Silas Marner/19

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Traduction par Auguste Malfroy.
Librairie Hachette et Cie (p. 311-329).


CHAPITRE XIX


Entre huit et neuf heures, ce soir-là, Eppie et Silas étaient assis seuls dans la chaumière. Après la grande surexcitation causée au tisserand par les événements de l’après-midi, celui-ci avait vivement désiré cette tranquillité, et il avait même prié Mme Winthrop et Aaron, qui étaient naturellement restés chez lui après tout le monde, de le laisser avec sa fille. Cette surexcitation n’était pas encore passée. Elle n’avait fait qu’atteindre ce degré où la sensibilité est si délicate, qu’elle rend tout stimulant extérieur intolérable, — ce degré où l’on ne ressent pas de fatigue, mais plutôt une intensité de vie intérieure, sous l’empire de laquelle le sommeil est impossible. Quiconque a observé de tels moments chez d’autres personnes, se rappelle l’éclat de leur regard et la netteté étrange qui se répand sur des traits grossiers, par suite de cette influence passagère. C’est comme si, grâce à une nouvelle finesse de l’oreille, désormais capable de percevoir toutes les voix spirituelles, des vibrations aux effets merveilleux, avaient traversé la lourde charpente mortelle, — comme si la « beauté née du murmure des sons[1] » était passée dans la physionomie de celui qui les écoute.

Le visage de Silas annonçait cette sorte de transfiguration, comme il était assis dans son fauteuil et regardait Eppie. Elle avait tiré sa chaise près des genoux de Marner, et s’était penchée en avant, tenant les deux mains de son père adoptif dans les siennes, les yeux levés vers lui. Près d’eux, sur la table, éclairé par une chandelle, se trouvait l’or retrouvé, l’or longtemps aimé, disposé en piles régulières, ainsi que Silas avait coutume de le faire aux jours où ce métal était sa seule joie. Il venait d’apprendre à Eppie comment il avait l’habitude de le compter tous les soirs, et quelle avait été la désolation extrême de son âme, avant que sa fille lui fût envoyée.

« Tout d’abord, il me venait de temps en temps, lui disait-il à voix basse, comme une sorte de pressentiment que vous pourriez reprendre la forme de mon or ; car parfois, partout où je tournais la tête, il me semblait voir le trésor ; et je pensais que je serais heureux de pouvoir le toucher et de trouver qu’il était revenu. Mais cela ne dura pas. Après un petit bout de temps, j’aurais pensé que j’étais frappé d’une nouvelle malédiction, si l’or vous avait éloigné de moi. J’en étais arrivé à sentir le besoin de vos regards, de votre voix et du toucher de vos petits doigts. Vous ne saviez pas, Eppie, alors que vous étiez si petite, vous ne saviez pas ce que votre vieux père Silas ressentait pour vous.

— Mais je le sais maintenant, mon père, dit Eppie. Sans vous, on m’aurait portée à l’asile des pauvres, et il n’y aurait eu personne pour m’aimer.

— Ah, ma chère mignonne, la bénédiction a été pour moi. Si vous ne m’aviez pas été envoyée pour me sauver, je serais descendu dans la tombe avec ma misère. L’argent m’a été enlevé à temps, et vous voyez qu’il a été conservé, jusqu’à ce que nous en eussions besoin pour vous. C’est merveilleux,… notre vie est merveilleuse. »

Silas resta assis en silence, pendant quelques instants, à regarder le trésor.

« Il ne me séduit plus à présent, dit-il, d’un air pensif, non, certainement. Je me demande s’il aurait encore ce pouvoir, dans le cas où je vous perdrais, Eppie ; j’en doute. Mais je pourrais être amené à croire que je suis de nouveau délaissé, et à perdre le sentiment que Dieu a été bon pour moi. »

À ce moment, on frappa à la porte, et Eppie fut obligée de se lever sans répondre à Silas. Qu’elle paraissait belle ! Des larmes de tendresse lui remplissaient les yeux, et une légère rougeur s’était répandue sur ses joues, lorsqu’elle s’avança pour ouvrir. Cette rougeur devint plus profonde à la vue de M. et Mme Godfrey Cass. Elle fit sa petite révérence rustique, et tint la porte grande ouverte pour es laisser entrer.

« Nous vous dérangeons très tard, ma chère, » dit Mme Cass, prenant la main d’Eppie, et lui regardant le visage avec une expression d’admiration et de vif intérêt. Nancy, elle-même, était pâle et tremblante.

