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Silhouettes canadiennes/Nos premières éducatrices

La bibliothèque libre.
Imp. L’Action sociale Ltée (p. 191-196).


NOS PREMIÈRES ÉDUCATRICES




J u Canada, les religieuses enseignantes ont précédé les défricheurs.

Champlain venait de mourir et le frêle berceau de la Nouvelle-France était encore tout environné de forêts, quand les Ursulines arrivèrent à Québec avec une jeune et noble dame d’Alençon. Sur les bords affreusement sauvages du Saint-Laurent, ces femmes admirables venaient allumer un foyer de lumière chrétienne. Elles espéraient attirer les cruels indigènes à l’Évangile ; par la force de la charité elles comptaient les donner à l’Église, à la civilisation, et ce n’est pas seulement l’héroïsme de la foi et de l’abnégation qui consacre leur mémoire, c’est aussi la gloire du courage. Les Français qui étaient comme perdus au milieu de la barbarie, accueillirent les religieuses avec une joie et un enthousiasme indescriptibles. Elles débarquèrent au son des canons, des tambours et des fifres, et tombant à genoux, baisèrent la terre de leur sauvage patrie d’adoption. Aucune habitation n’avait pu être préparée d’avance. On logea les Ursulines dans un chétif petit magasin, et avec les enfants qu’il y avait alors à Québec, on leur amena les néophites huronnes. Les religieuses se mirent immédiatement à l’étude des dialectes du pays ; et tant que les naturels n’eurent pas déserté les centres de civilisation, elles se dévouèrent aux petites sauvagesses comme aux petites françaises.

Le jour de l’arrivée des Ursulines, le gouverneur, M. de Montmagny, leur « avait départi et distribué six arpents de terre ou environ, en nature de bois, en la ville de Québec. » Au printemps de 1641, les défrichements étaient assez avancés pour qu’on se mit à bâtir, et au mois de novembre 1642, les Ursulines entrèrent dans leur monastère. « Il y restait à faire plus qu’il n’y avait de fait, » et elles pensèrent mourir de froid. Cependant ni les souffrances, ni l’insécurité où il fallait vivre, ne purent ébranler leur constance. Ce qu’elles avaient osé entreprendre, elles surent l’accomplir. Alors que la pauvreté était si grande dans la colonie, elles virent deux fois le feu consumer tout ce qu’elles possédaient. Mais les pires désastres semblaient accroître leur ardeur. Au lendemain des incendies, sans asile, sans pain, presque sans vêtements, elles reprenaient leur œuvre d’éducatrices ; et si l’éducation est la communication de l’intime, que n’ont-elles pas déposé au fond des cœurs de foi robuste, de saine vigueur, d’héroïque vaillance.

Ces religieuses qui nous apparaissaient tout illuminées de surnaturel, avaient plus à cœur que personne l’affermissement de la colonie. Lorsque les continuels périls s’aggravaient, que tout semblait perdu : « Mon Dieu », s’écriait une de ces saintes femmes qui s’offraient sans cesse en victime pour le pays, « effacez mon nom du livre de vie, plutôt que de permettre la destruction de la Nouvelle-France. » « Il n’y a que Dieu qui empêche les sauvages de voir comme nous sommes peu nombreux et comme il leur serait facile de nous anéantir », écrivait l’illustre et vénérable Marie de l’Incarnation.

En 1660, quand les cinq tribus iroquoises s’unirent pour en finir avec les Français, la même religieuse écrivait après cinq mortelles semaines d’alarmes et d’angoisses : « Je n’ai pas vu qu’aucune de nous eut été hors de sa tranquillité. »

Ces sublimes femmes ne purent faire aux féroces indigènes tout le bien qu’elles avaient rêvé, mais elles firent un immense bien à la colonie et, plus que les gouverneurs et les intendants, contribuèrent à la façonner. « C’est à l’endroit des filles françaises que nous sommes le plus utiles », écrivait Marie de l’Incarnation ; « il n’y en a pas une qui ne passe par nos mains. » Pour assurer à ces enfants le bienfait d’une bonne éducation, on ne reculait devant aucune difficulté, et de l’Acadie, du Détroit, de la Louisianne, ces hardis explorateurs qui ont couvert de gloire le nom français, envoyaient leurs filles aux Ursulines. Qu’il nous soit permis d’ajouter que tous les étrangers, qui visitèrent le pays à cette époque, font des Canadiennes le plus complet éloge. Énergiques dans les périls, dures à la peine et au travail, ne répugnant en général à aucun ouvrage, elles n’en étaient pas moins, disent-ils, de vraies dames françaises pour l’éducation et les manières. Très hospitalières, elles excellaient à voiler leur pauvreté sous un air d’aisance. C’est du Canada que Charlevoix écrivait en 1720 : « Nulle part ailleurs, on ne parle plus purement notre langue. On ne remarque surtout aucun accent. » Sur ce point, les témoignages abondent. D’après Charlevoix, on trouvait à Québec, en 1720, un petit monde choisi où rien ne manquait de ce qui peut rendre une société agréable. « L’esprit enjoué, les manières douces et polies sont communes à tous, » dit-il, « et la rusticité, soit dans les façons, soit dans le langage, n’est pas même connue dans les campagnes reculées. » Si l’on ajoute que cette population si remarquable pour son urbanité, l’était encore plus par sa foi religieuse, son patriotisme, sa moralité, son courage il faut bien convenir que jamais femmes n’ont mieux compris, mieux rempli leur rôle que les femmes de la Nouvelle-France. Car, comme l’a écrit le regretté M. Rameau, — le premier Français qui se soit sérieusement occupé de nous, — à l’époque de la conquête, il y avait sur les bords du Saint-Laurent « un peuple d’élite auquel rien n’a manqué que la fortune et le concours de la mère-patrie. »

