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Silas Marner/8

La bibliothèque libre.
Traduction par Auguste Malfroy.
Librairie Hachette et Cie (p. 114-128).


CHAPITRE VIII


Lorsque Godfrey Cass revint de la soirée de Mme Osgood, à minuit, il ne fut pas très surpris d’apprendre que Dunsey n’était pas rentré à la maison. Peut-être celui-ci n’avait-il pas vendu Éclair et attendait-il une autre occasion ; peut-être que, à cause du brouillard de l’après-midi, il avait préféré se réfugier à l’auberge du Lion Rouge à Batherley pour y passer la nuit, si la chasse l’avait retenu dans ce voisinage ; car, il n’était pas probable qu’il se sentit très contrarié de laisser son frère dans l’incertitude. L’esprit de Godfrey était trop absorbé par les attraits et les manières de Nancy à son égard, trop plein d’exaspération contre lui-même et contre son sort, — exaspération qui ne manquait jamais de se produire en lui, à la vue de cette jeune fille, — pour qu’il songeât beaucoup à Éclair ou à la conduite probable de Dunstan.

Le matin suivant tout le village fut mis en émoi par l’histoire du vol. Godfrey, comme tous les autres, passa son temps à en recueillir et discuter les nouvelles, et à visiter les Carrières. La pluie avait fait disparaître toute possibilité de distinguer des pas ; mais un examen minutieux de l’endroit avait fait découvrir, dans une direction opposée au village, une boîte à amadou à moitié enfoncée dans la boue, et contenant une pierre à feu et un briquet. Ce n’était pas la boîte à amadou de Silas ; car la seule qu’il eût jamais possédée, était encore sur une étagère, chez lui. L’opinion généralement acceptée fut que la boite trouvée dans le fossé avait quelque rapport avec le vol. Une petite minorité de gens secouait la tête, et donnait à entendre que ce n’était pas un vol sur lequel les boîtes à amadou pussent jeter beaucoup de lumière. Le conte de maître Marner paraissait singulier, et on avait connu des cas où un homme, après s’être lui-même causé quelque dommage, avait ensuite requis le juge d’en rechercher l’auteur. Mais quand on pressait ces gens de questions au sujet des motifs de leur opinion, et du gain que de semblables faux prétextes devaient procurer à maître Marner, ils se contentaient de secouer la tête comme auparavant, et faisaient observer qu’on n’était pas à même de savoir ce que quelques personnes considéraient comme leur gain ; de plus, tout le monde avait le droit d’avoir une opinion, motivée ou non, et le tisserand, comme personne ne l’ignorait, avait presque le cerveau fêlé. M. Macey, bien qu’il prît la défense de Marner contre tout soupçon de supercherie, tournait aussi en ridicule l’idée de la boîte à amadou. En vérité, il la répudiait comme une suggestion assez impie, tendant à insinuer que tout devait être l’œuvre de mains humaines, et qu’il n’y avait aucun pouvoir surnaturel capable de faire disparaître les guinées sans enlever les briques. Néanmoins, il se tourna contre M. Tookey avec assez de violence, lorsque ce suppléant zélé, voyant que cette interprétation de la chose seyait particulièrement à un chantre de paroisse, la poussa encore plus loin en se demandant si c’était bien convenable de faire une enquête sur un vol dont les circonstances étaient si mystérieuses.

« Comme si, dit en terminant M. Tookey, comme s’il n’existait rien autre chose que ce que les juges et les constables sont en état de découvrir.

— À présent, n’allez pas dépasser le but, Tookey, » reprit M. Macey, hochant la tête de côté en signe de remontrance. « Voilà comment vous procédez toujours : si je jette une pierre et que je touche la marque, vous pensez qu’il y a quelque chose de mieux à faire, et vous essayez d’en jeter une au delà de la mienne. Ce que j’ai dit était contre la boite à amadou ; je n’ai rien dit contre les juges et les constables ; car ils ont été nommés par le roi George, et il siérait mal à un fonctionnaire de paroisse d’éclater en invectives contre le souverain. »