Eppie, après avoir placé des chaises pour M. et Mme Cass, alla se mettre debout près de Silas, en face d’eux.

« Eh bien, Marner, » dit Godfrey, essayant de parler avec une entière assurance, « c’est pour moi une grande consolation de vous revoir en possession de l’argent dont vous avez été privé depuis tant d’années. C’est un membre de ma famille qui vous a causé ce tort ; j’en ai d’autant plus de chagrin, et je me sens obligé de le réparer par tous les moyens dont je dispose. Quoi que je puisse faire pour vous, ce ne sera de ma part qu’acquitter une dette, même si je ne considérais que le vol. Mais il y a d’autres choses pour lesquelles je vous suis et vous serai redevable, Marner. »

Godfrey s’arrêta. Il avait été convenu entre lui et sa femme, que le sujet de la paternité ne serait abordé qu’avec beaucoup de prudence, et, si c’était possible, que la révélation serait réservée pour plus tard, de manière à n’être faite que graduellement à Eppie. Nancy, avait insisté sur ce point, parce qu’elle pressentait vivement l’aspect douloureux, sous lequel la jeune fille ne manquerait pas d’envisager les relations qui avaient existé entre son père et sa mère.

Silas, toujours mal à son aise quand la parole lui était adressée par des « supérieurs », tels que M. Cass, — hommes grands, puissants, au teint fortement coloré, et qu’on voyait surtout à cheval, — répondit avec quelque embarras :

« Monsieur, j’ai à vous remercier pour beaucoup de choses déjà. Quant au vol, je ne le considère point comme une perte pour moi. Et, si je le faisais, vous n’y pourriez rien : vous n’en êtes pas responsable.

— Libre à vous d’envisager la chose de cette façon, Marner, mais moi, je ne le pourrai jamais. J’espère que vous me laisserez agir d’après mes sentiments de justice. Je sais que vous vous contentez facilement : vous êtes un homme qui avez travaillé dur toute votre vie.

— Oui, monsieur, dit Marner, d’un ton méditatif. Je n’aurais pas été heureux sans mon travail : c’est cela qui m’a soutenu lorsque j’étais abandonné de tout le reste.

— Ah, » dit Godfrey, appliquant exclusivement les paroles de Marner aux besoins matériels du tisserand ; « Votre métier a été bon dans ce pays, parce qu’il y a eu beaucoup de tissage à faire. Mais vous devenez quelque peu âgé pour ce travail assidu, Marner. Il est temps de vous retirer et de vous reposer un peu. Vous paraissez bien abattu, bien que vous ne soyez pas encore un vieillard, il me semble.

— Cinquante-cinq ans, monsieur, aussi exactement que je puis l’assurer, dit Silas.

— Oh, mais, vous pouvez vivre encore trente ans. Voyez le vieux Macey ! Et cet argent sur la table, ce n’est, après tout, que peu de chose. Il n’ira pas loin d’une manière ou de l’autre, — qu’il soit placé à. intérêt, ou que vous deviez vivre sur la somme tant qu’elle durera. Il n’irait pas loin, même si vous n’aviez à songer qu’à vous seul,… et vous avez deux personnes à entretenir depuis bien des années. Nous désirerions vous venir en aide.

— Ah, monsieur, dit Silas, insensible à tout ce que Godfrey disait, je ne crains pas le besoin. Nous nous en tirerons très bien, Eppie et moi, nous nous en tirerons suffisamment bien. Il y a peu d’ouvriers qui aient fait autant d’économies que celles-là. Je ne sais pas ce que cet argent représente pour des bourgeois ; mais à mes yeux, c’est beaucoup, presque trop. Et quant à nous, il nous faut bien peu de chose.

— Seulement un jardin, papa, » dit Eppie, rougissant jusqu’aux oreilles le moment d’après.

« Un jardin vous ferait donc plaisir, ma chère ? » fit Nancy, pensant que ce changement de sujet pourrait venir en aide à son mari. « Nous nous entendrions sur ce point,… je consacre beaucoup de temps au nôtre.