Le général Murray, qui avait vu les Canadiens sur les champs de bataille, leur témoigna toujours un grand respect. Accusé de les favoriser, il répondit : « Je me glorifie d’avoir fait tout en mon pouvoir pour gagner à mon royal maître l’affection de ce brave et généreux peuple. » C’est dans l’église des Ursulines que Montcalm fut inhumé après la bataille des Plaines. « Notre église, dont le toit et le plancher avaient été en plusieurs endroits traversés par des boulets, se trouvait cependant la seule en état d’abriter un peu convenablement les restes du héros, » dit l’Histoire des Ursulines. « Ce fut le soir même du 14, vers les neuf heures, que se fit la cérémonie funèbre ; les ténèbres et le silence planaient tristement sur les ruines de la cité, pendant que défilaient du château Saint-Louis aux Ursulines, le lugubre cortège, composé du clergé, des officiers civils et militaires auxquels se joignirent, chemin faisant, les hommes, les femmes et les enfants qui erraient çà et là au milieu des décombres. Les cloches restèrent muettes, le canon ne résonna point et les clairons furent sans adieu pour le plus vaillant des soldats. Mais quelle scène à l’intérieur de la chapelle ! Les sanglots comprimés jusque-là éclatèrent. » Il semblait, qu’avec la dépouille du grand vaincu on ensevelissait tout l’avenir et la vie même de la patrie.

Après la prise de Québec, les blessés anglais encombrèrent longtemps le monastère. Le généreux soin que les religieuses en prirent leur valut l’estime et la bienveillance du général Murray. Il mit les Ursulines à la solde du roi d’Angleterre et tous les jours fit servir à chacune une ration. La misère était partout à son comble. Un grand nombre de familles furent plusieurs mois sans voir du pain, et pour ajouter à tous les maux de la guerre, la banqueroute du gouvernement français fit perdre aux Canadiens quarante millions de francs. Pour ces abandonnés qui avaient tout sacrifié à la défense du pays, ce fut la ruine dans toute son horreur, et, désespérant de l’avenir, beaucoup de familles s’embarquèrent pour la France. « Il semblait au peuple canadien », dit l’Histoire des Ursulines, « qu’il était ce navire détaché de ses ancres, battu par la tempête, dont les pièces disjointes s’en vont bientôt une à une à la dérive. »

Cependant, à peine déchargées des blessés, les religieuses ouvrirent leurs classes. Françaises de sentiment et de pensées, elles surent s’élever au-dessus des amertumes du présent et des inquiétudes de l’avenir. Dans les événements, elles voyaient l’action de la Providence, et tout en versant de nobles larmes, elles mirent admirablement en pratique cette maxime de leur grande Marie de l’Incarnation : « Quand on s’est donné à Dieu, il faut le suivre où il veut et se perdre dans sa sainte volonté. » La dignité et la sagesse de leur conduite leur concilièrent tout d’abord les autorités nouvelles. On leur laissa la plus entière liberté de continuer leur œuvre. Mais la lutte contre la pauvreté fut rude et longue, et une gêne plus amère s’ajouta bientôt à toutes les autres. La politique britannique prohibait sévèrement l’importation des livres français. Il en résulta une disette qui fut pour les Ursulines, comme pour tous les corps enseignants, un sujet d’inquiétude et de tristesse[1]. Les livres anglais ne manquaient pas, mais on fut quelque temps sans savoir s’en servir, et avec la religion on voulait conserver la langue des aïeux.

Il y a presque deux siècles que le pensionnat sauvage s’est fermé, mais le pensionnat français va toujours grandissant. En 1830, pour s’accommoder aux besoins de la société, les Ursulines mirent sur le même pied l’enseignement de l’anglais et du français. Depuis, de tous les points du Canada et des États-Unis, on afflue vers le vieux monastère, l’institution scolaire la plus ancienne de tout le continent, il y a longtemps que la race britannique est largement représentée dans le personnel de la communauté, mais les Ursulines n’en restent pas moins gardiennes incorruptibles des traditions nationales.

  1. « Les grammaires françaises étaient tellement rares, qu’il n’y en avait qu’une pour l’externat : elle était placée sur un pupitre au milieu de la chambre ; la page ouverte était retenue par un cadre de bois ; chaque élève allait à tour de rôle apprendre la leçon du jour, et la maîtresse seule avait la permission de tourner les feuilles du livre respecté », Histoire des Ursulines des Trois-Rivières.