Tandis que ces discussions, avaient lieu dans le groupe qui se trouvait devant l’auberge de l’Arc-en-Ciel, une délibération plus importante était tenue à l’intérieur sous la présidence de M. Crackenthorp, le pasteur, assisté du squire Cass et d’autres habitants aisés de la paroisse. L’idée venait d’entrer dans l’esprit de M. Snell, l’aubergiste, — qui était, comme il le fit observer, un homme habitué à coordonner les faits, — de rattacher à la boite à amadou, qu’en qualité de suppléant du constable il avait eu lui-même l’honorable distinction de trouver, certains souvenirs d’un colporteur. Celui-ci était entré dans son auberge pour boire quelque chose environ un mois auparavant, et avait positivement déclaré être porteur d’une boite à amadou qui lui servait à allumer sa pipe. Il y avait là certainement une piste à suivre. Et comme la mémoire, lorsqu’elle est dûment imprégnée de faits constatés, est quelquefois d’une fécondité surprenante, M. Snell recouvra graduellement la vive impression de l’effet que la physionomie et la conversation du colporteur avaient produit sur lui. Le regard de ce dernier était empreint d’une certaine expression qui avait frappé d’une façon désagréable l’organisme sensible de M. Snell. Assurément, rien de particulier n’était sorti de sa bouche, — non, rien, excepté cette parole au sujet de la boîte à amadou ; — mais ce n’est pas ce qu’un homme dit qui fait, c’est la manière dont il le dit. De plus, il avait un teint basané exotique qui annonçait peu d’honnêteté.

« Portait-il des boucles d’oreilles ? » demanda M. Crackenthorp, qui avait quelque connaissance des coutumes étrangères.

« Bon… attendez,… voyons, » répondit M. Snell, comme une somnambule docile qui voudrait réellement ne pas se tromper, si c’était possible. Après s’être distendu les coins de la bouche, et contracté les yeux, — on eût dit qu’il essayait de voir les boucles d’oreilles, — il parut renoncer à l’effort et dit :

« Eh bien, il avait dans sa boîte des boucles d’oreilles à vendre ; il est donc naturel de supposer qu’il pouvait les porter. Mais il a passé dans presque toutes les maisons du village : il y a peut-être quelque autre personne qui les lui a vues aux oreilles, bien que je ne puisse prendre sur moi d’affirmer la chose. »

M. Snell avait eu raison de supposer que quelqu’autre personne se souviendrait des boucles d’oreilles ; car, l’enquête se poursuivant dans la paroisse, on fit savoir, avec une énergie de plus en plus vive, que le pasteur avait demandé à être informé si le colporteur portait des boucles d’oreilles, et un courant d’opinion s’établit qu’il importait beaucoup que le fait fût élucidé. Naturellement, tous ceux qui entendirent la question, et qui ne s’étaient fait aucune image distincte du colporteur sans boudes d’oreilles, se le représentèrent immédiatement avec des boucles d’oreilles plus ou moins grandes, suivant le cas. L’image fut bientôt prise pour un souvenir vivant. En conséquence, l’épouse du vitrier — femme qui avait de bonnes intentions et n’était point adonnée au mensonge, et dont la maison était une des mieux tenues du village — se trouva prête à déclarer, qu’aussi sûrement qu’elle devait communier à la prochaine fête de Noël, elle avait vu de grosses boucles, ayant la forme du croissant de la nouvelle lune, aux deux oreilles du colporteur. En même temps, Jeanne Oates, la fille du savetier, — personne douée d’une imagination plus vive, — affirmait non seulement qu’elle les avait vues, mais qu’elle en avait frémi d’horreur, comme elle en frémissait encore au moment même où elle parlait.

En outre, en vue de jeter plus de lumière sur cette piste de la boîte à amadou, on recueillit dans les différentes maisons tous les articles achetés au colporteur, et on les porta à l’auberge de l’Arc-en-Ciel, pour y être exposés publiquement. En fait, le sentiment général dans le village fut, qu’afin de tirer au clair la question du vol, il fallait accomplir beaucoup de choses à l’Arc-en-Ciel. De plus aucun mari n’avait besoin de s’excuser auprès de son épouse, pour se rendre à cette auberge, tant que ce lieu serait la scène de devoirs publics rigoureux.

