Silhouettes canadiennes/Jeanne Leber

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Imp. L’Action sociale Ltée (p. 143-159).


JEANNE LEBER




J eanne Le Ber, la recluse de Ville-Marie, a été chez nous l’adoratrice incomparable du Saint-Sacrement.

Pour vivre à côté du tabernacle, dans une pauvre et étroite cellule, elle sacrifia joyeusement tous les biens, tous les bonheurs de la terre. Dans sa solitude sacrée, invisible à tous, comme les anges, absorbée comme eux par la divine Beauté, cette jeune fille se consuma dans l’adoration, dans la réparation.

Et Jésus-Christ, qui l’avait choisie, qui l’avait appelée, ne semble pas vouloir qu’elle ait jamais devant les hommes d’autre gloire que la gloire de l’avoir aimé.

Nous n’avons plus même ses reliques.

Lorsqu’on ouvrit le cercueil de Jeanne Le Ber, en 1822, on trouva son corps très pur, réduit en une cendre blanche, et cette cendre s’envola comme une poussière de neige, ne laissant rien au fond du tombeau.



Elle était fille de Jacques Le Ber et de Jeanne Lemoine, sœur de Charles Lemoine, baron de Longueuil, dont les neuf fils furent des héros.

Jacques Le Ber était digne de cette famille de braves. Il ne craignait pas d’affronter les plus grands dangers. Dans les circonstances critiques, quand il fallait communiquer avec Québec, il fit bien des fois le périlleux voyage, soit en canot, soit sur les glaces, soit à travers les bois. Son intelligence, sa décision, son adresse étaient fort remarquables ; et les services qu’il rendit, lui valurent des lettres de noblesse. Généreusement dévoué à l’œuvre, de Ville-Marie et en outre d’une libéralité extraordinaire, Jacques Le Ber acquit pourtant, une fortune très considérable.

Il était l’un des hommes les plus respectés de la Nouvelle-France. Sa fille fut présentée au baptême par Maisonneuve et Mlle  Mance.


L’enfant était frêle ; il fallut de grands soins pour l’élever à Ville-Marie. C’est sur ce champ de gloire qu’elle prit ses premiers ébats avec ses frères et ses cousins, dont l’un devait être ce vaillant d’Iberville qui vivra à jamais, si audacieux, si grand dans notre histoire. Dès sa petite enfance elle exprima des pensées poétiques, fraîches et profondes. Sur Notre-Seigneur, qu’elle devait aimer d’un amour si intense, si généreux, elle faisait des questions qui étonnaient.


Jeanne avait douze ans quand son père la conduisit au pensionnat des Ursulines.

Québec n’était plus ce que Marie de l’Incarnation l’avait trouvé en 1639 : une grande forêt pleine de halliers, où l’on découvrait cinq ou six petites maisons, à l’ombre du drapeau français.

Le berceau de notre nationalité venait d’être honoré du nom de ville. Quatre églises élevaient dans les airs leurs gracieux clochers ; le château Saint-Louis avait remplacé le fort ; et aux alentours, sur le cap, l’œil charmé apercevait une centaine de belles maisons « pierrotées », ombragées d’arbres séculaires.

Le monastère, sorti des ruines de l’incendie de 1650, avait été fortifié, dans l’appréhension d’une invasion iroquoise. Y était-on mieux que dans le premier où, d’après la Mère de l’Incarnation, on voyait par le plancher reluire les étoiles durant la nuit ? C’est probable, et les redoutes, les meurtrières devaient avoir disparu quand la petite Jeanne entra aux Ursulines.



Jamais plus gracieuse fillette n’a franchi ce seuil béni. Et les religieuses, qui avaient été frappées de la beauté de l’enfant, le furent bien davantage de la préparation qu’elle apporta à sa première communion.

En ce jour solennel, que se passa-t-il dans l’âme de la petite Jeanne ? C’est le secret des cieux. Mais dès lors, la généreuse flamme, le feu vivant du sacrifice s’alluma dans son cœur ; et cette enfant, la plus belle, la plus charmante, la mieux douée qu’on pût voir, ne chercha plus qu’à s’effacer, qu’à disparaître, qu’à s’immoler ; elle n’eut plus de goût que pour le silence et la prière, et il était facile d’entrevoir que les joies de cette vie lui inspiraient un mépris étrange.