— Ah ! on fait beaucoup de jardinage à la Maison Rouge, » dit Godfrey, étonné de la difficulté qu’il trouvait à aborder une proposition qui, de loin, lui avait paru si facile. « Vous vous êtes bien conduit envers Eppie, Marner, depuis seize ans. Ce serait un grand bonheur pour vous de la voir bien pourvue, n’est-ce pas ? Elle a l’air d’une belle jeune fille, en bonne santé, mais incapable de supporter aucune fatigue. Elle ne ressemble pas à une vigoureuse gaillarde, née de parents ouvriers. Il vous serait agréable de la voir l’objet des soins de ceux qui sont à même de la laisser dans l’aisance, et d’en faire une dame. Elle est plus propre à cela qu’à une existence pénible, comme celle qu’elle pourrait avoir dans quelques années. »

Une légère rougeur se répandit sur te visage de Marner, et disparut comme une lueur éphémère. Eppie s’étonnait seulement que M. Cass parlât ainsi de choses qui n’avaient rien de commun avec la réalité. Quant à Silas, il était blessé et mal à son aise.

« Je ne vois pas oit vous voulez en venir, monsieur, » répondit-il, les mots ne lui venant pas pour exprimer les sentiments complexes qu’il éprouvait en entendant parler M. Cass.

« Eh bien, voici ce que je veux dire, Marner, reprit Godfrey, résolu à en venir au fait. Mme Cass et moi, vous le savez, nous n’avons pas d’enfants. Nous n’avons personne qui puisse profiter de l’aisance de notre demeure, et de tout ce que nous possédons en dehors de cela, — ce qui est plus que ce qu’il nous faut. Et nous voudrions avoir quelqu’un qui nous tint lieu de fille. Nous désirerions avoir Eppie, et la traiter sous tous les rapports comme notre propre enfant. Ce serait une grande consolation dans votre vieillesse, je crois, si vous voyiez sa fortune assurée de cette manière, après que vous avez eu la peine de l’élever si bien. Il est juste que vous en soyez pleinement récompensé. Et Eppie, j’en suis sûr, vous aimera toujours et vous sera toujours reconnaissante. Elle viendrait vous voir souvent, et nous ne laisserions échapper aucune occasion de faire tout ce que nous pourrions pour vous rendre heureux. »

Un homme sans façon, comme l’était Godfrey Cass, parlant sous l’influence de quelque difficulté, bredouille nécessairement des expressions plus grossières que ses intentions, et qui doivent vraisemblablement froisser des sentiments susceptibles. Tandis qu’il avait parlé, Eppie avait tranquillement passé son bras derrière la tête de Silas, et sa main caressante s’y était appuyée : elle sentit que celui-ci tremblait avec violence. Après que M. Cass eût terminé, le tisserand resta silencieux pendant quelques instants, ayant perdu toute énergie dans un conflit d’émotions dont chacune était également pénible. Le cœur d’Eppie se gonflait à l’idée que son père était dans la détresse. Et clic était sur le point de se pencher pour lui adresser la parole, lorsqu’une angoisse violente domina enfin toutes celles qui luttaient dans l’âme de Silas. Il dit alors d’une voix faible :

« Eppie, mon enfant, parlez. Je ne veux pas empêcher votre bonheur. Remerciez M. et Mme Cass. »

Eppie retira sa main de derrière la tête du tisserand, et fit un pas en avant. Ses joues étaient rouges, mais ce n’était pas de fausse honte, cette fois : le sentiment que son père était plongé dans le doute et dans la souffrance, avait banni cette sorte de conscience d’elle-même. Elle fit une profonde révérence, d’abord à Mme Cass, puis à M. Cass, et leur dit :

« Merci, madame ; merci, monsieur. Mais je ne puis pas quitter mon père, ni reconnaître quelqu’un qui me serait plus que lui. Et je ne désire pas devenir une dame. Merci, tout de même ; » — ici Eppie fit une autre révérence ; — « je ne pourrais pas abandonner les gens avec qui je me suis habituée à vivre. »

La lèvre d’Eppie se mit à trembler un peu à ces dernières paroles. Elle se retira de nouveau près de la chaise de son père, et lui passa le bras autour du cou, pendant que Silas, réprimant un sanglot, tendait la main pour saisir celle de sa fille.

Nancy avait les larmes aux yeux, mais sa sympathie pour Eppie se trouvait naturellement mélangée avec la détresse qu’elle éprouvait au sujet de son mari. Elle n’osa pas parler, se demandant ce qui se passait dans l’esprit de Godfrey.