Quelque désappointement — peut-être aussi un peu d’indignation — se manifesta à la nouvelle que Silas Marner, interrogé par le squire et le pasteur, avait répondu qu’il n’avait conservé aucun souvenir du colporteur, sauf que celui-ci était venu à la chaumière, mais sans entrer. Il s’était immédiatement éloigné lorsque Silas, tenant la porte entr’ouverte, lui avait dit qu’il n’avait besoin de rien. Tel avait été le témoignage du tisserand. Cependant il se cramponnait fortement à l’idée que le colporteur était le coupable, probablement pour la seule raison que cela lui présentait l’image distincte d’un endroit où son or pouvait se trouver, après avoir été enlevé de la cachette ; — il lui semblait le voir maintenant dans la hotte du colporteur. Toutefois, les gens du village firent remarquer, avec une certaine irritation, que n’importe qui, excepté une créature aveugle comme Marner, aurait vu l’homme rôder par là. En effet, comment s’expliquer qu’il eût laissé sa boîte à amadou dans le fossé tout près de la chaumière, s’il n’avait pas traîné aux alentours ? Sans aucun doute, il avait fait ses observations en voyant Marner à sa porte. Tout le monde pouvait savoir — rien qu’à le regarder — que le tisserand était un avare à moitié fou. Il était étonnant que le colporteur ne l’eût pas assassiné. On avait découvert maintes et maintes fois que des gens de cette espèce, avec des boucles à leurs oreilles, étaient des assassins. Il n’y avait pas si longtemps qu’on en avait jugé un aux assises, pour qu’il n’existât point encore des personnes qui s’en souvinssent.

Godfrey Cass, il est vrai, étant entré à l’auberge de l’Arc-en-Ciel pendant une des répétitions fréquemment données par M. Snell de sa déposition, avait fait peu de cas du témoignage de l’aubergiste. Il avait déclaré avoir acheté lui-même un canif au colporteur, et il considérait celui-ci comme un gaillard qui ricanait assez gaiement. Suivant lui, tout ce qu’on disait du vilain regard de cet homme n’avait pas de bon sens. Mais, dans le village, ses paroles furent tenues pour le verbiage irréfléchi d’un jeune homme, — comme si c’était M. Snell seulement qui eût trouvé que la personne du colporteur offrait quelque chose de bizarre. Au contraire, il y avait au moins une demi-douzaine de témoins qui étaient prêts à se rendre devant le juge Malam, pour apporter des preuves beaucoup plus frappantes qu’aucune de celles que l’aubergiste pouvait fournir. Il était à désirer que M. Godfrey ne se rendît pas à Tarley, afin de jeter de l’eau froide sur ce que M. Snell avait dit devant le juge de ce village, et empêcher ainsi ce magistrat de rédiger un mandat d’arrêt. On le soupçonnait d’avoir cette intention quand, dans l’après-midi, on l’avait vu partir à cheval du côté de Tarley.

Mais à ce moment, l’intérêt que Godfrey prenait au vol s’était évanoui en présence de son anxiété croissante au sujet de Dunstan et d’Éclair. Il n’allait pas à Tarley, mais à Batherley ; car il se sentait incapable de rester plus longtemps dans cette incertitude à leur égard. La possibilité que Dunstan lui eût joué le vilain tour de s’en aller avec Éclair, pour revenir au bout d’un mois après en avoir perdu le prix au jeu, ou l’avoir dissipé d’une autre manière, était une crainte qui l’importunait même plus que la pensée d’un accident fâcheux. Maintenant que le bal de Mme Osgood était passé, il s’en voulait d’avoir confié son cheval à Dunstan. Au lieu d’essayer de calmer ses craintes, il les encourageait, avec cette idée superstitieuse et inhérente à chacun de nous, que plus on attend le mal résolûment, moins il est probable qu’il arrivera ; aussi, lorsqu’il entendit un cheval s’approcher au trot, et vit un chapeau s’élever au-dessus de la haie au delà d’un coude de la ruelle, il lui sembla que sa conjuration avait réussi. Cependant, l’animal ne fut pas plutôt en vue que son cœur se serra de nouveau, car ce n’était pas Éclair. Et quelques moments après il s’aperçut que le cavalier n’était pas Dunstan, mais Bryce, qui arrêta sa monture pour causer avec lui. La physionomie de celui-ci n’annonçait rien de bon.

« Eh bien, monsieur Godfrey, vous avez là un frère qui a de la chance, ce maître Dunsey, n’est-ce pas ?

— Que voulez-vous dire ? fit Godfrey vivement.

— Comment, n’est-il pas encore revenu à la maison ? reprit Bryce.

— À la maison ? Non. Qu’est-il arrivé ? Parlez vite. Qu’a-t-il fait de mon cheval ?

— Ah ! je pensais bien que c’était à vous, bien qu’il prétendît que vous le lui aviez cédé.

— L’a-t-il abattu et couronné ? dit Godfrey, rouge de colère.