Sainte Thérèse, à l’âge de quatorze ans, perdit sa ferveur. Son goût pour la lecture des romans et pour l’un de ses cousins la rendit un peu vaine et coquette.

Mais rien de tel n’arriva à Jeanne Le Ber à sa sortie des Ursulines,

La douce vie de famille n’amollit point la vigueur de ses résolutions. Ses belliqueux cousins, à qui les expéditions périlleuses, les exploits demi-fabuleux semblaient choses toutes naturelles, n’émurent pas son imagination de quinze ans, avec leurs rêves de jeunesse et de gloire.

Profondément soumise à ses parents, Jeanne ne refusait point de se parer, mais sous ses élégants vêtements, elle portait toujours un rude cilice ; jamais elle ne parut dans aucune réunion.

Elle y aurait pourtant attiré tous les regards, tous les hommages, car sa grâce égalait sa beauté. D’une politesse exquise, d’un esprit très vif, très pénétrant, elle causait avec charme, et quand la conversation l’intéressait, avec beaucoup d’animation et de feu. Mais d’ordinaire elle se taisait, toute recueillie en un rêve secret.



Monsieur et Madame Le Ber respectaient les goûts de retraite de leur fille. Ils voulaient pourtant la marier, et la pressèrent fort d’accepter un illustre parti qui se présenta.

Jeanne refusa fermement. Elle n’avait aucun attrait pour la vie religieuse, mais elle aspirait au détachement, à l’isolement, à la vie humble, obscure, profondément cachée. Sans cesse elle creusait ce mystère d’amour : l’Eucharistie. Pour contempler l’hostie, voile mystérieux du Dieu anéanti, elle voulait fermer les yeux à tout le reste.

Et qui le croirait ? À son père, à sa mère, si justement fiers d’elle et qui l’adoraient, elle réussit — elle, fille unique — à faire accepter ses extraordinaires désirs de pénitence et de réclusion.



Qu’avait-elle fait de ce besoin de mouvement, de ces torrents de vie, de ces brûlantes aspirations au bonheur qui travaillent la jeunesse ? Aucune douleur n’avait encore obscurci son printemps. Au contraire, tout lui souriait et l’avenir s’étendait lointain, infini.

Mais il y a des âmes souverainement nobles qui vont droit à Dieu, au milieu des enchantements du bonheur. Disons-le, à l’honneur de la nature humaine.



Dans la maison de son père, située rue Saint-Paul, Jeanne choisit une chambre qui donnait sur l’église de l’Hôtel-Dieu — alors église paroissiale — et elle n’en sortit plus que pour aller à la messe, accompagnée de sa femme de chambre.

À Ville-Marie, si grande que fût la piété, cette résolution causa une stupéfaction indicible. Mademoiselle Le Ber avait alors dix-sept ans. Elle était la plus riche fille du Canada, et il ne tenait qu’à elle, d’en être la plus recherchée, la plus admirée.

Pourquoi s’enfermait-elle entre quatre murs ? Pourquoi ensevelissait-elle la fleur de sa jeunesse ? Pourquoi se dérobait-elle à la tendresse même de ses parents ?

Ah ! c’est que dans les desseins du ciel, sur cette terre du Canada, elle devait être la chaste et austère victime d’expiation, la prière ardente, incessante, le pur encens qui brûle devant Dieu.

Qu’on ne parle pas des devoirs de famille, de l’emploi de la vie. Jésus-Christ voulait à ses pieds cette jeune fille.

Il voulait pour lui seul les délicatesses, les tendresses, les flammes de son cœur.

Il voulait qu’elle vécût dans le détachement, dans l’oubli de toutes les créatures, dans la plus complète immolation d’elle-même.

Et pourquoi plaindre cette privilégiée que le Christ voulait si étroitement s’unir ?


« Aimer, a dit une âme profonde et tendre, n’est-ce pas sur terre ce qu’il y a de plus doux ? Je vous demande s’il n’est pas facile de concevoir qu’aimer l’amour même doit être la perfection de cette douceur. Et aimer Jésus-Christ n’est pas autre chose, pourvu que nous sachions l’aimer absolument, comme on aime sur la terre. »



Jeanne aimait Notre-Seigneur de cet amour personnel. Pour elle, il n’était pas un être abstrait, lointain ; elle n’avait pas comme nous — tièdes croyants — en sa présence dans l’hostie, une foi vague, froide, irréelle. Sa foi perçait les voiles, et, devant cet anéantissement du Dieu de gloire, devant cet amour infini du Tout-Puissant pour nous — êtres de misères — son âme défaillait. Tout ce que Jésus-Christ souffre au Saint-Sacrement, de l’indifférence, de l’ingratitude des hommes, elle le ressentait profondément, et ses larmes coulaient brûlantes à la pensée du Christ-amour outragé, délaissé, oublié, solitaire.