Celui-ci ressentait cette sorte d’irritation qui se manifeste inévitablement presque chez nous tous, lorsque nous rencontrons un obstacle imprévu. Il avait été pénétré du repentir et de la résolution nécessaires pour réparer sa faute, autant que le temps devait le lui permettre. Il était mû par des sentiments tout à fait exceptionnels, qui devaient aboutir à une règle de conduite déterminée d’avance, et qu’il avait choisie comme étant la plus juste ; aussi, n’était-il pas disposé à apprécier avec gaieté les sentiments d’autrui, lorsqu’ils contrecarraient ses résolutions vertueuses. L’agitation sous l’inspiration de laquelle il parla de nouveau, ne fut pas sans un mélange de colère.

« Mais j’ai un droit sur vous, Eppie, le plus grand de tous les droits. Il est de mon devoir, Marner, de reconnaître Eppie comme mon enfant et de la pourvoir. C’est ma propre enfant : sa mère était mon épouse. J’ai sur elle un droit légitime, qui doit primer tous les autres. »

Eppie avait tressailli avec violence, et était devenue tout à fait pâle. Silas, au contraire, avait été soulagé par la réponse d’Eppie, de la crainte terrible que ses intentions ne fussent opposées à celles de sa fille, Il sentit que l’esprit de résistance s’était affranchi en lui, non sans provoquer, toutefois, un faible mouvement de colère paternelle.

« Alors, monsieur », répondit-il, avec un accent d’amertume, resté muet dans son âme, depuis le jour mémorable où les espérances de sa jeunesse avaient été détruites, — « alors, monsieur, pourquoi n’avez-vous pas dit cela il y a seize ans ? Pourquoi ne l’avez-vous pas réclamée, avant que j’en fusse arrivé à l’aimer, au lieu de venir me la reprendre en ce moment. Vous pourriez tout aussi bien arracher le cœur de mon corps. Dieu me l’a donnée parce que vous l’aviez délaissée, et il la regarde comme ma fille : vous n’avez aucun droit sur elle. Lorsqu’un homme éloigne un bien de sa porte, ce bien échoit à ceux qui le recueillent dans leur maison.

— Je sais cela, Marner ; j’ai eu tort. Je me suis repenti de ma conduite à cet égard, » dit Godfrey, qui ne put s’empêcher de ressentir le tranchant des paroles de Silas.

« Je suis content de l’apprendre, dit Marner, dont l’agitation augmentait ; mais le repentir ne saurait changer ce qui a eu lieu pendent seize ans. En venant dire maintenant : « Je suis son père », vous ne détruisez pas les sentiments de nos cœurs. C’est moi qu’elle a toujours appelé son père, depuis qu’elle a su prononcer ce mot.

— Mais je crois que vous pourriez envisager la chose avec plus de raison, Marner, » dit Godfrey, que les paroles vraies et formelles du tisserand venaient de surprendre et de frapper d’une crainte respectueuse. « Ce n’est pas comme si on allait vous l’enlever entièrement, et que vous ne dussiez plus la revoir. Elle sera tout près de vous, et viendra ici très souvent. Elle aura pour vous juste les mêmes sentiments.

— Juste les mêmes sentiments ? reprit Marner, avec plus d’amertume que jamais. Comment pourra-t-elle avoir pour moi les mêmes sentiments qu’aujourd’hui, alors que nous mangeons des mêmes morceaux, que nous buvons dans la même coupe[2] et que nous pensons aux mêmes choses du commencement de la journée jusqu’à la fin ? Juste les mêmes sentiments ? Ce sont là de vains mots. Vous nous couperiez en deux. »

Godfrey, que l’expérience n’avait pas préparé à comprendre la portée des paroles simples de Marner, retomba dans une assez grande irritation. Il lui sembla que le tisserand était très-égoïste — jugement rendu facilement par ceux qui n’ont jamais mis à l’épreuve leur force de renoncement — de s’opposer à un acte qui, sans aucun doute, devait faire le bonheur d’Eppie ; et il sentit qu’il était de son devoir de manifester son autorité, pour l’amour de sa fille.