— Pire que cela, dit Bryce. Voyez-vous, j’étais convenu avec lui d’acheter la bête moyennant cent vingt livres sterling, — somme folle, mais j’ai toujours aimé ce cheval. Et ne s’en va-t-il pas l’empaler, — s’élancer sur une haie où se trouvaient des pieux, au sommet d’un talus ayant un fossé sur le devant ! Il y avait longtemps que le cheval était mort lorsqu’on l’a découvert. Alors Dunsey n’est pas revenu à la maison depuis, n’est-ce pas ?

— À la maison ? Non, reprit Godfrey, et il ferait mieux de ne pas y revenir. Que le diable m’emporte, imbécile que je suis ! J’aurais dû savoir que les choses se termineraient ainsi.

— Eh bien, pour vous dire la vérité, continua Bryce, après la conclusion du marché il me vint positivement à l’idée que votre frère avait bien pu monter le cheval et le vendre à votre insu, car je n’ai pas cru qu’il fût à lui. Je savais que maître Dunsey faisait des siennes quelquefois. Mais où peut-il être allé ? On ne l’a plus revu à Batherley. Il ne doit pas s’être fait de mal, car il a bien été obligé de partir à pied.

— Du mal ? dit Godfrey, amèrement. Il ne se fera jamais de mal ; il est créé pour en faire aux autres.

— Vous lui avez donc réellement permis de vendre le cheval, dites ? reprit Bryce.

— Oui, je voulais m’en défaire ; il a toujours eu la bouche un peu trop dure pour moi, » répondit Godfrey, dont l’orgueil le faisait regimber à l’idée que Bryce devinait que la nécessité l’avait forcé à se séparer de sa monture. « J’allais voir ce qu’Éclair était devenu ; je pensais bien qu’il était arrivé quelque malheur. Je vais repartir maintenant, » ajouta-t-il, en tournant la tête de son cheval, avec le désir de pouvoir se débarrasser de Bryce, car il sentait que la grande crise de sa vie — crise si longtemps redoutée — était proche. « Vous venez à Raveloe, n’est-ce pas ?

— Mon Dieu, non, pas maintenant, dit Bryce Comme je devais me rendre à Flitton, je faisais ce détour avec l’idée qu’il ne serait pas mauvais d’entrer chez vous en passant, pour vous dire un peu tout ce que je savais moi-même au sujet du cheval. Je suppose que maître Dunsey n’a pas tenu à se montrer avant que la mauvaise nouvelle se fût un peu dissipée. Il est peut-être allé faire une visite à l’auberge des Trois-Couronnes, près de Whitbridge ; je sais qu’il aime la maison.

— C’est bien possible, » dit Godfrey assez distraitement. Puis, secouant sa préoccupation, il ajouta en s’efforçant de paraître indifférent ; « Nous entendrons parler de lui assez tôt, j’en réponds.

— Eh bien, voici mon chemin, » dit Bryce, sans être surpris de voir que Godfrey était assez abattu. « Alors je vais vous dire bonjour, et souhaiter d’être à même de vous apporter de meilleures nouvelles une autre fois. »

Godfrey chevaucha lentement. Il se représentait la scène où il devait tout avouer à son père, — scène qu’il sentait ne plus pouvoir éviter. Il lui fallait faire la révélation relativement à l’argent dès le lendemain matin même. En supposant qu’il cachât le reste, comme Dunstan ne manquerait pas de revenir bientôt, si celui-ci se trouvait obligé d’endurer la violence de la colère de son père, il raconterait toute l’histoire par dépit, dût-il n’avoir aucun profit à en retirer. Il existait peut-être encore un moyen de gagner le silence de Dunstan, et de retarder le mauvais jour : Godfrey pourrait dire à son père qu’il avait lui-même dépensé l’argent remis par Fowler entre ses mains. Comme il ne s’était jamais rendu coupable d’une semblable offense auparavant, l’affaire se dissiperait après un peu d’orage. Mais il était incapable de se résoudre à cela. Il sentait qu’en donnant l’argent à Dunstan, il avait déjà commis un abus de confiance à peine moins coupable que celui d’avoir dépensé l’argent lui-même et à son profit. Cependant, il y avait entre les deux actes une distinction qui lui montrait le second comme tellement le plus odieux, que l’idée de s’en accuser lui était insupportable.