Pour lui adoucir l’ennui, la tristesse de ces heures si longues, où il n’a pas un adorateur, elle se levait chaque nuit, et à genoux dans sa chambre, lui prodiguait les paroles de tendresse et de flamme.

Le rêve de cette jeune fille, c’était de vivre à côté du tabernacle, jour et nuit prosternée aux pieds du Maître adoré. Et ce rêve allait se réaliser.



Contre toute attente, mais à l’admiration de Ville-Marie et du pays tout entier, Marguerite Bourgeoys venait de rebâtir la maison de la Congrégation réduite en cendres quelques années auparavant.

Mlle  Le Ber, qui vénérait la sainte fondatrice, lui offrit de faire construire une chapelle contiguë à la maison, pourvu que derrière l’autel, on lui ménageât une petite cellule où elle pût vivre et mourir.

Jamais encore les Sœurs n’avaient eu le bonheur de posséder le Saint-Sacrement.

La proposition fut donc accueillie avec une joie extrême par la Sœur Bourgeoys. Les autorités religieuses l’agréèrent également.

Le temps avait prouvé que Jeanne obéissait à un attrait divin, que sa résolution de ne vivre que pour l’Eucharistie était irrévocable.



Quand tout fut préparé pour sa réclusion Perpétuelle, absolue, le clergé vint solennellement chercher Mlle  Le Ber à sa maison ; précédée de la croix et du clergé, elle en sortit au chant des psaumes, comme les morts.

Elle était pauvrement vêtue d’une robe de laine grise ; un grossier voile blanc cachait sa belle chevelure.

Suivie de son père, qui ne pouvait retenir ses pleurs, elle traversa pour la dernière fois la rue Saint-Paul… La foule était grande, et il y avait des larmes dans tous les yeux. Jamais on n’avait vu un pareil exemple du mépris des biens de la terre, une si forte et si touchante preuve de foi en la présence réelle.

M. Le Ber avait bien des fois exposé sa vie dans les hasards de la guerre, il avait donné mille preuves de courage ; mais, arrivé à l’église, apercevant le tombeau où sa fille allait s’ensevelir toute vive, il défaillit comme une faible femme.

M. Dollier, vicaire général, bénit la petite chambre, fit à Mlle  Le Ber une courte exhortation qu’elle écouta à genoux, et la conduisit ensuite à sa cellule où elle s’enferma elle-même pendant qu’on chantait les litanies de la Vierge.

C’était un vendredi, sur les cinq heures du soir, le 5 août 1695.



« Le 6 août, dit M. Dollier, dans l’acte de réclusion de Mlle  Le Ber, je bénis la chapelle ; et incontinent après, on célébra la grand’messe ; ce qu’on accompagna de toute la symphonie dont le Canada pouvait être capable. Il y eut grand monde, entre autres personnes, M. Le Ber. Le jour précédent, il avait bien amené sa très chère et unique fille à la Congrégation ; mais par excès de tendresse, n’ayant pu assister à la cérémonie de rentrée, il vint à celle du lendemain pour témoigner que malgré les excès de son amour paternel, c’était de bon cœur qu’il consacrait à Dieu, pour sa gloire et pour le bien de ce pays, cette très chère consolation du reste de ses jours, s’immolant avec sa très chère fille pour le même sujet. En sorte que Dieu a deux victimes recluses dans ce lieu ; car s’il a le corps et l’esprit de la fille, on ne peut pas douter qu’il n’ait aussi le cœur de ce très bon père. »



Jeanne Le Ber vécut vingt ans entre les quatre murs de sa cellule. Et, qui dira les ardeurs de sa prière, les rigueurs de sa pénitence ? Elle voulait réparer, elle voulait expier, elle voulait ressembler à son Jésus pauvre et souffrant.

Une cloison légère séparait seule son lit du Saint-Sacrement, mais elle se levait, toutes les nuits, et, même par les plus grands froids, se rendait à la chapelle où elle restait longtemps en adoration.