« J’aurais pensé, Marner, dit-il d’un ton sévère, j’aurais pensé que votre affection pour Eppie vous aurait fait vous réjouir d’une chose dont dépend son bonheur, même si cela vous obligeait à faire quelque sacrifice. Vous devriez vous souvenir que votre vie est incertaine, et qu’Eppie est maintenant arrivée à un âge où son sort peut être bientôt fixé d’une manière bien différente de ce qu’il serait dans la maison de son père. Qu’il lui arrive d’épouser quelque humble ouvrier, et alors, quoi que je puisse faire pour elle, il ne dépendra plus de moi de la rendre heureuse. Vous lui barrez la voie du bien-être ; et, bien qu’il me soit pénible de vous blesser après ce que vous avez fait, et après ce que je n’ai pas fait, je sens maintenant que l’obligation m’incombe d’insister pour prendre soin de mon enfant. Je veux remplir mon devoir. »

Il serait difficile de dire qui fut le plus profondément agité, de Silas ou d’Eppie, par les dernières paroles de Godfrey. Les pensées d’Eppie avaient été très actives pendant qu’elle écoutait la contestation entre le père aimé depuis longtemps, et ce nouveau père presque inconnu, — ce nouveau père venant soudainement se mettre à la place de l’ombre noire et indécise qui avait tenu l’anneau nuptial, et l’avait mis au doigt de sa mère. Son imagination s’était précipitée dans le passé et dans l’avenir, et s’était livrée à des conjectures et à des prévisions pour comprendre ce que signifiait cette paternité révélée. En outre, il y avait, dans les dernières paroles de Godfrey, des mots qui contribuaient à rendre ces prévisions particulièrement définies. Ce n’est pas que ces pensées, soit sur le passé, soit sur l’avenir, eussent aucune influence décisive sur la résolution d’Eppie, car cette résolution avait été fixée par les sentiments qui vibraient au son de chacune des paroles proférées par Silas. Mais, même en dehors de ces sentiments, le double courant des réflexions de la jeune fille fit naître en elle une répulsion pour le sort qu’on lui offrait, et pour ce père qui venait de se révéler.

La conscience de Silas, d’un autre côté, était de nouveau tourmentée. Il était saisi de la crainte que l’accusation de Godfrey ne fût vraie, et que sa propre volonté ne s’élevât comme un obstacle au bonheur d’Eppie. Pendant quelques instants, il resta silencieux, luttant avec lui-même, car il voulait se maîtriser assez, avant dé prononcer des paroles qui lui coûtaient. Elles sortirent enfin, tremblantes, de sa bouche.

« Je ne dirai plus rien. Ce sera comme vous voudrez. Parlez à l’enfant. Je ne veux rien empêcher. »

Nancy elle-même, malgré toute la sensibilité délicate de son cœur, partageait l’opinion de son mari, que le désir de Marner de garder Eppie n’était pas justifiable, après que le vrai père de celle-ci s’était fait connaître. Elle sentait que l’épreuve était très dure pour le pauvre tisserand, mais ses principes personnels ne lui permettaient pas de douter qu’un père légitime n’eût des droits primant ceux d’un père adoptif, quel qu’il fût. En outre, Nancy, qui avait été accoutumée toute sa vie à ne manquer de rien, et à jouir des privilèges d’une position honorable, ne pouvait pas apprécier les plaisirs que la première éducation et les premières habitudes associent avec tous les petits buts, et avec tous les efforts des pauvres de naissance. À ses yeux, Eppie, recouvrant les droits du sang, entrait en possession d’un bien-être incontestable, dont elle avait été trop longtemps privée. C’est pourquoi elle avait entendu les dernières paroles de Silas avec soulagement, et avait pensé, comme Godfrey, que leur désir était accompli.

« Eppie, ma chère, » dit Godfrey, en regardant sa fille, non sans éprouver quelque embarras à l’idée qu’elle était assez âgée pour le juger : « nous désirerons toujours vous voir montrer de l’affection et de la reconnaissance à un homme qui vous a tenu lieu de père pendant tant d’années, et nous nous efforcerons de vous aider à le rendre complètement heureux. Mais nous espérons que vous en viendrez à nous aimer comme vous l’aimez ; et, bien que je n’aie pas été ce qu’un père aurait dû être à votre égard depuis si longtemps, je veux faire tout ce que je pourrai pour vous jusqu’à ma mort, et vous pourvoir comme mon unique enfant. Vous aurez en ma femme la meilleure des mères : ce sera là un bonheur dont vous n’avez pas joui depuis que vous êtes assez âgée pour le connaître.

