous du calice des fleurs ;
Les marronniers du parc et les chênes antiques

Se berçaient doucement sous leurs rameaux en pleurs.[5]

N’est-ce pas que ces vers sont harmonieux ? Mais en voilà bien assez pour une première lettre ! Il est vrai que c’est plutôt une causerie qu’une leçon de grammaire ; je vous fais manger votre pain blanc d’abord. La prochaine fois, ce sera du pain bis ; aiguisez vos jolies dents. En attendant, bon courage !

S. R.
  1. Village de Syrie, où Renan avait séjourné avec sa sœur, au cours d'une mission scientifique dont l'avait chargé Napoléon III.
  2. Expression empruntée à l’Ancien Testament.
  3. Racine, Bérénice, iv. 5.
  4. Lamartine, Le Lac (dans le recueil intitulé Premières Méditations poétiques).
  5. Alfred de Musset, Le Saule.