Jamais elle ne sortait. Dans la saison chaude elle ne s’approchait même pas de sa fenêtre, pour respirer l’air frais. On lui passait ses sobres repas par une ouverture pratiquée à la porte, et dans le sanctuaire de la chapelle, du côté de l’épître, il y avait une grille par où elle pouvait se confesser et communier.

Personne n’entrait dans sa cellule, sauf son père, deux fois l’an. Elle gardait un perpétuel silence, et ne voulait rien voir, pas même le ciel.

Dans cette profonde solitude de l’esprit et du cœur, Jeanne eut à supporter durant de longues années, tout ce que les épreuves intérieures ont de plus accablant, de plus amer.

L’aridité, la sécheresse, la désolation avaient, remplacé les transports de l’amour. Jésus-Christ, qui l’avait attirée si suavement, si puissamment, semblait la repousser à jamais. Il la laissait comme glacée et sans vie à ses pieds.

C’est qu’il voulait la détacher de tout, être aimé pour lui-même. Jeanne le comprenait ; elle bénissait ses rigueurs, ses apparentes duretés, et ne cherchait pas même de consolation auprès de son directeur.



Le temps que Jeanne Le Ber ne donnait pas à la prière, elle l’employait à travailler pour les pauvres et pour les autels. Merveilleux étaient son goût, son habileté. Les fleurs qui s’épanouissaient sous ses doigts agiles, avaient plus de grâce, plus de beauté que les fleurs naturelles ; et l’on disait que les anges, avec qui elle vivait en grande familiarité, l’aidaient dans son travail.

M. Faillon raconte que deux Anglais de passage au Canada se mirent en tête de la voir. Ils firent beaucoup d’instances auprès de Mgr  de Saint-Vallier ; et dans l’espoir que la visite ne leur serait pas inutile, le prélat consentit à les conduire chez la recluse.

Elle avait conservé la propriété de sa fortune, mais n’en vivait pas moins dans le dénûment le plus âpre, et grande fut la surprise des deux Anglais en pénétrant dans sa cellule. Jeanne n’avait pas perdu dans la solitude le charme de ses manières : elle fit un gracieux accueil aux curieux dont l’un était ministre luthérien.

Ils l’entretinrent longuement ; ils ne se lassaient point de la considérer, d’examiner son grossier mobilier, son étroit réduit. Au moment de partir, le ministre, qui se heurtait à l’inexplicable, lui demanda pourquoi elle s’était condamnée à cette vie affreuse, elle qui aurait pu jouir de tous les bonheurs, de toutes les délices de la terre.

À cette question faite avec une intention sincère, elle sourit et répondit : « Il y a ici un aimant qui m’a attirée, qui me retient, invinciblement. »

L’autre la pressant de s’expliquer, elle ouvrit la petite fenêtre par laquelle elle recevait la communion, se prosterna et dit, tendant les bras vers l’autel :

« Voilà l’aimant, qui me retient. C’est Notre-Seigneur Jésus-Christ réellement et véritablement présent, dans l’Eucharistie. Pour avoir le bonheur de vivre toujours auprès de Lui, j’ai sacrifié les aises, les jouissances de la vie. J’ai renoncé à tout. »

Et emportée par l’amour, elle se mit à leur parler de ce mystère, mais avec des paroles si pénétrantes, si enflammées que les deux étrangers en furent profondément émus.

Ils ne se lassaient point de parler de leur visite. Après leur retour en Angleterre, le souvenir de la séraphique Canadienne leur revint souvent. Ses paroles avaient fait au cœur du ministre une impression vive, brûlante, ineffaçable, et l’on dit qu’il mourut catholique.



« Je crois que ceux qui prient font plus que ceux qui combattent » n’a pas craint d’écrire Donoso Cortès.

Jeanne appartenait à une famille de héros, mais elle a sans doute mieux mérité du Canada que Sainte-Hélène, Châteauguay, Maricourt, Bienville, Longueuil et d’Iberville lui-même.

Héroïque victime d’expiation pour sa patrie, si jeune, si frêle, si menacée, elle priait entre les quatre murs de sa cellule. Les événements de 1711 ajoutèrent beaucoup à la confiance que tout le pays avait en son intercession. Et pourquoi ne pas rappeler ces faits que nos ancêtres jugèrent si prodigieux.