« Je ne prétends pas être un bon sujet, se dit-il, cependant je ne suis pas un coquin ; du moins, je m’arrêterai court quelque part. Je préfère supporter les conséquences de ma propre conduite, et ne pas faire croire que je suis l’auteur de ce que je n’eusse jamais voulu commettre. Jamais je n’aurais eu l’intention de dépenser l’argent pour mon plaisir,… je n’ai cédé qu’à la torture. »

Pendant tout le reste du jour, Godfrey, à part quelques fluctuations accidentelles, demeura fermement résolu à tout avouer à son père, et il ajourna l’histoire de la perte d’Éclair jusqu’au lendemain matin, afin qu’elle servît d’introduction à un sujet plus important. Le vieux squire était accoutumé à voir Dunstan s’absenter fréquemment de la maison : aussi ne pensait-il pas qu’il valût la peine de faire une remarque touchant la disparition de son fils et celle du cheval, Godfrey se répéta maintes et maintes fois que, s’il laissait échapper cette occasion favorable qu’il avait de tout avouer, il ne s’en présenterait peut-être jamais une autre : la révélation pourrait même se produire d’une façon plus odieuse que par la méchanceté de Dunstan, si l’autre venait elle-même comme elle en avait menacé Godfrey. Alors, pour se préparer à la scène qui aurait lieu, il essaya de se la représenter ; il arrêta dans son esprit comment il passerait de la confession de la faiblesse qu’il avait eue de donner l’argent à Dunstan, au fait que celui-ci le tenait si fermement, qu’il avait dû renoncer à lui faire lâcher prise, — comment, en outre, il agirait sur son père pour que celui-ci s’attendit à quelque chose de très grave avant de lui révéler la chose même. Le vieux squire était un homme implacable : il prenait des résolutions pendant une colère violente, et on ne parvenait pas à les lui faire abandonner, même après que sa colère était passée. Telles sont les matières embrasées des volcans, qui se durcissent et forment le roc en se refroidissant. Comme beaucoup d’hommes inflexibles et violents, il laissait le mal s’accroitre à la faveur de sa propre négligence, jusqu’à ce qu’il en fût assailli avec une force qui l’exaspérait. Il se retournait alors avec une rigueur farouche, et sa dureté devenait inexorable. C’était là son système avec ses fermiers ; il les laissait arriérer leurs payements, négliger leurs clôtures, réduire leur matériel et leur bétail, vendre leur paille, et faire toute autre chose qu’il ne fallait pas faire ; puis, lorsqu’il était à court d’argent par suite de cette indulgence, il prenait contre eux les mesures les plus sévères, et devenait sourd à toutes les supplications. Godfrey savait tout cela, et il le ressentait d’autant plus vivement qu’il avait toujours éprouvé l’ennui d’être témoin des accès de colère soudains et impitoyables de son père, accès pour lesquels son irrésolution habituelle le privait de toute sympathie. Mais il ne critiquait pas l’indulgence coupable qui les précédait : cette indulgence lui semblait assez naturelle. Cependant, comme Godfrey le pensait, il y avait tout juste une chance pour que l’orgueil de son père considérât ce mariage sous un jour qui le persuaderait de le tenir secret, plutôt que de chasser son fils et de faire parler de la famille dans le pays, à dix milles à la ronde.

Tel était l’aspect sous lequel Godfrey réussit à envisager les choses d’assez près jusqu’à minuit. Il s’endormit ensuite, en pensant que c’en était fini de délibérer en lui-même. Mais lorsqu’il sortit de son sommeil dans l’obscurité paisible du matin, il trouva qu’il lui était impossible de réveiller ses pensées du soir précédent. On eût dit qu’elles étaient fatiguées outre mesure et ne pouvaient plus être ranimées pour un nouveau travail. Au lieu d’arguments en faveur d’un aveu, il n’était plus capable maintenant de se représenter autre chose que les fâcheuses conséquences qui en résulteraient. Alors revint l’ancienne crainte du déshonneur, — l’ancienne horreur de penser à élever une barrière infranchissable entre lui-même et Nancy, — son ancien penchant à compter sur les chances propres à lui être favorables et à lui épargner une dénonciation. Pourquoi, après tout, bannirait-il par ses actes personnels les espérances que donner le hasard ? Il s’était représenté l’affaire sous un faux jour, la veille. Il avait été furieux contre Dunstan, et il n’avait songé qu’à une rupture complète de leur entente mutuelle. Mais ce qu’il y aurait de plus sage à faire pour lui, ce serait d’essayer d’adoucir la colère de son père contre Dunsey, et de conserver autant que possible les choses dans leur ancien état. Si Dunstan ne revenait pas dans quelques jours, — et Godfrey supposait que le coquin avait assez d’argent dans sa poche pour se permettre de prolonger son absence plus longtemps encore, — tout pourrait se dissiper.