— Ma chère, vous serez un trésor pour moi, dit Nancy de sa voix douce. Il ne nous manquera plus rien lorsque nous aurons notre fille. »

Eppie ne s’avança point pour s’incliner de nouveau devant M. et Mme Cass, Elle tenait la main de Silas dans la sienne, la serrant avec force, — c’était une main de tisserand, dont le creux et le bout des doigts étaient sensibles à un tel serrement. En même temps, elle parla d’un ton plus décisif et plus froid qu’auparavant :

« Merci, madame, merci, monsieur, de vos offres ; elles sont très belles et de beaucoup au-dessus de mes désirs ; car je n’aurais plus de plaisir dans la vie si j’étais obligée de quitter mon père, et si je le savais assis chez nous, pensant à moi et souffrant de sa solitude. : Nous avons été habitués à être heureux ensemble tous les jours, et je ne puis concevoir aucun bonheur sans lui. Il dit qu’il n’avait personne au monde avant que je lui fusse envoyée, et qu’il n’aurait plus personne si je le quittais. Il a pris soin de moi, et il m’a aimée depuis le commencement ; je lui resterai attachée tant qu’il vivra, et personne ne s’interposera entre lui et moi.

— Mais il faut que vous soyez sûre, Eppie, dit Silas à voix basse, il faut que vous soyez sûre que jamais vous ne regretterez d’avoir préféré rester avec des pauvres gens, ne possédant que de mauvais habits et des choses médiocres, lorsqu’il dépendait de vous d’obtenir tout ce qu’il y a de meilleur. »

Sa susceptibilité à cet égard s’était accrue, tandis qu’il écoutait les paroles sincères et affectueuses d’Eppie.

« Je ne pourrai jamais le regretter, mon père, dit-elle. Je ne saurais à quoi penser, ni que désirer, en me voyant entourée de belles choses auxquelles je n’ai pas été habituée. Et ce serait pour moi une triste besogne de porter de beaux habits, d’aller en cabriolet et de m’asseoir à une place réservée à l’église, si tout cela faisait croire à ceux que j’aime, que ma compagnie ne leur convient plus. À quoi pourrais je donc m’intéresser ? »

Nancy interrogea Godfrey d’un regard douloureux. Mais les yeux de celui-ci étaient fixés vers la terre, à l’endroit où il remuait le bout de sa canne, comme s’il était occupé à réfléchir distraitement à quelque chose. Elle pensa qu’il y avait une parole qui s’échapperait avec plus de convenance de ses lèvres que de celles de son mari.

« Ce que vous dites est naturel, ma chère enfant, — il est naturel que vous restiez attachée à ceux qui vous ont élevée, fit-elle, avec douceur : pourtant, vous avez un devoir à remplir envers votre père légitime. Peut-être n’est-ce pas de votre côté seulement qu’il faille se résigner à faire un sacrifice. Du moment que votre père vous ouvre sa demeure, il me semble qu’il serait raisonnable, à vous, de ne pas la fuir.

— Je ne puis pas me figurer que j’aie un autre père que le mien, » dit Eppie, avec impétuosité, et les larmes lui montaient aux yeux, « Mon rêve a toujours été d’avoir un petit chez-nous, où il serait assis au coin du foyer, tandis que je travaillerais et que je ferais tout ce qu’il faut pour lui. Je ne puis pas m’imaginer une autre demeure que la nôtre. Je n’ai pas été élevée pour être une dame, et je ne saurais m’habituer à cette idée. J’aime les ouvriers, leur nourriture et leurs coutumes. Et, termina-t-elle, d’un ton véhément, pendant que ses larmes tombaient, je suis fiancée à un ouvrier qui habitera avec mon père, et qui m’aidera à en prendre soin. »

Godfrey porta ses regards sur Nancy ; il avait le visage enflammé, et ses yeux dilatés lui cuisaient. Cet échec d’un projet qu’il avait entrepris, avec la haute idée qu’il allait, en quelque sorte, racheter la plus grande faute de sa vie, lui fit trouver suffocant l’air de la pièce.

« Partons, Nancy, dit-il, à voix basse.

— Nous ne parlerons pas de cela plus longtemps aujourd’hui, dit Nancy, en se levant. Nous vous voulons beaucoup de bien, ma chère ; et à vous aussi, Marner. Nous reviendrons vous voir. Il se fait tard, maintenant. »

De cette façon, elle justifia le brusque départ de son mari, car Godfrey s’était dirigé tout droit vers la porte, incapable de proférer une parole de plus.



  1. Texte : beauty born of murmuring sound. Phrase empruntée au poème de Wordsworth, commençant ainsi : Three years she grew in sun and shower. (N. du Tr.)
  2. II, Les Rois, XII, 3. (N. du Tr.)