On sait qu’après la prise de Port-Royal, le général Nicholson se rendit à Londres afin de décider l’Angleterre à s’emparer du Canada.

Les ministres accueillirent favorablement cette demande qui flattait leurs secrets désirs. À la suggestion de Nicholson, on décida que l’attaque se ferait par mer et par terre — par le Saint-Laurent et par la voie du lac Champlain et du Richelieu — comme l’attaque tentée par Phipps vingt ans auparavant.

Les ministres promirent une puissante flotte et des troupes aguerries, mais ils exigèrent que les milices de la Nouvelle-Angleterre se tinssent prêtes à s’y joindre. Ravi de son succès, Nicholson s’embarqua en toute hâte afin d’accélérer les préparatifs. Quand la magnifique flotte anglaise, commandée par l’amiral Walker, arriva dans le port de Boston (le 25 juin 1711), grande fut la joie des Puritains[1]. En moins d’un mois, ils mirent sur pied deux armées parfaitement équipées et approvisionnées, et Nicholson se trouva avoir 15,000 hommes sous ses ordres. C’était presque le chiffre de la population du Canada — femmes et enfants compris.

Le gouverneur, M. de Vaudreuil, était au courant de ces formidables préparatifs et connaissait le plan de l’ennemi.

La flotte, composée de quatre-vingt-huit vaisseaux, devait attaquer Québec pendant qu’une partie de l’armée de Nicholson, investirait Montréal. La ville, entourée d’une simple palissade, ne pouvait résister à l’artillerie. Québec, menacé de famine, manquait de munitions.


La situation était absolument désespérée. Nos vaillants ancêtres se préparèrent pourtant à se défendre ; et de tous côtés on implora ardemment le secours de la Vierge Marie. Il y eut des jeûnes au pain et à l’eau, de solennelles processions de pénitence, des prières publiques extraordinaires admirablement suivies.

Les dames de Montréal s’obligèrent à bâtir une chapelle en l’honneur de Notre-Dame de la Victoire, et firent aussi vœu de ne porter ni rubans, ni dentelles pendant un an.


Cependant la flotte anglaise était entrée dans le golfe et on savait qu’à travers les bois, l’armée de Nicholson s’avançait vers Montréal.

L’angoisse y était à son comble, mais une parole de l’angélique recluse ranima la confiance.

La sœur, qui lui portait sa nourriture, lui ayant dit : « Si les Anglais ont bon vent, ils seront bientôt à Québec, et c’en est fait de nous tous », Jeanne Le Ber resta quelque temps silencieuse, puis elle répondit avec assurance : « Ma sœur, la très Sainte Vierge aura soin de ce pays. Elle est la gardienne de Ville-Marie. Nous ne devons rien craindre. »


Cette parole, qui vola de bouche en bouche, calma un peu la mortelle inquiétude. Le baron de Longueuil, commandant des forces à Ville-Marie et cousin de Jeanne Le Ber, lui envoya son drapeau, la priant d’y mettre une image de la Vierge avec une prière de sa composition. Elle ne put s’y refuser et autour de l’image écrivit :

« Nos ennemis mettent toute leur confiance dans leurs armes ; mais nous mettons la nôtre au nom de la Reine des Anges que nous invoquons. Elle est terrible comme une armée rangée en bataille. Sous sa protection, nous espérons vaincre nos ennemis. »

Le drapeau solennellement bénit fut remis à Longueuil dans l’église Notre-Dame, en présence de tout le peuple.

Le vaillant baron ne voulait pas laisser les Anglais arriver à Ville-Marie sans tâcher de leur dresser quelque embuscade. Avec une poignée de braves, et portant lui-même son drapeau, il se rendit proche de Chambly où ils devaient passer.

Mais il n’y était pas depuis longtemps quand il apprit, à son grand étonnement, que l’armée de Nicholson avait rebroussé chemin, en brûlant sur sa route ses forts et ses magasins.

Une retraite si étrange ranima merveilleusement l’espérance. La Sainte Vierge avait sauvé Ville-Marie. Personne n’en doutait, et les troupes et les milices descendirent gaiement au secours de Québec. Mais on attendit vainement la redoutable flotte[2].


Une tempête épouvantable accompagnée d’éclairs et de tonnerre l’avait assaillie aux Sept Îles le 22 août[3].

Huit vaisseaux furent mis en pièces sur les rochers de l’Île aux Oeufs. La foudre tomba sur un autre navire et avec tant de violence que sa quille fut lancée bien avant sur la grève.

Épouvanté de ce désastre et craignant de perdre toute sa flotte, l’amiral Walker renonça à la conquête du Canada et, malgré l’avis du commandant des troupes, retourna piteusement en Angleterre.



Quand cette nouvelle arriva à Québec, l’émotion et l’enthousiasme furent indescriptibles. Le cantique de Moïse, après le grand miracle du passage de la Mer Rouge, fut chanté dans toutes les églises.

Les moins religieux reconnaissaient que la main de Dieu avait agi. Tout retentissait des louanges de la Reine du ciel, et à la messe solennelle d’action de grâces, le 25 octobre 1711, quand le prédicateur[4], l’abbé de La Colombière, proclama la Sainte Vierge libératrice de la Nouvelle-France, l’assistance toute entière applaudit avec transports. Jamais on n’a vu chez nous un auditoire aussi frémissant, aussi ivre de joie, que celui qui se pressait ce jour-là dans la cathédrale de Québec.

M. de Vaudreuil, gouverneur du Canada, en écrivant au ministre, fit remarquer combien visible avait été la protection céleste sur le pays. « Tous ces peuples, dit-il, quoique les mieux intentionnés pour se défendre, conviennent que Dieu leur a fait de grandes grâces, en détruisant la flotte anglaise sans qu’il en ait coûté une seule goutte de sang à cette colonie. »



Ces événements augmentèrent la vénération, déjà si grande, que Jeanne Le Ber inspirait. À travers les murs de sa cellule l’imagination populaire l’apercevait veillant et priant pour la patrie. Elle vécut encore trois ans. Une obscurité impénétrable couvre sa vie intérieure si profonde, si intense. Mais nous savons que la charité l’avait dépouillée de sa fortune. Elle voulut ne s’en rien réserver, et, trois semaines avant sa mort, avec les restes de son patrimoine, elle fonda, à perpétuité, chez les Sœurs de la Congrégation, sept pensions pour des orphelines, à choisir parmi les plus pauvres.

C’est au pied de l’autel, par une nuit de l’automne 1714, que le mal, qui l’emporta, la saisit. Sa maladie fut courte, et l’annonce de la mort l’inonda de délices. Sur son lit de douleurs, elle semblait déjà infiniment heureuse. À la vue du Saint Viatique, transportée d’une joie céleste, elle ramassa toutes ses forces pour l’acte d’amour suprême, éternel, et après avoir communié, fit tirer les rideaux de son lit. Seule avec Jésus-Christ elle avait voulu vivre ; seule avec Lui elle voulut mourir.

« Aussitôt après sa mort, dit l’abbé Faillon, les Sœurs de la Congrégation la revêtirent de son habit de recluse et l’exposèrent, la face découverte, dans leur église, où elle avait choisi sa sépulture. Toute la ville accourut, attirée par une sainte curiosité de contempler une concitoyenne si célèbre, et que le plus grand nombre n’avaient jamais vue, bien qu’elle eût constamment vécu au milieu d’eux. »


Elle était si belle, si douce à voir qu’on ne se lassait pas de la regarder. On l’invoquait, on lui donnait les marques de respect les plus vives, les plus touchantes.

Les obsèques de l’adoratrice furent grandioses : M. de Belmont, supérieur de Saint-Sulpice, prononça une éloquente oraison funèbre. « Âme de grâce, dit-il en terminant, que j’invoque en mon cœur, que rien ne m’empêche d’appeler sainte, que la défense de l’Église, priez pour vos concitoyens. »

Il écrivit, quelques années après, la vie de Jeanne Le Ber et ne craignit pas d’attribuer le salut du pays à cette femme enchantée d’une passion divine.



  1. Parmi les troupes envoyées, il y avait sept régiments des vétérans de Malborough.
  2. C’était la nouvelle de ce qui lui était arrivé qui avait décidé Nicholson à rebrousser chemin avec son armée.
  3. D’après le calendrier grégorien, c’était le 2 septembre, mais nos historiens donnent la date d’après le calendrier julien.
  4. L’abbé de la Colombière, après la levée du siège de Québec par Phipps, avait aussi prêché le sermon de circonstance, le 6 novembre 1690. Ce sermon conservé à l’Hôtel-Dîeu de Québec, a été publié par M. Ernest Myrand dans son intéressante brochure : M. de la Colombière.